par Hosni Kitouni
En Algérie, la mission coloniale se fixait pour but de créer une nouvelle nation «civilisée», mais elle a passé sous silence l’entreprise de destruction que cela supposait. La spoliation légalisée des terres mise en place par l’administration coloniale a entraîné une dispersion de la population autochtone et la destruction de la structure sociale tribale.
«[…] le véritable but de l’entreprise africaine, celui qui seul promet une récompense à nos efforts, de la gloire à notre pays, c’est de peupler le nord de l’Afrique, de le féconder par le travail européen, d’ouvrir à la nation française, aux autres peuples civilisés, surtout à ceux de langue romane, comme l’Italie et l’Espagne, un champ nouveau d’activité, et peut-être un moyen de régénération !
La France a donc pour mission de présider à la formation d’une nouvelle nation civilisée, chrétienne, en regard de ses rivages […].
Quant aux moyens qui doivent conduire à ce résultat, ils se résument en deux principaux, malgré leur infinie diversité : et ces deux moyens sont la guerre et la colonisation».
Ces lignes d’Eugène Buret tirées de son exposé «De la double conquête de l’Algérie par la guerre et la colonisation» (1842, réed. Collection XIX, 2016) résument le projet colonial engagé par la France en Algérie dès 1830. Si le sieur Buret décrit fort bien ce que la colonisation doit construire, il s’abstient néanmoins d’évoquer ce qu’elle doit détruire pour parvenir à son but. Cet angle mort de sa pensée marque largement l’historiographie de la colonisation.
L’entreprise décrite par Eugène Buret, nous la désignons aujourd’hui par le concept de «colonisation de peuplement» (settler colonialism), terme emprunté aux travaux des chercheurs australiens Patrick Woolf et Lorenzo Veracini, qui ont fourni aux historiens un puissant instrument pour l’analyse de situations coloniales caractérisées par l’arrivée en masse de colons exogènes, et le transfert des terres des mains des populations autochtones aux immigrants. Ce qui se passe dès 1830 s’inscrit bien plus dans la perspective de ce qui s’est passé en Amérique du Nord et en Australie que dans celle des colonisations extractives de la fin du XIXe siècle. Il faut insister sur ce point, car cela permet de mieux comprendre l’origine et la fonction du peuplement colonial et son rôle dans la formation de la société qui, au-delà de la décolonisation, continue de travailler nos imaginaires, nos comportements et notre être social.
Spoliations et dépossessions
L’arrivée des colons et la spoliation des terres sont des phénomènes interdépendants. Par le séquestre, le cantonnement, les lois foncières, l’administration coloniale réussit entre 1830 et 1930 à s’emparer de plus de 14 millions d’hectares, soit 66% des terres utiles de l’Algérie. Un million six cent mille hectares sont concédés aux migrants européens, généralement à titre gracieux. Ils forment les 975 centres de colonisation créés ou agrandis entre 1840 et 1937. Ce processus de spoliation violente s’accompagne de l’accroissement du peuplement colonial, dont le nombre passe de 7000 en 1836 à 881 000 en 1931.
L’histoire de cette dépossession, avec l’agriculture européenne, ses performances, en un mot ce que la colonisation a construit en Algérie, a fait l’objet d’une prolifique littérature, qui d’ailleurs continue à être alimentée par des études, des récits, des films, etc. Ce que nous connaissons moins, c’est ce qui a été détruit et ce que sont devenues les victimes de cette destruction.
En travaillant sur l’histoire de la Kabylie orientale, nous avons mis au jour, au service des archives de la wilaya de Constantine, des documents rescapés du transfert des archives coloniales en France. Ils concernent les tribus de la région de Djidjelli (aujourd’hui Jijel, dans le nord-est du pays). Accusées d’avoir activement participé à l’insurrection de 1871, celles-ci ont été «punies» par une confiscation collective de leurs terres, comme 306 autres collectivités dans le reste de l’Algérie. C’est cette documentation, complétée par des archives conservées aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) d’Aix-en-Provence, que nous avons exploitée pour exposer le cas de trois tribus de Djidjelli emportées par la tempête des spoliations.
