Benoît Poelvoorde
On commence tout doucement (vraiment tout doucement), avec Benoît Poelvoorde. Poelvoorde. Cet acteur surdoué débordant d’une puissance comique jouissive, toute en excès et fulgurances improvisées, qui, comme trop souvent, grisé par le succès et l’impératif de survie économique en France occupée (par qui ? mais qui ?!), s’est laissé aller aux films faciles, tout en noyant son calvaire filmographique (et ses tendances dépressives) dans des piscines d’alcool.
Dans sa filmo, pas mal de comédies lourdingues, surexploitant une caricature de lui-même, comme dans Le Boulet ou Astérix aux Jeux olympiques. Deux nanards multimillionnaires en budget, tous deux produits par Thomas – fils de – Langmann, qui, s’il a été bénéficiaire des réseaux de papa (Claude Berri), n’a en revanche hérité ni de la culture ni du flair paternel. Berri, d’ailleurs réalisateur du film Le Cinéma de papa sorti en 71… Ça ne s’invente pas !
Pour Poelvoorde, dans un autre registre, quelques rôles dans des somnifères intimistes bien-pensants. Comme l’oubliable Trois cœurs, avec deux autres rentières successorales, Charlotte Gainsbourg et Chiara Mastrioianni, et maman Deneuve en bonus, pour bien affirmer l’empreinte dynastique d’un milieu consanguin. Films dits sérieux, révélateurs du syndrome du clown triste, voulant absolument tâter du drame lacrymogène, en éternel mimétisme d’un Coluche enfin reconnu par les critiques infatués de conformisme, qui élevaient au pinacle sa prestation schnouffée jusqu ’à l’os dans Tchao Pantin, ce film de Claude Berri (la généalogie Langmann, encore elle), d’ambiance Taxi Driver du 18ème arrondissement, macadam mouillé luisant sous des néons, avec, pour attraction principale, les beaux petits seins d’Agnès Soral.
Ou encore la franche collaboration au communautarisme victimaire, avec le Ils sont partout d’Yvan Attal (re-avec Charlotte Gainsbourg, histoire d’en remettre une couche sur l’endogamie du cinéma français), ce film dont le « partout » du titre ne s’appliquait pas au spectateurs qui, eux, étaient nulle part, laissant les salles totalement vides. Désaffection du public sans doute ressentie par Yvan comme le symptôme d’une cinéphilie antisémite.
Son talent, Benoît l’a principalement montré au commencement de sa carrière, dans les années 90.
En 1996, il co-écrit un spectacle, Modèle déposé. Un seul-en-scène de café-théâtre dans lequel il interprète un scientifique un peu marginal, dont la santé nerveuse est prise en tenaille entre une épouse frivole et une absence de reconnaissance de ses talents d’inventeur. Faisant du public un acteur à part entière de la pièce, Benoît, par sa maîtrise de la scène, incorpore les spectateurs aux confessions de son personnage à la fois pathétique et attachant, porteur d’une vision assez pessimiste et néanmoins lucide sur son époque.
Parmi ces moments de lucidité, une tirade en particulier, consacrée à la profession de journaliste, retient l’attention :
« Les journalistes, ils adorent ça, la futilité. Voilà bien des gens qui dédaignent l’essentiel, au profit du superflu (…) À présent, les journalistes ne sont plus que d’infâmes cafards se gavant de l’anecdotique crapuleux. Les journalistes sont les acariens du monde moderne. Ils se nourrissent de nos peaux mortes. Ils ne découvrent plus, ils observent platement comme une vache un train, et ils beuglent leurs inepties, nous éclaboussant de toute leur paresse intellectuelle ! »
Quatre ans plus tôt, en 92, Benoît avait déjà cloué au pilori la gent journalistique avec le film C’est arrivé près de chez vous (dont il était aussi co-auteur, en plus d’interpréter le personnage principal). Avec cette histoire d’une équipe de tournage suivant le quotidien d’un tueur en série, Benoît et sa petite bande s’attaquaient au journalisme putassier (pléonasme) toujours prêt à faire le buzz pour pérenniser le lucratif biberonnage promis par les annonceurs, et, surtout, détourner les gens des vraies questions en leur versant des tombereaux de futilité en pleine gueule.
L’esprit de tapin du journalisme que résume bien la formule d’Alain Soral : « Un journaliste, c’est soit une pute, soit un chômeur ».
