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par Dr Franklin Nyamsi
Qui sommes-nous et qu’allons-nous devenir, en tant que filles et fils de l’Afrique immémoriale dans la marche accélérée des événements de ce monde ? Sommes-nous venus dans ce monde accompagner les autres, ou avons-nous un destin collectif unique, un don particulier à offrir en tant qu’Africaines et Africains à toute l’humanité ? Existe-t-il vraiment une docta spes africana, une docte espérance africaine ? Ces interrogations ouvrent le domaine de définition de l’africanité dans la diversité des traditions de l’humanité actuelle. La plus large et la plus commune question des Africaines et des Africains du XXIe siècle est celle du statut de la civilisation négro-africaine face aux deux principaux mouvements globaux en confrontation géante depuis quelques décennies : d’une part, la logique unipolaire de la globalisation ultralibérale incarnée par l’Occident politique avec à sa tête les États-Unis d’Amérique ; d’autre part la logique de la construction du monde multipolaire, incarnée par l’alliance russo-chinoise, le bloc des BRICS et toute la dynamique intercontinentale portée par cette réorganisation de l’ordre du monde. Dans ce duel de Titans, comment situer le Bien Commun, l’intérêt général des Peuples d’Afrique ?
J’examine dans cette tribune, trois options ouvertes devant les Peuples et élites politiques, intellectuelles, économiques et spirituelles d’Afrique contemporaine : la première option, c’est celle du suivisme béat vers l’un et/ou l’autre des deux blocs en constitution ; la deuxième option, c’est celle du non-alignement dans l’un ou l’autre des blocs en phase de cristallisation ; la troisième option, c’est celle du choix de la construction résolue de la souveraineté africaine, sur la base d’une théorie des avantages comparatifs entre la globalisation unipolaire ultralibérale occidentale et la construction consensuelle d’un monde multipolaire impulsée notamment par le Bloc de Shanghai.
Je démontrerai donc précisément la thèse suivante : c’est dans la 3ème voie que se trouve l’intérêt de l’Afrique des libertés, à condition d’avoir résolument choisi de rompre les amarres avec le despotisme, le néocolonialisme et l’impérialisme, d’où qu’ils proviennent, et de s’engager dans un panafricanisme révolutionnaire, populaire, proactif et traditionnel, sur la base de leçons bien tirées des six derniers siècles de la souffrance africaine.
I- Le suivisme géopolitique : la voie paresseuse de l’Afrique dominée de gauche à droite
On le sait en venant au monde. Des maîtres tout trouvés nous y attendent, longtemps même avant notre naissance. Nos parents, nos éducateurs, nos guides religieux, nos amis, nos collègues, nos coéquipiers, nos dirigeants politiques, sans cesse se mettent en avant, pour nous montrer le chemin à suivre en cette vie. Et si l’on y ajoute l’ensemble des textes sacrés de nos différentes religions, la tentation est grande de se dire qu’en ce monde, le seul effort de chacun n’est que de choisir entre les différentes offres d’avenir qu’il y trouve toutes faites. Ainsi en est-il tout naturellement des idéologies politiques et des alliances qu’elles fondent de tout temps parmi les sociétés humaines.
Le monde du XXe siècle nous a particulièrement livrés, dans le domaine politique, au clivage de la Guerre Froide. Il s’agissait de choisir entre le camp du capitalisme ultralibéral, la droite et celui du socialisme ultradirigiste, la gauche. Le premier camp, appelé symboliquement Ouest, et dominé par les USA, revendiquait tout naturellement l’apanage de la liberté, sous les espèces de l’individualisme effréné, de la libre concurrence, de la compétition sans frein, du productivisme avec son idole cachée sous le concept de croissance, et bien sûr la sélection naturelle des puissances politiques par la guerre, l’instrumentalisation outrancière du droit international et le contrôle des masses par des médias rompus aux arcanes de la psychologie sociale. Si l’on se refusait au monde ultralibéral, l’on pouvait utilement se réfugier dans le socialisme ultradirigiste du bloc dit de l’Est, et là, l’on divinisait la collectivité, le partage commun des moyens et produits du travail, le culte d’une productivité au service des masses, du parti et du guide maximal, et bien sûr, la sélection naturelle des puissances mondiales par la guerre, l’instrumentalisation idéologique du droit international, et la maîtrise concurrentielle des techniques de propagande de masse.
Curieusement, bien que capitalisme et socialisme se soient opposés depuis des siècles, leur commun attachement à la puissance de la productivité et au mythe de la croissance illimitée liait secrètement leur destin. Comme l’observe Philippe Vion-Dury :
«Les forces qui ont prétendu dépasser le capitalisme ont été directement ou indirectement coparticipantes de la catastrophe écologique depuis au moins un siècle. De ce point de vue, «capitalocène» me semble certes bien plus juste qu’«anthropocène», mais encore insuffisant. Le consensus ultra-productiviste des Trente Glorieuses, par exemple, est lié à la pression de l’URSS et d’un certain nombre de forces plus ou moins anticapitalistes qui ont poussé à socialiser le capitalisme, souvent pour le meilleur, mais ont en même temps contribué à sa fuite en avant productive. Quand bien même nous n’aurions pas eu la révolution néolibérale, le capitalisme de l’après-guerre, en bonne partie planifié, était déjà absolument désastreux».
