Cet article est paru le 17 mai 2017 sous le titre : « Le silence d’un blog ». Pour une fois, la seule, Jean se racontait un peu. Sa maladie … Mais nous en reparlerons dès que seront amortis le choc et la douleur de voir partir un ami si proche et si exceptionnel, un si talentueux auteur du Grand Soir (plus de 200 articles). Déjà, Fabien Roussel, mais aussi Jean-Luc Mélenchon et Manuel Bompard ont réagi.
LGS
« Chroniques Latines », c’est le titre du blog de Jean Ortiz dans l’Humanité, qui précise : « Les chroniques Latines de Jean Ortiz portent un regard loin des clichés sur les luttes de libération du continent sud-américains… Toujours un oeil vif sur l’Espagne et les enjeux sous-jacents du quotidien… ».
Ajoutons qu’avec Jean Ortiz, c’est toujours « l’humain d’abord » et c’est pourquoi, « à cause d’un diable de scanner qui a marqué un avant et un après », alors que sa grande carcasse lui envoie de sombres signaux dont ses amis avaient consigne de ne pas parler, il livre aujourd’hui une chronique singulière où le « moi » s’avance pour mieux se masquer derrière le « nous ». Et, au passage, derrière le Che que Jean Ortiz connaît mieux que personne.
Le Grand Soir
Mes amis s’inquiètent…
J’écris de moins en moins sur mon blog « humanite.fr ». Ce blog communiste était devenu un espace iconoclaste de colères, de passions, de propos et d’analyses décalés, voire d’intimités, de complicités militantes, de provocations jamais gratuites, de fidélité à une histoire, à des valeurs, celles de ma naissance et de mes classes militantes au pays de Jaurès (« qu’il » a, sans scrupules, tenté de « macroniser »), au pays des prolétaires du textile, de la sidérurgie, de la mine… La CGT, le PCF, l’Amérique « latine », mon père Enrique, la lutte des classes, l’école publique laïque, « l’ascenseur social », ont fait le reste. J’écris de moins en moins sur mon blog, soyons sincère, tout simplement à cause d’un diable de scanner qui a marqué un avant et un après. Sidérant. Un nom de code qui te glace.
L’ennemi s’est infiltré en toi.
Il voudrait te voiler le soleil, celui qui allume le courage, celui qui refuse de n’éclairer que lui. Il prétend t’encrasser la tronche, te filer le blues de la défaite. Il te confronte au flux incessant d’insomnies hantées de présents et de souvenirs difficiles. Mais il est des insomniaques qui guettent angoissés l’aurore afin de reprendre la marche, chaque jour plus claudicante. En vain ? Le sens du monde n’est-il pas dans cette marche, fût-elle incertaine ? La marche partagée, au rythme de chacun.
« L’ennemi interne » appelle un combat essentiel, contre toi-même. Il voudrait te laisser seulement la liberté, surveillée, de tourner autour de ton nombril devenu par trop nombrilique, alors qu’il reste tant de combats ensemble à mener, tant de barricades à dresser, tant d’horizons à conquérir.
Cet ennemi devient un autre toi, un double obstiné qui résiste à tout acharnement propulsif. N’est-ce pas précisément cet acharnement qui compte ? Qui vaut une vie ? Des combats peuvent être perdus : jamais l’éthique de la résistance quotidienne, l’esthétique de l’engagement total. Ces combats, qui peuvent te transcender, obligent parfois à un repli pudique. Alors, il faut essayer de lever le poing, encore plus haut, en sourdine.
Nous terminons en ce moment un livre sur Che Guevara, « guérillero héroïque » et grand malade. Il s’entraînait tous les jours à gravir le Popocatepetl, il n’y arrivait pas, mais recommençait le lendemain. L’ennemi te trahit lorsque tu grimpes, comme lorsque tu te lèves au cri (fatigué) de « No pasará ! ». Tu le reprends ce « No pasarán ! » des « rouges ». Mais au final, il passe, il passe, et rabougrit ton blog, l’oblige à devenir une sorte de blog médicalement autocentré.
Les « jours meilleurs » se muent désormais en chemin très pentu, très incertain, en jardin étroit. Si étroit qu’il doit, pour l’être, rester « privé » et accéder à l’universel. On naît d’ici et d’ailleurs. Lutter sur tous les fronts devient de plus en plus difficile… Alors tu t’accroches à la solitude nombreuse, nostalgique sans trop, à la roseraie, refuge ouvert, métissé. Les rosiers du père et des militants ouvriers du village comme perpétuelle boussole.
Au final, la bataille ne vaudra sans doute que de l’avoir menée. Mais elle vaudra. On ne s’efface vraiment que d’abdication, de reniement. Nulle souffrance n’use définitivement l’espoir, l’épopée, l’enthousiasme, si tu te relèves pour essayer d’inscrire tes pas dans la marche des humains, celle qui ré-enchante le monde. Mais l’écrire est une chose, et le vivre une autre. Etre révolutionnaire, c’est contribuer à faire de l’Humanité le moteur d’une vie. D’accord Elie, Roger. Mais la barre est haute. D’où le silence.
Tiens, il commence à faire soleil.
Jean ORTIZ
Lundi, 15 Mai, 2017
Photo Capitan Antonio Nunez/AFP
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