Angélique Ipanga, enseignante et agricultrice dans un champ de manioc, Lukolela, République démocratique du Congo. Photo par Ollivier Girard/CIFOR<
L’Union Africaine est en train d’apporter les dernières touches au projet de protocole sur les droits de propriété intellectuelle de l’accord sur la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Une fois ratifié, ce texte fera partie intégrante de la ZLECAf et mis en application dans les 54 pays membres. Le protocole s’appliquera à toutes les catégories de propriété intellectuelle y compris les variétés végétales, les ressources génétiques et les connaissances traditionnelles. De façon spécifique, il vise à promouvoir une politique dite « cohérente » en matière de droits de propriété intellectuelle et un système « harmonisé » pour leur application sur l’ensemble du continent (article 2.2.).
Puisque les droits de propriété intellectuelle privatisent la biodiversité agricole, un patrimoine collectif et une pierre angulaire de la souveraineté alimentaire, il faut bien analyser les implications de ce protocole pour les semences ainsi que les droits des paysans et des communautés rurales en Afrique.En effet, un peu partout dans le monde, les accords de libre-échange imposent la privatisation des semences, que ce soit à travers des brevets ou des droits d’obtention végétale. Ces droits permettent aux entreprises semencières d’exiger le paiement de royalties aux agriculteurs qui utilisent leurs semences, à chaque génération, pendant 20 ou 25 ans. Selon les firmes semencières – comme Syngenta ou Bayer – sans ce paiement ils ne vont pas pouvoir investir dans la recherche.
Maintenant, ce même régime est en train d’arriver à grand pas en Afrique où il pourrait bouleverser les rapports entre les citoyens d’un État donné, et même entre les États eux-mêmes.
La question est abordée dans l’article 8 du projet de protocole. Il oblige les États à protéger les nouvelles variétés végétales par un système juridique qui inclut les droits des agriculteurs, les droits des obtenteurs et les règles relatives à l’accès à la biodiversité et au partage des avantages qui en découlent, « selon qu’il convient » (« as appropriate » dans la version anglaise du projet de protocole).
Il ajoute que les États devront se conformer aux « obligations supplémentaires » énoncées dans une annexe qui sera élaborée une fois que le protocole est adopté. Dès son adoption, cette annexe, tout comme les annexes relatives aux savoirs traditionnels et aux ressources génétiques, aura la même valeur juridique que le protocole (article 41 du protocole).
Notre analyse de ces dispositions est guidée par les questions suivantes : Que signifie ce protocole pour les pays africains ? Comment vont-ils le mettre en œuvre ? Quel en sera l’impact sur les paysans et la souveraineté alimentaire en Afrique ?
strong>La signification du protocole
Impulsé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et sous la pression d’autres instances, la moitié des pays africains ont déjà mis en place un système de droit de propriété intellectuelle sur les semences. La grande majorité suit le modèle de la convention de 1991 de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV). (Voir graphique.)
Ce système est profondément critiqué parce qu’il promeut l’homogénéité génétique des cultures et interdit la réutilisation des semences par les paysans. La question maintenant est de savoir si le protocole de la ZLECAf remettra ce système dominant en cause. Le texte du projet final laisse croire que la réponse est : non.
En effet, malgré les références édulcorantes aux droits des agriculteurs et au partage des bénéfices, le protocole exige exactement ce qu’exige l’OMC, à savoir que les États mettent en place un système de protection des variétés végétales. Vu que la moitié des pays africains se sont déjà alignés sur le modèle UPOV, il est fort probable que le protocole de la ZLECAf renforce tout simplement, voire booste, cette tendance.
L’approche du protocole consistant à ordonner à la fois la protection des droits des obtenteurs avec ceux des agriculteurs, ainsi que les règles relatives à l’accès aux ressources génétiques, est un piège. Car il perd toute sa pertinence avec la mention « selon qu’il convient ». Présenter ainsi, la disposition devient une sorte d’orientation laissant aux États le libre choix d’organiser, sur leur territoire, la mise en pratique de cet article comme ils l’entendent.
Et cela se fera, forcément, de façon compatible avec leurs obligations déjà existantes en la matière, qu’elles émanent de l’OMC, de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) ou de l’organisation régionale africaine de la propriété intellectuelle (ARIPO). Ce « fait accompli » où la moitié des États est déjà liée à l’UPOV à un degré ou un autre, rend difficile, voire impossible, toute déviation du statu quo.
L’UPOV, contre tous
Car l’UPOV n’admet pas les droits des paysans, qu’ils découlent du Traité international sur les semences de la FAO ou la Déclaration de l’ONU ; ils sont en conflit direct. Et l’UPOV refuse d’incorporer des règles sur l’accès aux ressources et le partage des bénéfices, telles qu’on retrouve dans la Convention sur la diversité biologique ou, encore une fois, le Traité de la FAO. Puisqu’ils ne « conviennent » pas à l’UPOV, ces autres éléments ne verront pas le jour.