C’est arrivé près de chez vous, film qui braquait bien le projecteur sur le goût des médias pour les faits divers. Qu’il soit question d’homicides, ou, préférentiellement, de fémicides (l’homme, bourreau en puissance, idée que l’air du temps souhaite instiller dans les consciences) comme avec les affaires Daval, Jubillar, et plus récemment Esquivillon. Ou du fond des chiottes des peoples avec une bonne affaire mêlant cul glauque et excès addictifs, avec Palmade (dont on n’a d’ailleurs plus entendu parler à partir du moment où la potentialité pédophilique a été brièvement évoquée).
Le vrai sujet ici, au-delà du lubrifiant Poelvoorde qui sert à l’introduire, ce sont les journalistes. Plus largement, les autoproclamés passeurs d’information, soi-disant diseurs du réels, ceux qui se réclament du cahier des charges dédié au devoir d’exactitude et à l’examen critique, sans jamais cocher une seule case des conditions nécessaires pour le remplir. Ce qui, outre la fonction journalistique pure, inclut également les fact-checkers et anti-conspis professionnels (Rudy Reichstadt, Tristan Mendès France et Thomas Huchon au garde à vous !). Ainsi que tous les intellectuels – ou prétendus comme tels – et prescripteurs de pensée du champ médiatique et culturel.
Annecy
Des crimes domestiques (aussi terrifiantes soient ces histoires) et des touchers de fond (et de fions) mondains aux dégâts collatéraux dévastateurs (Pierrot, tes shoots ont coûté cher), on passe à du sérieux. On passe à du gênant, à du périlleux, à du qui fait suer à grosses gouttes, pour la caste médiatique. Par exemple, l’événement d’Annecy, début juin. [1]
Cette affaire d’Annecy rappelle plusieurs choses.
D’abord, qu’il ne faut pas foncer tête baissée dans l’analyse et la réaction à cette histoire, comme l’ont fait trois zozos identitaristes [2], de manière stérile (au regard de la soif de vérité et de son illusoire prétention) et en même temps profitable (au Pouvoir, qui se sert des dingueries des pieds nickelés droitards gonflés à Papacito et Baptiste – Bench&Cigars – Marchais pour affermir ses prérogatives de flicage et de répression).
Ensuite, que les médias et clercs stipendiés sont prêts à mettre le paquet pour orienter la lampe torche sur n’importe quel recoin d’un fait divers (sauf quand ça commence à sentir ce que dénonçait Pasolini dans Salò ou les 120 Journées de Sodome, à savoir l’abject piétinement de l’innocence par les élites, et on revient là à l’extinction de l’affaire Palmade, et plus globalement, sur un autre contexte, aux propos du livre de Jacques Thomet [3]). Mais ils sont bien plus timides quand il s’agit de creuser sérieusement des événements comme celui d’Annecy.
Enfin, qu’il est impossible d’explorer certaines pistes lorsque de tels événements se produisent, sauf via les réseaux sociaux (quand ils ne sont pas censurés), à travers des publications et commentaires assez rapidement inventoriés sous dénominations dépréciatives (complotisme, conspirationnisme) par la meute médiatique.
La langue de bois de la meute à langue de pute présente de multiples vertus. Elle dédouane le Système de toute responsabilité. Que cette responsabilité soit passive (par aveuglement volontaire) ou active (par implication concrète).
L’information superficielle ou la non-information satisfont à la fois une masse en besoin de ne pas savoir (pour son confort psychologique personnel) ainsi qu’une certaine frange du peuple en colère, qui se rassasie des narratifs faciles caressant ses obsessions dans le sens du poil.
Les porte-voix médiatiques (et, plus largement, les canaux sémantiques façonneurs des consciences, principalement issus des milieux académiques et artistiques) s’échinent à limiter leurs discours à l’écume des choses, dès que des événements de nature analogue à l’affaire d’Annecy sont mis sur le tapis.
Nommons ce concept systématiquement passé sous silence dans les médias : la politique profonde. Le seul journaliste a s’être timidement aventuré à évoquer cette notion, c’est Marc Endeweld, notamment, il y a quelques années, dans un article pour le Monde Diplomatique [4], ou encore lors d’une émission sur France Culture [5].
