par Panagiótis Grigoríou
La région de Tríkala en Thessalie de l’ouest dont je suis originaire, en premier lieu son chef-lieu homonyme, sont connus pour leurs compositeurs et virtuoses de la musique populaire grecque. Celle que l’on désigne souvent sous le générique de chansons appartenant de près ou de loin au genre Rebétiko, large forme musicale associée à l’expression culturelle des classes populaires et des marginaux essentiellement urbains, à partir du début du XXe siècle.
Parmi ses grandes figures, Vassílis Tsitsánis, né le 18 janvier 1915 à Tríkala et mort le 18 janvier 1984 à Londres, il a écrit plus de 500 chansons, dont la renommée a largement dépassé les frontières de la Grèce.
Lorsqu’en 1938 Vassílis Tsitsánis compose et chante «À Tríkala, aux deux venelles, ils ont tué Sakafliás», titre qu’on peut également traduire «À Tríkala, à l’étroit», sa chanson devient sitôt un disque de 78 tours, enregistré en 1939 par His Master Voice qui est un très grand succès. Tsitsánis ferait ainsi renaître par la musique et la chanson, la légende tristement populaire de Sakafliás.
Car pour l’histoire, le malfaiteur notoire Sakafliás, Charílaos Charalámbous de son vrai nom, fut un «héros» de la pègre athénienne des années ‘20, et de ce fait, il avait été incarcéré à la prison de Tríkala, ce que la chanson désigne par «aux deux venelles», autrement-dit «à l’étroit», entre les murs de la prison.
Sakafliás, qui n’était guère facile à vivre même en milieu carcéral, fut assassiné en 1927 par un autre détenu au sein de la même prison. Déjà à l’époque, ce crime avait été relaté par la presse, mais c’est seulement depuis la diffusion de la chanson de Tsitsánis, que toute la Grèce s’est mise à fredonner et à danser au rythme de «Sakafliás», au point que les habitants de la ville, naturellement les plus virulents parmi les Trikaliótes, se désignent volontiers depuis et jusqu’à nos jours, par le surnom «Sakafliás», presqu’un siècle après l’évènement «fondateur».
Il faut également considérer la production culturelle directe ou indirecte liée à Sakafliás. C’est sous cet angle, qu’on pourrait alors apprécier toutes les nuances du texte autobiographique de l’écrivain et poète Yórgos Ioánnou, que nous présenterons par la suite.
Un récit, tiré de l’expérience du jeune professeur qu’il fut Ioánnou, entre 1956 et 1957 au pays des «Sakafliás», quand il avait enseigné les lettres classiques et modernes au sein d’un des lycées privés de Tríkala. Le clivage entre les contrées alors profondes de la Grèce et les deux grandes villes, Athènes et Thessalonique, demeure plus que latent à travers ce récit d’Ioánnou. L’écrivain et poète n’a d’ailleurs jamais oublié depuis, son passage «formateur» par la Thessalie.
Yórgos Ioánnou, dont l’orientation politique faisait à la fois preuve d’un profond patriotisme et d’une appartenance au centre-gauche, ce qui visiblement n’étaient pas toujours contradictoire à son époque, décrit la scène de la «rencontre fortuite» dans la rue, entre jeunes sympathisants d’une gauche largement persécutée en Grèce depuis 1949, date de la fin de la Guerre Civile, jusqu’en 1974 et leurs «ennemis», qui sont des gendarmes ou des policiers.
Ces derniers ont été durant près de cinquante ans, les… dignes représentants de l’ordre impératif, le tout, sous un État de droit plutôt ferme, et surtout de la droite. Cependant en amont et pour mieux pénétrer ce triste contexte historique grec, notons que la ville de Tríkala avait été placée sous l’entier contrôle des forces armées et de l’administration du parti communiste grec, entre le 18 octobre 1944 et le 3 mars 1945. Une période certes brève, sauf qu’elle a laissé autant de traces, parfois ensanglantées. Le tout, sous la meurtrière ironie du conflit fratricide, sachant que ceux qui se sont entretués, étaient les seuls et mêmes enfants issus des classes populaires.
Le texte qui suit, a été publié par la Revue d’histoire locale Trikaliná en 1981, sous l’égide de l’Association Philologique Historique Folklorique – FILOS de Tríkala. Son titre reprend ainsi et pour cause, très exactement celui de la célèbre chanson de Vassílis Tsitsánis sur Sakafliás. Cette publication originale de l’époque en grec moderne, nous vous la proposons en traduction libre.