Suivre par conséquent le bloc capitaliste ou le bloc socialiste, ou des blocs intermédiaires entre ces deux pôles idéologiques, comme la plupart le firent notamment au XXe siècle, ne changeait rien à l’affaire. Capitalisme et socialisme, en tant que productivismes, conduisent inexorablement aux crises de production et de redistribution des richesses terrestres, et nourrissent les révolutions de tous les bords. Ces deux fleurons du libéralisme politique conduisent à la question de la vacuité du sens d’une vie individuelle ou collective exclusivement consacrée à l’accumulation des richesses terrestres. Voilà pourquoi le suivisme n’a rien rapporté à l’Afrique qui vaille. Capitaliste ou socialiste, l’Afrique a été progressivement pillée, soumise, violée, marginalisée et déclassée des puissances mondiales, malgré les ilots d’espérance que firent naître ses grands leaders et mouvements historiques, du nord au sud et de l’ouest à l’est, en passant par son centre.
II- La voie du «non-alignement» de l’Afrique derrière l’Ouest et l’Est géopolitiques : une impasse de plus
Lorsque les forces en présence sont ultrapuissantes, le non-alignement est bien souvent l’expression d’un déchirement ou de l’impuissance. Une négation paralysante. Un ni-ni sans contenu. C’est ainsi qu’on peut saisir dans son essence réelle le mouvement des non-alignés qui, pendant le XXe siècle, s’exerce à se placer à équidistance des deux blocs ultralibéral capitaliste et ultradirigiste socialiste qui s’affrontent alors.
Mais comment tenir une telle position, alors même que sous l’effet de la Traite négrière et des nombreuses colonisations orientales et occidentales, l’humanité parlait massivement l’anglais, le français, le portugais, l’espagnol, l’arabe, l’italien, au-delà de ses langues nationales ou traditionnelles ? Comment construire le chemin du non-alignement politique alors même qu’après la domination militaire anglaise sur les mers et océans de la planète, émergeait dans sa toute-puissance la domination planétaire anglo-américaine matérialisée par la suprématie du dollar et des institutions de Bretton Woods, et alors même que les résultats de la Seconde Guerre mondiale garantissaient le droit de veto à seulement cinq pays au Conseil de Sécurité de l’ONU ? Comment pouvait-on rêver franchement de non alignement géopolitique en Afrique alors même qu’une quinzaine de pays africains, anciennes colonies françaises ou anciens territoires sous tutelle française, restaient sous occupation militaire française, sous gestion monétaire de la Banque de France via le tant décrié Franc CFA, et sous influence politique directe de l’Élysée en ce qui concerne la désignation de leurs élites controuvées ?
Le choix du non-alignement politique de l’Afrique fut certes, dans les terribles conditions du XXe siècle, un acte de courage symbolique, au regard des forces en présence. Mais ce courage ne fut que symbolique, car la société, l’économie, la vie politique ne vivent pas du seul refus affirmé de choisir. L’Afrique ne pouvait pas, dans les faits ne pas s’aligner derrière l’un ou l’autre des deux blocs, ou tenter de profiter de l’un ou de l’autre, selon les opportunités et circonstances, car l’Afrique, issue des traumatismes négriers, coloniaux et néocoloniaux successifs depuis notamment le XVIe siècle, n’eut presque jamais le temps de relever la tête des tragédies qui la dépenaillaient.
Pour ne pas s’aligner derrière les grandes puissances mondiales, il aurait fallu que l’Afrique elle-même se construise en puissance, qu’elle s’arc-boute en elle-même et ne tisse avec les autres puissances, que des liens qui la libèrent.
Car l’alignement derrière se paie toujours du renoncement à soi-même, de la subalternité déguisée derrière les meilleurs vœux pieux. Tel est le cruel enseignement de la Realpolitik de tous les temps. D’où la troisième voie de l’Afrique, on le voit clairement, ne pouvait être le non-alignement, mais la construction d’un chemin vers sa propre puissance continentale et civilisationnelle. N’est-ce pas devant ce grand devoir que nous nous trouvons aujourd’hui, Africaines, Africains ?
III- La voie de la révolution panafricaniste du XXIe siècle : contre le despotisme africain, le néocolonialisme et l’impérialisme des puissances mondiales, dans un monde multipolaire
C’est ici que recommence le chemin glorieux des plus grandes individualités et des grands peuples africains de tous les temps. C’est ici que se recueille la véritable tradition de la quête de la Vérité, de Justice et de Solidarité qui signale la spécificité positive du vivre-ensemble des Africains dans le monde. On la nomma Mâât, il y a plusieurs millénaires. Dans le temps présent comme avant, l’éducation des masses citoyennes africaines doit faire prendre conscience non seulement de la mémoire longue de la civilisation négro-africaine et de ses valeurs immémoriales, mais également rendre possible des organisations de lutte politique capables sur le fond de cette conscience éthique de la civilisation négro-africaine revalorisée, de vaincre le despotisme pour faire émerger, du fond des sociétés africaines, des forces nouvelles capables de participer consciemment et courageusement à la construction du monde multipolaire. Le défi, immense ici, est de tenir ensemble la lutte contre le despotisme africain et la lutte contre le néocolonialisme et l’impérialisme des puissances mondiales.