Attention, par le mot journaliste, il faut entendre toléré par le Système, donc forcément penser pute, d’autant plus que les journalistes dits indépendants et d’opposition ont une fonction objective parfois bien plus vicieuse qu’il n’y paraît, que leurs discours supposément critiques permettent de masquer. Fonction de soupape de sûreté pour le Système, dans l’esprit du principe d’opposition contrôlée, tel que le décrivent Xavier Poussard (à travers les papiers et podcasts de Faits & Documents [6]) et Pierre de Brague dans ses conférences [7]. Fonction salvatrice pour le Pouvoir, qui rappelle le constat jadis posé par Guy Debord, sur les dangers d’une « critique spectaculaire du Spectacle ».
Presqu’aussi escroc intellectuel que Zemmour (lui, pour le coup, clairement identifié comme opposition contrôlée à travers l’axe Hanouna-Bolloré-Bercoff- Goldnadel) qui, en gros, définissait la notion d’État profond comme les errements de hauts fonctionnaires soucieux de défendre leur toute petite boutique, Endeweld ne va guère plus loin, s’assurant de ne pas franchir la ligne rouge. La ligne rouge, c’est évidemment ce qui est sanctionné de l’épithète infamant : conspirationniste. Aussi, Endeweld prend bien soin de baliser ses exposés de prudences lexicales, comme lorsqu’il prétend, sur France Culture, préférer parler de « réseaux transversaux » plutôt que d’État profond. Petite pirouette terminologique, pour désamorcer toute ambiguïté crypto-complotiste. Sa prudence ne baisse pas sa garde, quand il dessine ensuite les principaux contours du concept qu’il est censé dénoncer et porter à la connaissance du grand public :
« Ce sont des réseaux de l’infrastructure politique française, de droite comme de gauche, qui font de l’influence ou qui ont des intérêts puissants sur les contrats d’armement, sur les relations État à État, ou même des intérêts en France, ou dans les services de renseignement. »
Revenons à Annecy.
Sur cette affaire, pourquoi parler de politique profonde, sans preuve solide pour s’avancer sur ce terrain-là ?
En fait, il ne s’agit pas tant de savoir si l’événement d’Annecy relève d’autre chose que de la version répétée partout, à savoir un fou de Jésus peut-être détruit psychologiquement par les méchantes politiques d’immigration qui l’ont empêché d’obtenir l’asile (psychiatrique ?) après avoir quand même obtenu un statut de réfugié en Suède. Il est vrai que Jésus a pu induire ce monsieur en erreur, dans son pétage de plombs. Le Christ était en effet ambigu sur son rapport à la violence, et dans ses propos rapportés par Matthieu, 10:34-36, Jésus ne lançait-il pas « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » ? Rapport à la violence très bien documenté grâce aux Inconnus qui consacrèrent à cette facette de sa personnalité un petit documentaire intitulé Jésus II, le retour.
Plus sérieusement, peu importe qu’Annecy soit une manipulation ou pas. Comme pour chacune de ces affaires de crimes de masse qui traumatisent les gens, on ne connaîtra jamais vraiment le fin mot de l’histoire.
Ce qui doit nous alerter, avec Annecy comme dans chaque événement de ce genre, c’est cette tentation inscrite dans l’ADN du Système d’introduire et entretenir l’idée lancinante d’une menace permanente. Le danger à chaque coin de rue. Le danger de croiser sur son chemin un siphonné à couteau ou à kalachnikov, qui va nous buter, nous et notre famille. Le danger de choper un virus mortel (surtout si l’on ne porte pas son masque, que l’on n’a pas ses 300 rappels vaccinaux et que l’on a oublié de s’avaler un verre de gel hydroalcoolique en apéro). Le danger de se prendre un missile russe sur la gueule. Le danger que le ciel nous tombe sur la tête, c’est le GIEC qui le dit ! Le danger est partout, tout le temps. Et cette idée de menace perpétuelle, elle porte un nom : la stratégie de la tension.
De cela, les journalistes et autres prescripteurs de pensée, n’en parleront jamais.
Dans les années 60 et 70, des personnalités en vue, pas du tout terrées dans la confidentialité d’espaces d’expression marginaux, et au contraire relayées par les grands journaux ou dans les salles de cinéma, n’avaient pas peur de parler de politique profonde.
La France n’était pas la plus fertile à faire éclore les voies discordantes. Sans doute parce que dans ces années-là, les Trentes Glorieuses ont porté notre pays au firmament de la douceur de vivre (même s’il ne faut quand même pas oublier la crise algérienne jusqu’en 62), ce qui pouvait modérer les ardeurs critiques. Peut-être aussi à cause de la mainmise des vedettes du paysage culturel d’alors, qui annonçait déjà (avec le vide sidéral sartrien, la logorrhée de Derrida, la branlette de la Nouvelle Vague) l’inévitable indigence intellectuelle que nous connaissons aujourd’hui.