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«À Tríkala, aux deux venelles»
«Si on me demande ce que je retiens vraiment de Tríkala de 1956, fraîchement arrivé pour y enseigner, je dirais que je me souviens des odeurs quotidiennes de grillades, perceptibles même à l’œil nu à travers les rues, de tant de belles couvertures traditionnelles en laine, surtout celles en couleur crème, à l’occasion étalées dans les clairières sous le soleil lors des flâneries familiales, tout comme je me souviens des restaurants et de leurs dizaines de plats aux portions énormes, du marché local chaque lundi qui est l’un des plus pittoresques, probablement le plus pittoresque du pays.
Sans oublier tous ces popes et tous ces gendarmes à foison, puis des cafés merveilleux, dont un restant ouvert toute la nuit depuis démoli, de la promenade dominicale dans la rue démesurément large d’Asklépios et même, de cette rivière aux trois ponts. Celui du milieu surtout, doté d’une splendeur qui ne tombera pas dans l’oubli, quelle que soit l’eau qui coule sous sa rivière Lithéos.
C’était l’automne au mois de septembre, il y avait encore une végétation tenace et cela donnait un aspect bien sombre à la ville, laquelle, comme elle était souvent enveloppée d’une légère obscurité, son spectacle à mes yeux renvoyait en quelque sorte aux maisons et aux rues de ma propre contrée natale, Thessalonique. J’étais un ignare jusque-là, ignorant tout des lieux et des gens d’ailleurs, un véritable allochtone, non seulement en Thessalie et à Tríkala, mais pareillement à toutes les autres villes et régions du pays, à l’exception de Thessalonique et d’Athènes.
Et bien entendu, j’ignorais toutes ces conditions bien particulières, nées de la situation d’une ville posée au sein d’une riche région agricole, une richesse jusque-là il faut dire réservée à une oligarchie de la terre, tout comme j’ignorais encore tout de la composition d’une population largement autochtone, dont même si ses arrière-arrière-grands-pères ne sont pas issus de la ville, en tout cas, ils viennent tous des environs.
C’est certes, une société encore clairement divisée en classes, même si celles-ci, sont formellement considérées comme inexistantes aux yeux de l’État ; enfin, j’ignorais tout d’une région qu’avait été si sauvagement troublée par la guerre et autant ensanglantée comme peu d’autres régions en Grèce, ayant d’abord connu l’horrible visage de l’occupant et ensuite celui de la guerre civile, sans oublier que durant les années 1950-1970, il y a eu l’insupportable régime politique ayant succédé à la Guerre civile, celui de la peur.
Je savais certes tout cela mais à moitié, j’en avais tant lu dans les journaux, mais c’est une chose que de voir et de sentir en ces lieux les cicatrices ou les bravoures, et une autre que seulement les imaginer de loin ou sinon les préjuger.
Je tiens à préciser que sur place, j’ai eu des conditions quelque peu favorables, pour que l’impression donnée, plutôt inhabituelle des lieux, puisse être ancrée en moi rapidement, sauf sinon, pour déchiffrer d’emblée la psychologie et l’attitude profonde des habitants.
Je suis cependant fier que mon séjour de deux années consécutives à Tríkala et ma relation avec diverses personnes issues des rangs de sa société, heureusement non pas ces gens que l’on dit souvent éminents, ni uniquement mes collègues enseignants. Ces gens alors humbles, m’ont aidé à comprendre suffisamment, voire à sympathiser fortement avec cette contrée thessalienne et avec son peuple. Maintenant, quand je parle ou j’écris au sujet de notre vie locale grecque, je m’appuie fortement sur cette expérience, car je la considère comme un échantillon juste, ainsi pris depuis le cœur du pays.
J’étais alors ce professeur de Lettres classiques et modernes, pauvre et traqué, lorsqu’en 1956 j’ai passé deux ans au Lycée privée du mathématicien Pétros Georgoúlas, y faisant en quelques sorte mon nid, un établissement d’ailleurs surnommée «Lycée Pythagoricien». Je ne connaissais pas du tout Pétros auparavant, mais je m’étais mis d’accord avec lui déjà à distance, sous la pression du chômage et de la nécessité.