Le monde d’avant la débâcle
En avril 1872, le gouverneur général Louis Henri de Gueydon, en visite à Djidjelli, ordonne d’entamer les travaux de création de deux centres de peuplement, Duquesne et Strasbourg, destinés à accueillir en urgence des Alsaciens-Lorrains et des immigrés français. Le territoire des Ouled Belafou, Bni Amrane et Cheddia est retenu pour ce projet. Les trois tribus doivent donc immédiatement quitter leurs terres. Mais qui sont ces expulsés ?
Une enquête de 1868 présente la tribu des Ouled Belafou comme la plus prospère de la région. Sa population de 1588 individus occupe 384 maisons formant plusieurs hameaux ou kharrouba. La terre est possédée à titre privé, mais elle reste souvent indivise entre les membres d’une même famille ou de plusieurs familles alliées. 1770 hectares sont réservés aux cultures, 201 autres aux parcours. On y trouve cinq cimetières, quatre mosquées, une forêt de 43 hectares à usage collectif, etc. Tirant avantage d’un pays de montagnes, les cultures s’adaptent judicieusement à la variété du paysage et au climat.
La tribu d’Ouled Belafou possède en outre 86 chevaux, 231 juments, 75 poulains, 27 mulets, 2 479 bœufs, 1442 moutons, 877 chèvres et 71 ruches. C’est un patrimoine considérable si on le rapporte au nombre d’habitants. Ils élèvent une race de petits chevaux très estimés (aujourd’hui disparue), et sont renommés pour leur travail du cuir.
Leurs voisins, les Bni Amrane, tribu de 2337 individus, possèdent 3000 hectares de terres en propriété et habitent 464 gourbis formant 28 hameaux. Leur patrimoine est constitué de 244 chevaux ou juments, 73 mulets, 2739 bœufs, 2430 moutons, 2222 chèvres et 36 ruches. Manifestation de leur profond et ancien enracinement au sol, ils possèdent 18 cimetières, dont 11 jouxtent des massala (lieux de prière).
Les Cheddia occupent quant à eux un territoire utile de 2419 ha, possèdent 3982 oliviers, 900 arbres fruitiers et 230 maisons.
Dans ce monde plutôt austère, voire ascétique, l’olivier est l’alpha et l’oméga de la vie. Si l’homme se consacre à son entretien, la femme recueille son fruit, en tire l’huile, essentielle à la vie. Qui n’a pas d’olivier n’a pas de place dans la djemaa (assemblée du village). Les trois tribus en possèdent 11 506 plants, soit plus de deux oliviers par habitant. Issues de la grande confédération des Kutuma, localisée dans ce pays depuis la haute antiquité, les trois tribus représentent un chainon essentiel de la culture et de l’histoire de la Kabylie orientale.
L’espoir du retour
En vertu du séquestre apposé à leur terre, les trois tribus sont sommées de quitter les lieux. Dès septembre 1872, le chef du cercle de Djidjelli commence à réunir les 1300 mulets pour transporter les déplacés. Il sera nécessaire de faire plusieurs voyages à travers un pays rude, forestier, montagneux pour atteindre le Ferdjioua (90 kilomètres au sud de Djidjelli) où les déplacés ont reçu des terres de compensation.
Malgré les ordres formels, les gens espèrent toujours rester sur leurs terres : «Ils se disent trop pauvres pour aller cultiver dans un pays où ils auront tout à créer, même les abris. Toutes les raisons données pour les décider à partir n’ont pu vaincre leur résistance», admet le colonel chef du cercle de Djdijelli, s’adressant à ses supérieurs de la subdivision de Constantine. «Ils cèderont évidemment devant la force», sans aller bien sûr jusqu’à «l’incendie des gourbis et la destruction des villages» qu’il faut impérativement préserver au profit des colons.
Plus la date du départ approche, plus la fièvre s’empare des habitants. Les familles vendent leurs bestiaux, leur blé, leurs volailles, tentent de placer leurs meubles chez les voisins des autres tribus. C’est que tous croient dur comme fer qu’ils vont bientôt revenir. Alors, on cherche à préserver l’essentiel, on entoure le jardin de haies de ronces, on bouche les issues. D’autres au contraire tentent de tout couper, tout brûler, ne rien laisser debout derrière eux. Pour échapper à la réquisition, des familles se réfugient dans la forêt, s’enferment dans leurs maisons et refusent d’en sortir. Le colonel avoue employer «des manières de rigueur» pour remettre de l’ordre.