Les États-Unis s’en sortaient un peu mieux, quoique, sur le plan du médium cinématographique, la libre parole était tiraillée entre, d’un côté, l’impératif pour certains de décrire une réalité de plus en plus inquiétante (surtout après l’assassinat de JFK puis de son frère Bob, dont Laurent Guyénot a dégagé les lignes fortes et développé la piste causale la plus crédible [8]), et, de l’autre, la fausse permissivité d’Hollywood, qui choisissait et choisit toujours l’objet de ses entreprises subversives selon les espérances politiques, civilisationnelles, et, même, eschatologiques, d’une certaine frange d’une communauté (mais qui ? quiii ?) dirigeant majoritairement les studios.
Parfois, quand même, la parole mainstream U.S. a su délivrer quelques messages intéressants, autant sur la réalité de la politique souterraine que sur celle du monde journalistique.
Quand Sydney Pollack adapte pour les salles obscures Les Six Jours du Condor, un roman de James Grady dont le nombre de jours du titre passe de six à trois dans sa version sur grand écran, le cinéma américain offre au grand public une première incursion – comme une initiation en douceur – dans la thématique de la politique profonde.
Rétrospectivement, ce film a quelque chose de prophétique, à travers son choix de situer une partie de son action à l’intérieur de l’une des tours jumelles du World Trade Center. Comme si l’épicentre de la politique profonde se localisait précisément à cet endroit chargé d’une symbolique kabbalistique. Comme pour annoncer que ce complexe immobilier serait le théâtre du plus gros coup d’éclat du pouvoir profond, après la mise à mort des frères Kennedy.
Le film ne va pas très loin dans son portrait du pouvoir profond. Hollywood oblige, il se contente d’accuser la CIA. Avec malgré tout une nuance, qui sauve le propos et évite la catégorisation dans la colonne critique en toc du Système : ce n’est pas la totalité de la faune de Langley, siège de l’agence, qui tire les ficelles, mais une faction trouble, infiltrée en son sein. Si le film s’arrête là (n’allant pas plus loin que des histoires liées au pétrole), il a au moins le mérite, en quelques scènes bien écrites, d’exposer plus au jour la réalité de ce concept des abysses politiques, que Zemmour ou Endeweld, par leur charabia sur les « hauts fonctionnaires » et les « réseaux transversaux », noient d’approximations trompeuses comme on noie un pastis de flotte jusqu’à lui donner vaguement une teinte de jus de litchi.
Le film résume une partie du concept par la mise en démonstration d’une minorité agissante.
Autre aspect intéressant des Trois jours du Condor : son point de départ, à savoir la mécanique scénaristique qui amorce la traque lancée contre le personnage principal joué par Robert Redford, et qui, par extension, démarre la machine à suspense.
À quoi peut bien faire penser la trame suivante ? La voici succintement exposée :
Des gens, professionnellement liés au monde de l’écrit, du genre gauchistes binoclards, sont réunis sur leur lieu de travail. En fin de matinée, un peu avant midi, un escadron de la mort pénètre dans leur local, refroidissant tout le monde à la sulfateuse.
À la lecture de ce récit macabre, on n’aurait pas tort de penser immédiatement à l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo en 2015, dont le déroulé des événements lui correspond point par point. Mais c’est aussi le récit précis des vingt premières minutes des Trois jours du Condor, sorti en salles quarante ans plus tôt… La morale de l’histoire consisterait-elle à prétendre que Sydney Pollack serait le cerveau des frères Kouachi ? Non, pas plus que Jésus et son « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » n’ont influencé le maboul d’Annecy, Pollack (qui, au passage, jouait un milliardaire amateur de partouzes d’ambiance satanique, dans le Eyes Wide Shut de Kubrick) n’a soufflé aux oreilles du duo incriminé. Cependant, dans ce film, difficile de faire abstraction de ce collectif d’analystes spécialistes en veille documentaire au profit de la CIA, passant leurs journées à lire toutes sortes de publications et accentuant leur côté rat de bibliothèque en prenant pour couverture un cercle de recherche en littérature, et qui, soudainement, se font dézinguer par des barbouzes…eux-mêmes mandatés par une minorité agissante noyautant cette même CIA. Difficile, aussi, de ne pas y voir une forme de pédagogie par le biais fictionnel, énonciatrice des méthodes du pouvoir profond, et sur laquelle il conviendrait de méditer un peu.