Parce que sinon, rien ne me prédestinait à atterrir dans un tel camp de brousse. Car je fus même un temps ce jeune si arrogant pour avoir été chargé de cours à l’Université, sombre expérience il faut préciser ! Cependant, entre Pétros et moi à l’école, tout se passait alors bien. Il a apprécié mon travail, j’ai également reconnu son honnêteté et son intégrité.
Et quant à sa personnalité ? C’était un homme intelligent, bon dans sa science, dur dans son travail et assez irascible, puis-je dire. Il avait un associé mais qui restait dans l’ombre, le pope Vendístas, c’est pourquoi, pas mal, voire même beaucoup d’enfants de popes fréquentaient notre Lycée. Le jour des inscriptions pour chaque année scolaire, le bureau et le couloir étaient pour cette raison complètement noirs, ceci par la présence des soutanes. Toutefois, la plupart des élèves étaient extrêmement vifs, de sorte que les incidents qui se produisaient dans les salles de classe, n’étaient guère rares.
En relisant mon contrat signé avec l’établissement en cette époque, je m’aperçois que j’étais embauché pour effectuer 29 heures de cours par semaine, soit 5 séances de 5 heures et une de 4 heures. Ce programme n’est pas léger du tout, surtout quand les jeunes sont alors coriaces. Je me fatiguais beaucoup, mais j’ai toujours réalisé mes cours généralement sans accroc.
Une autre école privée à l’époque et qui se trouvait en concurrence avec la nôtre, fut l’excellent lycée privé de Tsilimíngas, où deux de mes camarades d’Université, Archontís Mósialos et Kóstas Topoúzis, y enseignaient.
Un jour en classe Terminale, alors que je disputais mes bougres au sujet d’une affaire courante, un élève nommé Óndrias, me dit : «Nous professeur, ne nous embêtez pas trop, car nous sommes les fils de Sakafliás». Inutile de dire que je n’ai pas donné suite, j’étais plutôt reconnaissant, rien que pour la vivacité de l’échange.
C’était d’ailleurs juste, sauf que ce n’était qu’une partie de la vérité. Car il faut dire que quatre hommes et leur destin, dominaient encore les esprits à Tríkala à cette époque, pour ne pas dire qu’en même temps, ces quatre hommes faisaient même vibrer une certaine Grèce. Saráfis et Velouchiótis puis bien entendu, Tsitsánis et Sakafliás.
Parmi eux, un seul est encore vivant aujourd’hui, Vassílis Tsitsánis. À cette époque, deux étaient de ce monde, Saráfis et Tsitsánis. Quand Saráfis a été tué, j’étais à Tríkala et je peux confirmer qu’en surface au moins, rien n’a bougé, pas la moindre réaction populaire. Tout le monde a fait semblant de ne pas prêter beaucoup d’attention aux nouvelles et bien sûr, personne n’osait dire que ce meurtre, ne ressemblait pas vraiment à un accident.
À midi au restaurant de Milítsis, il n’était surtout pas question d’évoquer une telle affaire, même si son sombre soupçon devait dominer les esprits chez pas mal de gens. Ce refus devant toute discussion politique, je l’avais déjà remarqué plusieurs fois auparavant parmi les jeunes provinciaux qui furent mes amis dans l’armée durant le service militaire, ou sinon après, à l’Université. Et je l’avais souvent si mal compris. En ce moment précis, c’est alors à Tríkala que je rencontrais ce même refus devant mes… avances politiques, refus visiblement entouré de quelque chose de dissimulé, d’ailleurs de manière profonde, de sorte que je ne pouvais plus le mésestimer, mais seulement l’expliquer.
Au même moment, les agents de la Sécurité de l’État y étaient omniprésents, et sans leurs laisser-passer on ne pouvait même pas faire un seul pas en dehors de son domicile. Le jour des funérailles de Saráfis, ces agents arpentaient d’ailleurs sans cesse et dans les deux sens la rue d’Asklépios, où se situait d’ailleurs leur Commissariat.
On ne pouvait donc pas faire un seul pas dehors, à l’exception des «récalcitrants connus», ceux qui parmi nous, restaient disons fermes dans leurs convictions et ils l’affichaient, n’ayant plus grand-chose à perdre. Et quand plus tard j’ai enfin percé l’épaisse croûte sociale et réussi à en discuter ouvertement, non pas avec mes collègues bien sûr, dont pour la plupart ils avaient déjà acquis toute la psychologie des rats, j’ai découvert sitôt chez les humbles, par quel emballement alors profond, cette mémoire de Velouchiótis et de Saráfis était encore vivantes. Puis finalement, à quel point ces convictions profondes des gens du peuple, furent en fin de compte bien tenaces.