En septembre, début de la saison des pluies, dans une ambiance dramatique et en présence d’un déploiement considérable de forces armées, l’évacuation commence. Elle s’achèvera quatre mois plus tard.
«Aujourd’hui l’évacuation est aussi complète que possible», annoncera triomphal le colonel, «mais sur ce territoire aujourd’hui désert, sauf le petit centre de Duquesne, il est nécessaire d’avoir une surveillance constante et journalière. Les patrouilles amènent chaque jour des arrestations, il s’agit de délits spéciaux, tels retour pour s’occuper des récoltes abandonnées, destruction d’immeubles par les anciens propriétaires, etc».. Faisant le bilan des évacuations, il constate «qu’outre les 800 hectares compris dans le périmètre de Strasbourg et Duquesne, l’évacuation avait porté sur 1200 hectares qui ne sont point compris dans les terrains à affecter immédiatement à la colonisation». De plus, «il y a 1 500 gourbis vacants qu’il importe de conserver, conformément aux vœux que vous m’avez donnés». Les colons peuvent les occuper, la moitié d’entre eux «sont immédiatement habitables».
Zouaves ou caïd, pas d’exception
Dans le désordre général, les évacuations ont également touché des indigènes exemptés du séquestre. Voici ce qu’écrit à ce propos écrit le colonel Loverey :
«La commission d’enquête avait reconnu en principe que les indigènes restés fidèles à notre cause ne seraient point atteints par le séquestre […]. Néanmoins, conformément aux ordres reçus, j’ai dû leur faire suivre le mouvement de leur tribu […]».
C’est le cas du zouave Salah Ben Ali Ben Kaafous qui a défendu Paris en 1870. Fait prisonnier par les Prussiens, il est amputé d’une jambe à la suite d’une blessure lors de la bataille de Frœschwiller-Woerth (le 6 août 1870 en Alsace). Libéré après sept mois de captivité, il rentre dans sa tribu et se retrouve, avec sa famille, parmi les évacués pour Ferdjioua. En outre, il doit payer à la djemaa 65 francs par an, sa quote-part du tribut de guerre. Il y a aussi le cas de Ben Si Khalfa, qui écrit au préfet de Constantine pour se plaindre de l’injustice dont il est l’objet :
«Tous les habitants qui se sont révoltés, le gouvernement leur a enlevé leurs terres… Et moi, monsieur le préfet, je ne me suis pas révolté et qui ai combattu contre ma patrie, le gouvernement m’a enlevé ma terre».
Même le caïd Salah Ben Sedira, fidèle allié des Français, perd une partie de ses terres à Cheddia. Au total, plus de 300 indigènes se retrouvent, pour des raisons diverses, logés à la même enseigne.
Des paysans sans terre
Les déplacés dans la région de Mila reçoivent en compensation un territoire de 5890 ha d’où d’autres tribus ont été chassées, et que l’administrateur du Ferdjioua décrit en ces termes :
«Les portions qui ont servi de compensation ont une configuration accidentée et mouvementée. À de rares exceptions, la déclivité des pentes est telle que la charrue arabe seule peut y fonctionner. On y compte un certain nombre de sources, mais elles sont éloignées les unes des autres et aucune d’elle n’offrirait un débit suffisant pour alimenter un centre européen».
Pour l’administrateur, «sauf sur quelques parties peu étendues, les terres sont de qualité médiocre».