Qui est capable de (faire) refroidir des bibliophages aspirateurs de données, bossant pour un service de renseignement (donc, en principe, des gens censément ancrés dans le Système) ? Qui peut réserver un sort identique aux caricaturistes d’un hebdo satirique devenu néoconservateur après la captation d’héritage de Philippe Val sur Choron (ce qui de nouveau nous ramène à des gens en principe captifs du Système) ? Qui est prêt à liquider ses propres ouailles pour consolider ses positions et renforcer son travail de sape contre les intérêts de la majorité ?
Dans Les trois jours du Condor, le meilleur est pour la fin. Attention, les lignes qui vont suivre spoilent à mort et ruinent salement le plaisir innocent du spectateur en appétit de se laisser surprendre. Aussi, il est indiqué de sauter ce passage, à quiconque voudrait sauvegarder sa virginité d’esprit face au film.
Dans la dernière séquence, donc, le personnage joué par Redford (qui grâce à une habile trouvaille scénaristique, est le seul survivant du massacre de sa section de ronds-de-cuir lecteurs de bouquins) en arrive au bilan de ses trois jours de fuite (le pouvoir profond a tout tenté pour le descendre) et d’enquête (pour comprendre pourquoi des mecs de la CIA dessoudent d’autres mecs de la CIA). Il a réussi à réunir des preuves de l’existence d’une entité parallèle, souterraine, au sein de l’agence pour laquelle il bosse. Ces preuves, il veut les divulguer au public, et il annonce à son supérieur hiérarchique qu’il a envoyé tout un dossier au New York Times. Ce à quoi son chef lui répond qu’après avoir voulu jouer au lanceur d’alerte, il risque de finir bien seul, ajoutant, l’air goguenard et assez sûr de lui-même : « Êtes vous sûr qu’ils la publieront, votre petite histoire ? ». Question à fonction rhétorique (car son boss sait pertinemment que le journal dit de référence à destination du lectorat bobo américain ne publiera jamais ses révélations), qui provoque une expression de doute inquiet sur le visage de Redford.
Tout est résumé dans cet échange de mots et de regards : les journalistes ne diront rien, comme ils ne disent jamais rien sur le pouvoir profond, qui, dans leur petite tête de conformistes bourgeois, ne peuvent jamais imaginer l’existence d’un tel concept sans passer par la disqualifiante case théorie du complot.
En 1975 sort Les trois jours du Condor. En 2012 sort Argo, film réalisé par Ben Affleck. L’examen des trente-sept années écoulées entre les deux films permet de mesurer le degré d’effondrement de potentiel critique dans nos démocraties libérales. Quand le film de Pollack propose une introduction (certes très en surface) au concept de politique profonde, le film d’Affleck, lui aussi axé sur la CIA, n’est qu’un grossier exercice de propagande (à double fonction : un panégyrique de la CIA, et une campagne contre l’Iran).
Tandis que Les trois jours du Condor reçoit un accueil poli mais sans effusion notable de la part de la profession, Argo est porté aux nues par les principales institutions académiques du septième art dans le camp occidental. Prix du meilleur film aux cérémonies : des Oscars aux États-Unis, des BAFTA au Royaume-Uni, des Césars en France (meilleur film étranger).
Ce film, pourtant, est un tissu de mensonges, attribuant à l’agence de renseignement américaine la réussite d’une opération très largement conduite par le gouvernement du Canada. L’ancien Président des États-Unis Jimmy Carter lui-même reconnaissait l’escroquerie intellectuelle que constitue Argo.
Mais il faut revenir à Annecy. Ne jamais perdre de vue Annecy.
Après l’événement dramatique dans la préfecture de Haute-Savoie, des interrogations ont commencé à poindre sur les réseaux sociaux. Notamment des questionnements par rapport à Henri le catholique, surnommé « héros au sac à dos » [9], avec son comportement étrange, sa phraséologie bizarre et son drôle de t-shirt griffé par des créateurs à cran depuis qu’ils se sont sentis associés à une théorie du complot, et qui ne font pas de politique, dixit eux-mêmes, mais qui customisent des véhicules pour les précédemment cités Papacito et Baptiste Marchais. [10]
Souvent, ces interrogations réseausocialesques ne s’interrogent qu’à moitié, car, pour certaines, elles spéculent, enfin, du moins, mettent un pied dans l’hypothèse selon laquelle Henri serait un flic ou un mec lié aux services.
