« Pourtant, il suffit de voir ce que la mort d’un véritable ami provoque
de déchirement pour comprendre que cette approche [réflexive et idéaliste sur l’amitié]
n’est pas hypothétique et que c’est un au-delà de la mort, de la finitude, qu’elle revêt. » Benoît Patar
Pendant que je terminais l’écriture de ce texte, un ami perdait sa mère, un couple proche de moi apprenait la mort de son bébé et un père de famille de mon entourage était frappé d’un AVC. En deux semaines, la vie me rappelait sa précarité, mais quelque chose d’autre avait déjà commencé à germer et allait me permettre d’affronter, et même d’embrasser, cette fragilité avec une forme de paix. Parce que l’écriture m’a toujours été vitale pour dire au revoir, je recueille ici quelques fragments anachroniques de ce petit voyage intérieur : esquisse d’un deuil et aussi d’un espoir.
C’est dans la tristesse et la joie que j’assistais aujourd’hui aux funérailles d’un ami précieux. Ma grande peine est évidemment liée à sa perte. Comme d’un vêtement trop serré, je n’arrive pas à me défaire de la douleur qui m’étreint constamment la poitrine. J’ai beau tirer sur le col, le tissu revient sans cesse m’oppresser. C’est là un sentiment bien étrange pour l’être humain que celui de la fin, la fin abrupte et définitive, ici, maintenant : il n’est plus là et n’y sera plus jamais.
Deuil : du bas latin dolus, de dolere « souffrir », douleur. (Petit Robert)
Au cœur du deuil germe néanmoins une forme de joie. Celle de savoir cet homme libéré de ses souffrances. Lui-même entrevoyait avec plénitude son départ imminent, dans l’espérance vivace qu’il allait vers une vie nouvelle.
Au moment de notre dernière conversation (nous savions tous deux que c’était la dernière), il me parlait de façon naturelle et avec enjouement de la parution imminente de l’ouvrage auquel j’avais collaboré avec lui. C’était comme s’il n’allait pas nous quitter très bientôt, c’était comme si la vie continuait. Du moins, me faisait-il sentir qu’il y avait continuité, de la vie et de notre amitié aussi.
Ainsi, y a-t-il cette autre joie, la mienne, toute nouvelle et sortie de ma gorge enserrée par le deuil. Une joie faite de communion et de pérennité.
…
L’occasion m’est rarement donnée d’entrer dans une église catholique, encore moins pour honorer la vie et la mort d’un ami. Cela explique probablement en partie pourquoi j’en suis ressortie avec une si vive impression.
Beauté. Grandeur. Fort sentiment d’humilité.
Me revient à l’esprit un texte de Saint-Denys Garneau publié il y a presque une centaine d’années.
Dans son bref essai inspiré par les travaux de l’architecte français Paul Bellot, lequel souffla un vent de fraicheur sur l’architecture religieuse des années 1920-1930, Garneau écrivait : « Dans la grande révolution qui s’ébauche et qui devra être le retour de l’humanité au spirituel, il s’impose que l’art, cette couronne de l’homme, l’expression suprême de son âme et de sa volonté, retrouve son sens perdu et soit l’expression splendide de cet élan vers le haut. »
…
Les mots me manquent pour décrire ce moment, mais je conserve précieusement toutes ces impressions.
Mes regards sans cesse attirés vers la voute verte. La lumière qui filtre dans les fenêtres de la coupole. Et le grand retable, tout en dentelle et en pointes érigées vers le haut, avec ses figures de saints qui le surmontent, n’évoque-t-il pas quelque chose d’impalpable : quelque chose de cette promesse de la vie après la mort, quelque chose même d’une vie qui se poursuit. Sentiment d’une continuité dans l’espace et dans le temps.
L’Ave Maria (dit de Caccini) me subjugue.
Cette pièce enveloppe l’âme de son souffle et la transporte, lentement, d’une phrase musicale à l’autre, toujours un peu plus haut.
Au moment le plus fort, où la voix de la soprano atteint des sommets, je me retourne vers le jubé pour en découvrir la source : je distingue à peine les musiciens, mais suis frappée par l’immense rosace multicolore.
Ultime clin d’œil de cet ami qui croyait en la résurrection, en la communion des saints.
Cher ami, votre corps gisait au fond de cette grande boite noire, au bas de l’allée, si près de nous encore, un pont, me semblait-il, entre cette vie et celle d’après, entre le visible et ce que toute cette architecture tend à nous rappeler, l’invisible. Cher ami, même dans la mort, vous êtes un rappel de la continuité. Tout n’est pas terminé. Votre amitié m’invite à y croire.
…
Les hommages rendus mettaient en perspective la valeur de l’amitié que vous aviez su cultiver. Et de toutes ces amitiés que vous aviez tissées.
À ce sujet, vous affirmiez récemment ceci:
« Je pense aussi qu’il peut y avoir des amitiés spirituelles, dont le ressort est le courage et la liberté. Cette amitié spirituelle consiste non pas seulement en une empathie pour ce qu’est la personne aimée, mais pour ce dont elle témoigne, à savoir la vie de l’âme. Elle est un haussement du regard sur l’autre, qui se concrétise par une connivence réconfortante au niveau de l’esprit. Toutes les amitiés ne sont pas de cet ordre, même si toutes, elles devraient y tendre, mais ceux qui ont le bonheur de la connaitre se sentent en quelque sorte sauvés dans leur attachement à la vie, car elle est une participation, si modeste soit-elle, à la béatitude, à l’expérience de Dieu. »
En cette église, aujourd’hui, bercée par les chants sacrés et méditant sur ce que vous avez légué, je ne peux croire en un héritage culturel limité aux choses matérielles.
C’est Pierre Nepveu qui a récemment écrit : « Mais l’acte de conserver sans poser la question du sens de ce que l’on conserve et, davantage encore, sans que les lieux, les objets sauvés de la destruction et de l’oubli s’inscrivent dans une quête, une introspection, une redéfinition de soi, une invention créatrice – cet acte confine à la muséification. »
Cher ami, votre foi, votre amitié, votre vie et même votre mort participent à donner un sens à cet héritage catholique que je goute aujourd’hui en cette cathédrale.
Notes sur les citations
La citation non identifiée est de Benoît Patar «Qu’est-ce que l’amitié», conférence donnée le 31 juillet 2021 dans le cadre des conférences Jean-Jacques Olier organisées par l’Institut de formation théologique de Montréal.
Hector de Saint-Denys Garneau, «L’Art spiritualiste», dans La Relève, mai 1934, p. 43.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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