À Tríkala, j’ai également saisi pour la première fois, la manière dont se déroulaient les élections dans les provinces grecques. Et ce n’était pas encore l’année de la grande brusquerie et de sa fraude lors du scrutin législatif, mais trois ans plus tôt.
Les représentants de l’EDA, tenaient un meeting dans un cinéma de la ville ; déjà, parce qu’on ne leur avait pas accordé de lieu de rassemblement public, ne sais-je plus par quels prétextes. À partir de midi, la ville s’est brusquement remplie de gendarmes, apparemment descendus des villages environnants.
Dans l’après-midi précédant le meeting, on pouvait ainsi saisir le spectacle suivant de la rue d’Asklépios. Trois rangées consécutives de policiers, tenus à distance entre eux, rangées il faut dire, réparties sur toute la largeur de la rue faisant face à la gare. Il y avait probablement d’autres lignes semblables, contrôlant les autres passages probables que la foule pouvait alors emprunter pour se rendre au meeting.
Tous ces gendarmes disposés de la sorte, certes ils ne nous empêchaient pas de passer à travers eux afin de rejoindre le lieu du meeting, ils ne nous faisaient pas de remarques non plus, cependant, il fallait tout juste se faufiler entre eux et même légèrement les écarter en les touchant, pour seulement ensuite les dépasser.
Et cet attouchement obligé n’était pas évident et encore moins aisé à assumer pour tout un chacun, à un moment où en Grèce, il fallait montrer carte blanche devant déjà toute démarche administrative, ou encore, être détenteur du «Certificat de bonne conduite politique» afin de vivre et de travailler si possible normalement. Sans oublier les nombreuses dénonciations et autres renonciations publiques à ses idées, car sinon, il y avait l’exil et la détention politique, ce qui n’était pas non plus facile à supporter pour tout le monde.
Seuls ceux, ayant déjà trop mouillé leur chemise, osaient se faufiler de la sorte entre les carrures des gendarmes et des policiers et effectivement, ces derniers, ils s’en fichaient. Pour nous, rejoindre le meeting était alors chose impossible, nous avons donc traversé d’autres rues, puis un autre pont, celui qui nous conduisit tout droit vers un cinéma, le plus populaire qui soit à Tríkala. C’est à ce cinéma qu’en ce moment il était projeté le film «Alexandre Nevski» d’Eisenstein, et qui venait tout juste de sortir en Grèce.
Bien sûr, nous avions si peu compris du film et probablement autant peu vu, car la bobine était trop usée et les projecteurs de la salle pitoyables, cependant, même ces petites victoires vécues de la sorte, elles étaient pour nous d’un grand réconfort à l’époque.
Car on le savait déjà, les grands films se dégustent bien mieux en province. Et c’est même d’une sensation alors merveilleuse, le moment où l’on quitte la salle de cinéma. Surtout quand il pleut abondamment et sans arrêt, et qu’on se promène sous un parapluie en pleine rue d’Asclépios. Une voie qui est si large à tel point, que l’on se sent beaucoup plus petit qu’en réalité, mais c’est pour la bonne cause.
Et désormais, à la sortie de la salle de cinéma, chacun parmi nous se croit le prince Nevski, Zapata ou Julien Sorel pendant que nous nous dirigeons vers la gare pittoresque en cette province oubliée. Sauf qu’il ne s’agit guère de partir, d’ailleurs pour aller où, puisqu’en amont de Tríkala on tombe sur la ville de Kardítsa, ou qu’en dépassant Tríkala, on aboutit sinon à la bourgade de Kalambáka et à ses Météores.
Il faut dire que rentrer chez soi, c’est plutôt pour se réfugier dans sa petite maison pittoresque, située au 31 de la rue Eleftherías. Ici, le mur de sa chambre est «décoré» d’une fissure allant d’en haut jusqu’en bas, d’où l’on peut entrevoir le ciel allongé dans son lit, mais ce n’est guère inquiétant, déjà parce qu’on n’était pas là quand tout cela s’est produit. On l’a trouvée cette fissure ici, toute prête et d’ailleurs, on n’a pas la tête à s’en occuper, et même on n’a plus simplement toute sa tête.