Si foncer bille en tête sur la conviction absolue d’une manipulation n’est franchement pas raisonnable, l’inverse, consistant à refermer toute piste de réflexion divergeant de la thèse officielle, n’est pas moins une impasse.
Dans un monde idéal où les journalistes feraient leur job, à savoir capter la substance profonde de la réalité, aucune porte ne serait fermée. L’impératif d’exactitude qu’il devraient honorer les amènerait à ne pas prendre les mises à jour informationnelles claironnées par les porte-paroles du Ministère de l’Intérieur pour argent comptant. Seulement, le monde idéal n’existe pas, et nos journalistes sont les mêmes que ceux du New York Times, dans Les trois jours du Condor. C’est trop d’inconfort, pour eux, de sortir du rang.
La police (ou les forces dites de sécurité, renseignement compris) participant de près ou de loin à des événéments traumatisants générateurs de tension, ça n’existe pas, vraiment ? Ça n’a jamais existé ?
La marmite italienne
Revenons au cinoche. Cette fois-ci, partons en Italie. Ce pays, dans les années 60 et 70, bien plus que la France et les États-Unis, a su proposer une puissance de feu critique incomparable, et inégalée depuis. Il faut dire que l’Italie de ces années-là est un sacré merdier. Un pays d’excès, coincé entre des situations polarisées aux extrêmes. Du quasi-tiers-monde dans certains faubourgs populaires rongés par la misère, à l’affairisme triomphant. De la pesanteur d’une classe politique centriste (se bouchant le nez à l’exhumation du nom Mussolini tandis qu’elle exploite et jouit sans vergogne des anciens réseaux du Duce), à la corruption (au moins par l’esprit) d’une Église gouvernée par des notables. D’une urbanisation anarchique au béton fissuré où règnent les modes interchangeables de la modernité qui contaminent les gens des classes populaires et leur donnent envie de devenir des bourgeois, aux campagnes progressivement désertées et parfois restées encore aux habitudes du siècle précédent. L’Italie de cette époque, terre de contrastes, pays occupé par une puissance anglo- saxonne et son bras armé otanesque, mais qui, paradoxalement, alors qu’il est dépossédé de sa souveraineté, n’aura jamais été aussi latin, avec toutes les qualités créatives que comporte cette dimension.
L’Italie des années 60-70 est une marmite. De ce bouillon émergent des personnalités éveillées et avant-gardistes.
Le cinéma italien de cette époque, c’est quand même un cran au-dessus des Costa- Gavras ou Yves Boisset chez nous.
D’Italie, reconsidérons Annecy et la question précédemment posée (flic ou pas flic ?, telle est la question dont on se fout d’ailleurs de la réponse, car le but de ces présentes lignes n’est pas d’établir une vérité, mais d’expliquer en quoi une certaine culture nous sauvera de la nullité journalistique – et parfois aussi de son symétrique sur réseaux sociaux, où la crispation des certitudes contraires peut devenir un piège non moins dangereux que l’adhésion aveugle aux médias dominants).
Parlons d’abord d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970), d’Elio Petri.
Ici, le film décrypté par une charmante intello à lunettes :
Dans ce film, Gian Maria Volonte incarne un flic pris dans un tourbillon d’hybris, où sa volonté de puissance dictée par un orgueil démesuré le pousse à tester les limites de l’État de droit et à se jouer des contradictions de la démocratie. Parmi ces contradictions, une, particulièrement, est dans le viseur de sa frénésie cyniquement nihiliste, et c’est le titre même du film qui l’annonce : la démocratie (même en territoires culturellement inégalitaires, comme dans le monde anglo-saxon) se pare du Droit pour se porter garant de l’égalité de traitement entre citoyens…sauf qu’il existe des citoyens « au-dessus de tout soupçon ». Cette contradiction, le flic joué par Volonte la met à nue en commettant un crime, et en faisant tout pour laisser des indices menant à lui. Son idée, à travers ce petit jeu qu’il impose à ses collègues aveuglés, c’est de montrer que personne, dans un espace supposé civilisé, ne peut croire en la culpabilité d’un policier.
