Julien Joly, Le Mensuel de Rennes
Le 16 juillet 2023 à 20h00
Brejnev connaissait la taille de votre jardin. En pleine Guerre froide, des espions soviétiques déploient d’importants moyens pour réaliser une mystérieuse carte de Brest…
(Illustration Julien Solé)
Ce n’est qu’une carte géographique. Et pourtant, son existence aurait mis mal à l’aise les Brestois d’il y a 50 ans… S’ils en avaient eu connaissance. Car c’est dans le plus grand secret que l’URSS, au cœur de la guerre froide, a cartographié la Cité du Ponant dans ses moindres détails. Pas très rassurant quand on sait que ses installations militaires faisaient de la ville une cible de choix en cas de conflit nucléaire. L’Armée Rouge disposait d’une liste détaillée des sites stratégiques brestois et des caractéristiques de la ville – jusqu’au type de pavage des rues.
C’est du moins ce qui saute aux yeux lorsqu’on déroule la carte militaire « M-30-123,124 ». Ce document (toujours considéré comme secret en Russie) dévoile chaque bâtiment de « Брест », ses élévations et ses récifs, jusqu’aux méandres du bocage alentour. Les services de renseignement ont visiblement mis en œuvre des moyens considérables pour la produire. Afin de préparer une opération militaire ? À l’aube des années 80, le Pacte de Varsovie étudiait l’hypothèse d’une invasion partielle de la France en cas d’attaque par l’Otan. Sauf que Brest ne faisait pas partie des objectifs.
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Un projet démesuré
À l’origine, cette carte fait partie d’un lot de documents marchandés par des officiers désabusés à la chute de l’URSS. Elles ont atterri chez des collectionneurs puis, au XXIe siècle, sur des sites de vente en ligne. C’est là que nous avons trouvé « M-30-123,124 ». Il en existe d’autres. Des centaines de milliers d’autres. Depuis la Seconde guerre mondiale, barbouzes et géographes soviétiques ont conçu un projet démesuré : établir un atlas global à l’échelle de la moindre bourgade.
S’y plonger, c’est remonter dans le temps. L’hôpital de la Cavale Blanche ? Des champs. Le pont de la Villeneuve ? Inexistant. La coloration des bâtiments indique ce que l’adversaire voyait d’important chez nous. Industriel en noir. Administratif en rose. Stratégique en bleu. Comme la base navale, indiquée avec des détails d’une précision inquiétante : force des marées, lieux d’amarrage par type de navires, présence de radars anti sous-marins… Le fort Montbarey apparaît clairement, alors que cet ancien siège du centre de commandement de la DCA locale est toujours flouté sur Google Earth.
Outre l’emplacement des routes, la carte indique leur solidité, leur largeur et leur composition. Les plus grands axes peuvent supporter 80 tonnes, de quoi faire rouler des chars d’assaut à l’aise.
Les différents bâtiments sont soigneusement identifiés : la préfecture, la mairie, les gendarmeries, les bureaux de poste… La desserte ferroviaire de la ville est détaillée, ainsi que son approvisionnement en électricité et en gaz.
La partie la plus sensible du texte est sans doute la description de l’Île-Longue
L’Ile-Longue méticuleusement décrite
D’autres informations semblent avoir été compilées grâce au travail d’agents de terrain. Ces indications sont rassemblées en marge de la carte, dans un long encadré. Résumé : « Brest est une ville du nord-ouest de la France, entourée de collines et de vallées d’une altitude maximum de 160 m. Les berges des rivières ne sont pas hautes mais souvent abruptes… » Un vrai pot-pourri qui mêle considérations sur le degré d’inclinaison des pentes (ce qui peut freiner la progression de troupes éventuelles), profondeur des estuaires ou hauteur des immeubles. Côté défenses, le rédacteur anonyme cite des refuges souterrains, des forts et des casemates. Et de préciser que, si besoin, Brest est facilement identifiable depuis un avion…
La partie la plus sensible du texte est sans doute la description de l’Île-Longue, sanctuaire de la dissuasion nucléaire française depuis 1972 – la carte a été terminée en 1973.
Les Russes semblaient ne rien ignorer des différents accès et de leur taille, des entrepôts d’armes nucléaires ou de la présence de 24 silos à missiles balistiques.Retrouvez toutes les Histoires extraordinaires de Brest
Agents de terrain et navires espions
Comment l’Est a-t-il pu accumuler une telle masse de renseignements, déjouant une paranoïa occidentale aiguillonnée par la constante menace du feu nucléaire ?
Le plus simple a sans doute été de recopier des documents disponibles dans le commerce. La propriété intellectuelle n’était sans doute pas la principale préoccupation des ingénieurs communistes. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait croiser les sources, car des sites sensibles ont été volontairement omis des documents officiels. Ça tombe bien, le programme d’imagerie satellite Zenit embarquait déjà d’excellents appareils photo. Des agents de terrain ont certainement complété le travail, car un satellite ne connaît pas le nom des rues, ni ce qui est fabriqué dans les usines.
Et puis il y avait les navires espions. Entre 1969 et 1973, les autorités repèrent des bateaux de pêche et des pétroliers qui rodent de manière suspecte le long des très stratégiques côtes bretonnes. Sans doute bardés de détecteurs.
Un détail étrange : le nom des rues sur la carte est en cyrillique. La prononciation est respectée. Mais impossible de l’utiliser pour lire les panneaux sur place. Cette particularité interroge. Ainsi que l’évocation de nombreux détails sans importance militaire (qui s’intéresse au fait que Brest « importe des fertilisants » ?). Encore un indice que la carte venue du froid n’annonçait pas forcément une possible attaque. Ale – xander Kent, un géographe qui a cosigné un livre sur le sujet (« Red Atlas », non traduit), estime qu’il s’agissait peut-être d’une façon d’ordonner les connaissances que l’URSS possédait sur le monde. Utile pour le jour où le communisme se serait étendu sur le globe… Y compris dans la bonne ville de Брест.
Source : Le Télégramme
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