Plus grave encore, les terrains ne sont pas lotis. Les évacués cherchent des solutions individuelles. Un mouvement de dispersion s’engage. Il y a, note le chef militaire, «une tendance des indigènes qu’on venait d’installer au Ferdjioua à abandonner leurs nouvelles propriétés pour retourner au cercle de Djidjelli». Ce mouvement est total pour les Ouled Belafou et le douar Bni Amrane : «Presque tous les intéressés ont obstinément refusé de souscrire tout engagement, malgré les démarches pressantes faites auprès d’eux par les autorités locales. Ils n’ont du reste jamais occupé effectivement les terrains qui leur étaient accordés dans le Ferdjioua». À la fin de 1879, seules sept familles des Ouled Belafou et quatorze des Bni Amrane sont demeurées sur place. Mille quarante-quatre familles se sont dispersées à travers la Kabylie orientale ou ailleurs, sans laisser de traces. De nombreuses familles sont revenues sur leurs anciens territoires où elles ont pu difficilement se placer chez les nouveaux colons, ou sur les terres des autres tribus. Devenus des paysans sans terre, sans bétail, sans abris, n’ayant que la force de leurs bras à vendre, ils vont alimenter la masse des candidats à toutes les servitudes.
Un futur foyer de résistance
Le centre Duquesne accueille ses premiers colons en 1873. Il occupe 2500 hectares répartis en 70 concessions agricoles, et des lots de ferme, concédés à 34 Alsaciens-Lorrains, deux métropolitains et 30 locaux. Sa population atteint 180 habitants en 1881, et passe à 184 en 1902. Seulement 766 hectares sont cultivés, le reste des terres est loué à des paysans sans terre. L’enquête sur les résultats de la colonisation officielle menée par le haut fonctionnaire Henri de Peyerimhoff explique l’échec de Duquesne par l’inaptitude des Alsaciens-Lorrains à tirer parti des terres : «la proximité de Djidjelli était une tentation d’abandonner à la première crise. L’abus du crédit a fait le reste».
Le sort de Strasbourg n’est pas meilleur : sur les 3555 hectares attribués à 80 colons, seuls 410 hectares sont cultivés en 1902. Le même rapport indique que le centre est en dépérissement jusqu’en 1900. «Les causes de son insuccès sont dues en grande partie à la qualité assez médiocre des terres et à la petite superficie de chaque attribution».
En 1902, il n’y a plus que 325 Européens dans ces centres devenus des communes de plein droit. Les Algériens sont revenus en masse pour occuper le territoire de la commune, ils sont passés de 0 à 4 535 habitants, soit presque le niveau de peuplement de 1871. Locataires chez les colons ou occupants tolérés, ils constituent une source d’impôt arabe (sur les cultures et le bétail, exclusivement payés par les Algériens), indispensables pour le budget des communes. Mais dans sa recomposition, la population n’est plus qu’un rassemblement des «débris» des anciennes tribus que les hasards des aventures individuelles et familiales ont fait se rencontrer sur un territoire recomposé. Il est facile d’imaginer le désastre culturel et sociologique accompagnant cette métamorphose.
En s’attaquant de manière brutale et inconsidérée aux zones montagneuses (Dahra et les trois Kabylies), région densément peuplée et où l’agriculture s’est adaptée par un travail long et laborieux à un milieu écologique très particulier, la colonisation a détruit des équilibres démographiques et sociaux fragiles, et du même coup ruiné un écosystème vital pour le tiers de la population algérienne. Est-ce un hasard si le nationalisme libérateur a trouvé dans ces zones le foyer inextinguible de sa résistance ?
Soixante ans après l’indépendance, et 151 ans après le séquestre des tribus de Djidjelli, les terres continuent d’être l’objet de très nombreux litiges et de revendications de la part des descendants des familles spoliées qui veulent se réapproprier un espace plus symbolique qu’économique. Mais comment le faire après les chamboulements qu’a connus le pays, et l’absence de toute trace écrite du changement de propriété ? Comment le faire en outre quand on a perdu jusqu’au nom patronymique de ses ancêtres par suite de l’application de la loi sur l’état civil (23 mars 1882) qui a démembré les anciennes grandes familles en de multiples branches, auxquelles ont été accolés d’autorité des patronymes inventés de toutes pièces par les recenseurs ?
En dépit de tout cela, un désir obscur et tenace semble animer ces nostalgiques d’un monde perdu, celui du temps où les magnifiques chevaux des Ouled Belafou tenaient encore leur légendaire réputation.
source : Assawra via Vive la Révolution
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