Ce film baroque, porté par un Gian Maria Volonte fiévreux, outrancier, et une partition entêtante d’Ennio Morricone, nous parle principalement de deux choses. D’abord, de la tentation facile du sentiment de puissance et d’impunité, chez les représentants de l’ordre et de la sécurité. À ce sujet, repenser à leur attitude générale face aux Gilets Jaunes, et durant la période de COVID. L’usage de la violence, quasi- jouissif chez certains, pour soumettre le peuple à l’arbitraire, doit être repensé à la lumière du film de Petri.
Et, autre volet, qui permet de nous raccorder au film qui va être abordé juste après : Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon expose une réelle appétence aux coups fourrés, un esprit très ouvert aux schémas embrouillés, chez certains membres de la communauté policière et du renseignement.
Ce goût de certains pour la manipulation, on le retrouve de manière plus crue encore dans Cadavres exquis (1976), de Francesco Rosi, avec Lino Ventura campant le rôle principal.
En matière de cinéma politique pointu, Rosi n’en est pas à son premier coup d’essai quand il réalise Cadavres exquis. Quelques années avant, en 63, il dénonce la spéculation immobilière et la corruption régnante dans Main basse sur la ville. En 74, il dresse le portrait de Lucky Luciano (dans son film au titre éponyme), haute figure de la mafia dont l’ascension le propulse invariablement à la jonction des réseaux de pouvoir de part et d’autre de l’Atlantique. L’affaire Mattei (avec Gian Maria Volonte dans le rôle-titre, qui reprendra du service pour le susnommé Lucky Luciano), en 1972, monte d’un cran en terme de complexité politique, où l’on sent poindre le bout du nez de l’État profond. Cette histoire du président de l’ENI, la firme pétrolière transalpine, crashé avec son avion dans des circonstances plus que douteuses, doit solliciter notre attention, à nous, français, au regard de la tragique destinée de Christophe de Margerie, ex-PDG de Total, victime lui aussi d’un accident d’avion dont le déroulé des faits connus ne cesse d’interroger.
Dans Cadavres exquis, Ventura incarne un inspecteur de police (policier intègre, car il y en a aussi) chargé d’enquêter sur des meurtres en série de magistrats. Très vite, à partir des éléments qu’il réunit, il comprend que le coupable est très vraisemblablement un déséquilibré qui cherche à se venger d’une erreur judiciaire. Seulement, sa hiérarchie fait tout pour le détourner de sa piste la plus crédible, et l’oriente de force sur la piste terroriste, les grosses huiles de l’Intérieur cherchant à mouiller des opposants politiques. Fabriquer des ennemis de la société, hausser le niveau de tension, maximiser l’angoisse permanente, tout cela en utilisant des individus psychologiquement fragiles et des faits divers pour créer l’événement choc capable de souder tout un peuple dans une même acceptation de la gouvernance en place, seule capable – c’est son argument de vente – de lui apporter paix et sécurité : c’est l’ignoble mensonge de la propagande bourgeoise qui nous est décrit dans ce film. L’abject travestissement que l’Etat profond, bras armé d’une certaine domination, exhibe devant nos yeux.
Jésus est le patron du dire vrai, et Pier Paolo Pasolini, son disciple. C’est en toute logique que Pier Paolo réalise la version filmée la plus fidèle, la plus intense, du message christique, avec son L’Évangile selon saint Matthieu, en 64.
Pour avoir dit le vrai, le beau et le juste, Pasolini est mort en martyr dans un terrain vague à proximité d’une plage, une nuit de novembre 1975.
Pasolini a tout compris sur tout. De la propension mimétique de la jeunesse sous domination bourgeoise entravant la mission d’éducation, à la tension philosophique qu’implique l’avortement à propos duquel il était pour (en terme juridique, guidé par la sagesse d’abolir les boucheries de faiseuses d’ange) et contre (en terme moral, guidé par une puissante intuition métaphysique), en passant par la société de consommation (véritable fascisme selon lui, beaucoup plus redoutable que n’importe quel régime archaïquement autoritaire) ou l’imposture soixante-huitarde…
Pier Paolo est un prophète, et, concernant le travail des journalistes (des clercs en général), il a parfaitement circonscrit ce phénomène de mutisme en matière de concepts sérieux. Frivolité rendant nos sociétés irrespirables, abandonnées à l’asphyxie au milieu des fumerolles de mensonges.
Après qu’une longue série de massacres de masse systématiquement attribués au terrorisme d’opposition a frappé son pays, Pier Paolo écrit Le Roman des massacres , le 14 novembre 1974. Texte initialement publié dans le Corriere della Sera sous le nom Qu’est-ce que ce golpe ? (en italien, golpe signifie « coup d’État »), puis reporté dans son recueil d’articles intitulé Écrits Corsaires.