Il faut dire qu’on pense inlassablement ici à autre chose, quelque chose dont on a envie de dire ou d’écrire pour ainsi délivrer si possible cette vérité qui nous appartient, sauf que nous ne l’avions pas ressentie complètement. D’où l’enfermement dans notre chambre, pour lire jusqu’à très tard dans la nuit, pendant que le train local passe à destination de Kalambáka depuis Paleofársalos.
Et quelques jours plus tard, alors que l’on ne cesse de se demander ce qu’aurait vraiment souffert cette contrée dans les années ’40, Guerre civile surtout comprise, voilà que la femme à qui appartient notre logement, se met à raconter son histoire du capitaine Aris Velouchiótis, et à l’écouter, son récit nous laisse alors sans voix.
«Voilà, écoutez-moi, Aris est bien passé par là, il a emprunté notre rue pour entrer à Tríkala. Lui et ses gars. Aris sur son cheval blanc, était en tête et juste derrière lui, notre Pétros accompagné d’autres gars montés tous sur leurs chevaux». Et quand la mère s’arrête, c’est sa fille, Angelikí, désormais décédée depuis des années, qui reprend le fil du récit.
«Par onze fois, ceux des gangs des milices sont venus s’emparer de notre Pétros. Je les retardais à la porte d’entrée, jusqu’à ce que Pétros saute le mur mitoyen de la maison et se précipite chez les voisins». Angelikí… nous racontait tout cela, avec le sourire. Et la mère de poursuivre.
«Ils ont suspendu les têtes coupées sur la place centrale. Mais ce que nous avons vu n’était pas la tête d’Aris, Aris était si beau. Ils mentent en disant qu’ils l’ont tué, Aris se cache toujours dans nos montagnes» Et nous sitôt, surtout quand on est lettré, on ressent à l’écouter un frisson terrible. Cette femme n’a pas vu le film «Viva Zapata», elle n’est sans doute jamais allée au cinéma. Pourtant, elle attribue à Aris la même fin légendaire que celle de Zapata.
Il faut noter, que lorsque les gens de Tríkala passent sous le poteau, là où les têtes d’Aris et de son brave compagnon étaient suspendues, ils ne pointent jamais ce poteau du doigt, seulement ils nous guident à voix basse, afin de le regarder… du bon côté.
Tout comme nous de Thessalonique, nous n’osons guère montrer… de manière apparente l’endroit où Lambrákis a été assassiné, seulement nous disons s’adressant aux autres, «qu’il faut faire attention où mettre ses pieds», pour même en rajouter sans autre explication. «Un jour ici, il sera érigé un digne cénotaphe».
Et voilà que ces jours-là, fut le moment des élections législatives, et que nous sommes partis exprès de Trikala, afin voter dans nos villes d’origine. Et à notre retour, nous avons sitôt branché la radio pour savoir si notre parti de l’EDA, malgré les adversités, a pu faire son entrée au Parlement, suite au décompte de la deuxième distribution des sièges.
Et quand au bout de deux ou trois jours, ils l’annoncent enfin à la radio, voilà que dans l’après-midi tranquille et brumeuse… de notre quartier soi-disant désert, jaillit brusquement quelque chose d’inattendu, telle une acclamation sourde, voire, un rugissement qui remonte depuis les chambres que nous louons, comme alors les gens écoutent discrètement la radio.
Le lendemain au restaurant de Milítsis, ces gars pitoyables qui sont soi-disant nos collègues mais en réalité ils nous surveillent et ils nous espionnent, s’adressent enfin à nous. «Qu’est-ce que tu veux ? Après tout, ces Cocos se sont rendus aux urnes». Et nous, nous baissons toute notre tête sur notre assiette, le temps tout juste de dissimuler notre regard, devenu ce dernier temps finalement bien trop éloquent. Et bien sûr, rien ne change en apparence pour personne d’entre nous, quand nous nous consacrons à notre sujet favori, à savoir… l’étude anatomique et psychologique de nos pairs.
Et encore bien sûr, nous savons en cette époque que tous ces insupportables alors ils nous espionnent, tous ceux qui restent collés à leurs chaises sur la terrasse du café de la place centrale et qui sont si furieux, parce que nous pouvons enfin les ignorer pour rester seuls.