La discorde va encore plus loin. Dans ses articles 18 et 20, le protocole de la ZLECAf engage les États à exiger des obtenteurs qu’ils respectent trois conditions avant qu’un droit leur soit accordé sur une nouvelle variété. Ces trois conditions sont :
(i) déclarer la source des connaissances traditionnelles ou des ressources qu’ils ont utilisées dans la mise au point de la variété nouvelle,
(ii) présenter la preuve du consentement préalable, libre et éclairé des autorités compétentes si le pays source a une loi en la matière, et
(iii) montrer la preuve d’un partage juste et équitable des avantages tirés de l’usage de ces ressources ou connaissances dans le cadre du régime national applicable.[1]
Or ces conditions ne correspondent pas aux règles de l’UPOV. Alors, que faire ?
Il est très probable que les États africains qui sont en conformité avec l’UPOV vont continuer à l’être, même si cela ne leur apporte pas grand-chose. Et il se peut que ceux qui voudraient aller plus loin, en appliquant ces conditions supplémentaires, vont aller plus loin. Mais on ne voit pas comment les gouvernements vont changer les conditions d’octroi des droits sur l’obtention végétale dans les pays rattachés à l’UPOV. Les exigences du protocole risquent, dans ces pays-là, de rester lettre morte.
On voit mal comment le projet de protocole pourrait atteindre son objectif de promouvoir une cohérence et une harmonisation des règles et des principes de droit de propriété intellectuelle en Afrique si tous les pays de la ZLECAf gardent la latitude de mettre en œuvre les exigences du protocole. Peut-être les annexes, qui sont toujours en voie de négociation, permettront d’en savoir plus.
Un conflit entre des modèles de production
Le projet de protocole de la ZLECAf arrive à un moment crucial en Afrique. S’agissant des visions pour l’avenir de l’agriculture en Afrique et le rôle des paysans, le continent est scindé en deux. Il y a ceux qui prônent et adhérent à une vision où l’agribusiness, en association ou pas avec les petits producteurs, prenne le lead. Et il y a ceux qui cherchent à renforcer une agriculture familiale, paysanne, autonome et agroécologique. Ces deux projets assez opposés reposent sur des systèmes semenciers – et des questions des droits – complètement différents.
Dans différents pays, le système industriel promu par l’UPOV est vivement contesté. On le voit au Bénin, où les organisations paysannes se lèvent contre la proposition du gouvernement d’adhérer à l’UPOV. On le voit au Kenya et au Ghana, où des procédures judiciaires pour modifier ou déclarer inconstitutionnelles les lois sur les obtentions végétales basées sur l’UPOV sont en cours. On le voit en Afrique australe, où une campagne pour résister à l’harmonisation avec l’UPOV à cause des menaces qu’elle pose pour l’agriculture familiale dans la sous-région ralentit l’avancée du projet d’ARIPO. On le voit en Tunisie et au Mali, ou les sociétés civiles prônent une tout autre approche aux lois semencières, à partir des demandes et critères des communautés paysannes elles-mêmes. Et on le voit dans les multiples initiatives et caravanes menées par des communautés locales en alliance avec d’autres pour exiger, que ce soit auprès des autorités locales ou l’opinion publique, l’abandon de l’UPOV et le respect fondamental des droits des paysans.
Ce conflit entre modèles de production agricoles, et systèmes de droits, trouve son corollaire dans le domaine de la production animale. Tout récemment, le gouvernement du Burkina Faso s’est fait octroyé un droit exclusif sur le terme « poulet bicyclette ». C’est une marque déposée et elle s’applique aux poulets vivants, à la viande de poulet et à des produits vétérinaires destinés aux poulets. Ce droit exclusif est valide dans tous les 17 pays membres de l’OAPI pour une période de 10 ans. Or le terme « poulet bicyclette » est utilisé à travers l’Afrique de l’Ouest et du Centre depuis très longtemps pour désigner les poulets de race locale, des races paysannes. Il s’agit donc d’un patrimoine collectif, qui est de surcroît au centre de maints projets agroécologiques. Le Bénin vient même d’interdire la vente de poulets congelés, dits « poulets morgues », sur son territoire afin de promouvoir la production des poulets natifs, donc de « leur » poulets bicyclette. Est-ce que le gouvernement du Burkina Faso va exercer son droit de veto ou de monopole contre cette politique ? Le protocole de la ZLECAf lui-même encourage cette approche.
Face à ce nouvel instrument de privatisation il faut opposer une résistance citoyenne et panafricaine. Il n’est pas acceptable qu’on donne des droits de monopole sur des biens communs au service de l’humanité, que sont les semences, aux sélectionneurs qui n’y apportent que quelques retouches et se les approprient. Il n’est pas acceptable non plus que des acteurs étatiques ou privés s’arrogent, à travers d’autres droits de propriété intellectuelle, un symbole fort d’identification culturelle de presque tout un continent. Ce sont des accaparements et il faut les interdire en tant que tel.
Mohamed Coulibaly et Grain
Note :
[1] Historiquement, ces trois éléments ont été élaborés, sous l’égide des Nations unies, par les pays dits en développement afin de corriger l’injustice de la « biopiratérie » de leurs ressources et savoirs par les chercheurs des pays industrialisés. C’est ironique que les pays africains l’utilisent contre eux-mêmes dans le cadre de la ZLECAf. Cela peut même freiner le développement de la recherche publique et l’émergence des petites entreprises semencières axées sur l’agroécologie, car c’est très contraignant et ces ressources et savoirs ne respectent pas forcément les frontières nationales.
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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