Dans ce long extrait, Pasolini nous fait cadeau d’une belle leçon : la prudence face aux théories alternatives est certainement vertueuse dans certains cas, mais quand elle devient systématique, elle se réduit vite à une paresse, que le courage doit combattre afin de libérer les saines intuitions. Ici, ce que nous dit Pier Paolo est clair : il n’a aucune preuves, mais il sait.
« Je sais.
Je sais les noms des responsables de ce que l’on appelle « golpe » (et qui est en réalité une série de golpes que le pouvoir a institués en système de protection).
Je sais les noms des responsables du massacre de Milan, le 12 décembre 1969.
Je sais les noms des responsables des massacres de Brescia et Bologne dans les premiers mois de 1974.
Je sais les noms qui composent le « sommet » qui a manœuvré aussi bien les vieux fascistes créateurs de golpes que les néofascistes, auteurs matériels des premiers massacres et que, enfin, les « inconnus », auteurs matériels des massacres les plus récents.
Je sais les noms de ceux qui ont organisé les deux phases différentes, et même opposées, de la tension : une première phase anticommuniste (Milan, 1969), et une seconde phase antifasciste (Brescia et Bologne, 1974).
Je sais les noms des membres du groupe de personnes importantes qui, avec l’aide de la CIA (et, en second lieu, des colonels grecs et de la Mafia) ont, dans un premier temps, lancé (du reste en se trompant misérablement) une croisade anticommuniste, pour boucher le trou de 68, puis, toujours avec l’aide et sous l’impulsion de la CIA, se sont reconstruits une virginité antifasciste, pour boucher le trou du désastre au référendum.
Je sais les noms de ceux qui, entre deux messes, ont donné des instructions et assuré de leur protection politique de vieux généraux (pour qu’ils maintiennent en place et en réserve l’organisation d’un éventuel coup d’État), de jeunes néofascistes et même néonazis (pourqu’ils créent concrètement la tension anticommuniste), et enfin des criminels ordinaires (pour qu’ils créent la tension antifasciste qui allait suivre) jusqu’à présent, et peut-être à jamais, non identifiés.
Je sais les noms des personnes sérieuses et importantes qui se trouvent derrière les tragiques jeunes gens qui ont choisi les suicidaires atrocités fascistes, et derrière les malfaiteurs de droit commun, Siciliens ou non, qui se sont offerts comme tueurs et sicaires. Je sais tous ces noms et je sais tout des faits (attentats contre les institutions et massacres) dont ils se sont rendus coupables.
Je sais. Mais je n’ai pas de preuves. Ni même d’indices.
Je sais parce que je suis un intellectuel, un écrivain, qui s’efforce de suivre tout ce qui se passe, de connaître tout ce que l’on écrit à ce propos, d’imaginer tout ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui met en relation des faits même éloignés, qui rassemble les morceaux désorganisés et fragmentaires de toute une situation politique cohérente et qui rétablit la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère.
Tout cela fait partie de mon métier et de l’instinct de mon métier.
Je crois, d’autre part, que de nombreux intellectuels et romanciers savent ce que je sais en ma qualité d’intellectuel et de romancier ; parce que la reconstitution de la vérité sur ce qui s’est passé en Italie après 1968 n’est après tout pas si difficile à effectuer.
Les journalistes et les hommes politiques ont probablement des preuves ou, au moins, des indices.
Mais le problème est celui-ci : les journalistes et les hommes politiques, même s’ils ont probablement des preuves et certainement des indices, ne donnent pas les noms. À qui donc revient-il de les dire ? Évidemment à quelqu’un qui non seulement a le courage nécessaire mais aussi qui n’est pas compromis dans la pratique avec le pouvoir et qui, en outre, n’a par définition rien à perdre : un intellectuel.
Un intellectuel pourrait donc tout à fait livrer publiquement ces noms, mais il n’a ni preuves, ni indices.
Le Pouvoir, d’une part, et, d’autre part, les gens qui, tout en n’en faisant pas directement partie, ont des rapports pratiques avec lui, ont privé les intellectuels libres d’avoir des preuves et des indices.
Le courage intellectuel de la vérité et la pratique politique sont choses inconciliables en Italie. »
Repose en paix, Pier Paolo. Les acariens n’auront pas ta peau.
C.G. Sandoval
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