Ensuite, nous commençons tout juste à résoudre le mystère qui consiste à se demander pourquoi et comment Tríkala est devenu l’un des rares berceaux du chant Rebétiko, car ce n’est pas seulement Vassílis Tsitsánis qui vient de Trikala, c’est aussi Apóstolos Kaldáras, autant grand représentant des passions du néo-hellénisme, exprimées de la sorte par les sons du Rebétiko.
Car, quand on se déplace ou qu’on se balade à Tríkala, autant que possible dans l’obscurité de la nuit en compagnie des amies Voúla et Vénétie, ainsi que du compère Mihális, cela jusqu’aux bistrots en lieux excentrés du centre-ville, on n’y arrive toujours pas à pénétrer ce mystère. La vraie vie, elle doit être ici finalement très souterraine.
Et c’est seulement quand on reste dehors bien tard dans la nuit, que l’on remarque certains gars étranges rasant les murs sur les trottoirs, gars de ceux que l’on n’avait jamais pu voir se promener pendant la journée, et qui convergent de la sorte vers la place centrale, déserte en ces heures, là où encore dans une mer de chaises, ils restent un temps assis dans le noir où les attendent leurs jeunes amis. Puis, montés à deux sur leurs bicyclettes, tenus par le dos de leur ami, ils s’en vont, empruntant la route pittoresque qui mène à Agiá Moní.
On ne pense certes pas que cette vie souterraine et tellement marginale, ait quoi que ce soit à voir avec le Rebétiko. Néanmoins, ce que l’on peut penser, c’est qu’il y a ici un type d’humain particulier, pas très affligé, ni particulièrement affamé, un gars dont les ancêtres furent certes des serfs de la terre bien sûr, mais serfs alors rassasiés, puisque la terre ici a toujours donné de sa production abondante pour bien nourrir les animaux, laissant toujours quelque chose… aux gens laborieux.
Ici, on est bien est loin de la figure du Grec affamé des îles de l’Égée, comme on n’y rencontre guère le type du paysan macédonien toujours mal informé et apathique, mais celui du Thessalien bien nourri et assez rassasié pour distinguer un peu au-delà de sa bulle, histoire aussi de revendiquer une part des sentiments communs, se rendant compte de l’écoulement de la vie, et ainsi revendiquer finalement sa part du rêve.
L’homme-type de Tríkala a ses passions, ses mélancolies et parfois même ses emportements dionysiaques. Je ne sais pas à quoi ressemblait-il Sakafliás en vrai, mais le type masculin Tríkala est généralement lourd et toutefois souple, son corps est carré et il a plutôt tendance à la querelle, qu’à se tourner vers l’élégant ou vers le délectable. Ce sont alors ces visages très réguliers et barbus, aux yeux plutôt petits qui explorent tout… de manière fourbe et charnelle.
Très souvent, l’apparence et le comportement des jeunes Trikaliótes sont si fortement masculins, que l’on ose y voir en eux, ces mêmes gars brossés de la sorte par les chansons de Tsitsánis et de Kaldáras. Car à Tríkala, on s’éloigne sensiblement de cette doucereuse beauté orientale au comportement décousu, celle qui domine tant dans les quartiers de Thessalonique et d’Athènes.
Ce que l’on retrouve à Tríkala tient de la physionomie et de la carrure alors volontaires, cependant, le Trikalióte-type n’a pas tant l’esprit tourné vers le commerce ou la rapacité, encore moins vers la puissance et l’usure, car en ces lieux, la bravoure est orientée vers l’érotisme, vers les joies et les peines de l’amour et cela même parfois jusqu’à la débauche.
Enfin, il y a les femmes du Rebétiko, du moins pour Vassílis Tsitsánis et Apóstolos Kaldáras, nos deux maîtres-compositeurs ; ainsi, ces dignes figures féminines de Tríkala sont d’abord dynamiques et vouées jusqu’à la mort à leurs amours, conjugaux ou maternels. Ce sont les fameuses maîtresses des chansons, les sorcières, les folles, mais également, les mères endeuillées des pallicares.
Les endroits où il pleut en abondance, rend les gens mieux introvertis. Et les gens dotés de répondant, alors ils flairent le monde, ils ressentent et même ils se souviennent toujours de tout avec émotion. Même si vingt-deux, vingt-trois, voire vingt-quatre ans se sont écoulés depuis.
source : Greek City
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