Pour contester efficacement la domination coloniale et impérialiste internationalement, il faut corrélativement se dé-dominer localement du pouvoir des satrapes et vassaux africains, qui servent opportunément l’ordre inique international en contrepartie de la caution garantie à leurs crimes socioéconomiques, culturels, politiques, de guerre et contre l’humanité en Afrique. La lutte contre la dictature de l’Africain sur l’Africain est donc intimement liée à la lutte contre la dictature des non-Africains sur les Africains. Le respect de soi-même par l’autre est autant une exigence de soi à soi-même, une exigence mutuelle entre Moi et l’Autre, et une exigence mutuelle entre pays et États, à l’échelle planétaire. Aucune libération d’un peuple dominé ne viendra de l’extérieur : il faut que chaque peuple s’appuie sur une solide décision intérieure inspirant sa volonté commune de sortir du joug de tous les imperiums. Et non sur une démocratie ou des droits de l’Homme en pur et simple transit chez nous, selon la belle expression du Professeur Fabien Eboussi Boulaga.
De telle façon qu’il appert que le despotisme, le néocolonialisme et l’impérialisme, d’où qu’ils viennent, renvoient à la même prédation de souveraineté, de dignité et d’humanité que l’Afrique doit absolument démanteler. Le panafricanisme, cette volonté devenue planétaire d’émanciper les Africains spoliés par les six derniers siècles de domination, ne saurait donc uniquement se construire en opposition à ses ennemis structurants et originels. Il doit puiser davantage, certes d’une part, des enseignements de la triple tragédie despotique, colonialiste-néocolonialiste et impérialiste. Mais aussi d’autre part, le panafricanisme doit faire le plus noble usage du trésor inestimable des valeurs de civilisations multimillénaires que l’Histoire n’a point discréditées et qui doivent inspirer une renaissance multidimensionnelle de l’humanité africaine. Il doit renouer avec le sens véritable de la Tradition, comme préservation scrupuleuse de ce qui, de nos ancêtres, demeure révolutionnaire, créateur et bénéfique.
Très clairement, des deux grands blocs en présence aujourd’hui, seul celui du monde multipolaire, autour notamment de l’initiative des BRICS, encore certes imparfaitement actualisée, laisse ouverte une telle initiative africaine, car les principes de construction de ce bloc donnent droit à la discussion, au consensus, au respect mutuel des souverainetés, aux échanges économiques équitables, à la coresponsabilité face aux enjeux planétaires, et à l’absence de condescendance idéologique entre États ou entres peuples.
Il n’est donc plus question, en ce XXIe siècle pour l’Afrique, de choisir entre le Capitalisme, le Socialisme ou le Non-Alignement. Il est clairement question de bâtir une Mââtocratie africaine, à partir d’un réinvestissement critique des valeurs de civilisation négro-africaine elles-mêmes. La difficulté dans laquelle cette prise de conscience renouvelée de l’Afrique contemporaine place les prédateurs multiséculaires de notre continent natal est exceptionnellement positive pour les Peuples d’Afrique. En Afrique désormais, le tapis a été tiré sous les pieds de l’orthodoxie occidentale libérale de droite comme de gauche. Car la contestation du despotisme, du colonialisme-néocolonialisme ou de l’impérialisme ne se fait plus à partir des paradigmes du libéralisme capitaliste ou du libéralisme socialiste, mais à partir de la Tradition Africaine revisitée, réinterrogée et refécondée. Révolution traditionnelle, populaire et proactive, ainsi se dessine la vague montante de l’Afrique renaissante.
À nous de nous en saisir pleinement, comme sauvegarde du sens ultime et toujours ouvert sur l’illimité, de l’humanité africaine. Telle est l’ambition de notre ouvrage en préparation : construire l’offre politique africaine sur autre chose que le sempiternel syndrome de l’ennemi structurant occidental ou oriental, ou afro-décadent ; trouver un paradigme africain de la géopolitique africaine, qui intègre et dépasse les moments historiques précédents vers une spontanéité africaine propre, lucide et intrépide. Telles sont les profondeurs du combat de Titans qui prépare la nouvelle aurore de Kemet. Ni dans le suivisme, ni dans le non-alignement, la vraie maîtrise de la destinée africaine par les Africains passe par l’approfondissement et la confrontation créatrice des valeurs de civilisation qui signent l’unicité et la fécondité de la Tradition multimillénaire de l’Afrique.
source : Geopolitika
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