Il existe un complotisme d’extrême gauche étrangement négligé par les spécialistes des « théories du complot » : le complotisme néo-antifasciste. Les études savantes sur le complotisme ont en effet privilégié ses manifestations dans les milieux situés à l’extrême droite (contre-révolutionnaires, nationalistes xénophobes et antisémites, fascistes, nazis, néo-fascistes et néo-nazis, populistes de droite [1]), de la même manière que les travaux académiques sur l’extrémisme ou sur le populisme ont porté principalement sur les extrémismes de droite et les populismes de droite. C’est là laisser entendre que les milieux révolutionnaires (socialistes, anarchistes, communistes) auraient été allergiques aux croyances complotistes [2]. On sait pourtant, grâce à de récents travaux de psychologie sociale, que les extrémistes de gauche comme ceux de droite sont particulièrement enclins à adhérer à des thèses complotistes [3]. Ils partagent notamment une « perception manichéenne et simplifiée du monde, complétée par une vision plus négative et plus stigmatisante de leurs adversaires politiques [4] ». Ce qui caractérise les extrémistes, c’est donc leur tendance à la méfiance et au soupçon ainsi qu’à l’intolérance dogmatique et au rejet phobique des idées qui diffèrent des leurs [5]. Ils diabolisent les exogroupes idéologiques qu’ils se représentent d’une façon paranoïaque comme des incarnations du Mal [6].
La question se complique du fait que divers groupes « radicaux » de gauche, loin de se défendre d’être complotistes, défendent le point de vue conspirationniste et le reprennent sans réserve à leur compte. En publiant en janvier 2022 leur Manifeste conspirationniste, certains idéologues d’ultra-gauche – libertaires lecteurs de Guy Debord et soucieux de peaufiner leur style pamphlétaire – se sont lancés dans une virulente dénonciation de ce qu’ils appellent la « conspiration anticonspirationniste [7] » dont le philosophe libéral et antitotalitaire Karl Popper, accusé en conséquence d’appartenir au camp des élites « bourgeoises » par nature suspectes, aurait été l’inventeur et le théoricien. Assumant, non sans un évident désir de provocation de style situationniste, le conspirationnisme – « Nous sommes conspirationnistes, comme tous les gens sensés désormais [8] » –, ils postulent que « la faculté de conspirer est inhérente à toute existence [9] », que « le conspirationnisme est le nom de la conscience qui ne désarme pas [10] » et que « c’est seulement du point de vue de l’État que toute entente singulière et tout rassemblement forment une menace [11] ». D’où la thèse selon laquelle « dans un monde de paranoïaques, ce sont les paranoïaques qui ont raison », tant il est vrai que « la rhétorique anticonspirationniste vise, pour les propriétaires de ce monde, à s’adjuger le monopole de la faculté de conspirer [12] ». Telle est l’explication conspirationniste d’ultra-gauche, à la fois antilibérale et anti-État, de l’anticonspirationnisme, dénoncé comme un instrument idéologique et rhétorique des maîtres du monde.
Mais, pour cette minorité qui se veut active autant que lucide, une posture révolutionnaire intransigeante est de rigueur. Il ne s’agit pas seulement d’expliquer, il s’agit aussi, et peut-être surtout, d’engager un combat contre le monde tel qu’il est. Pour ces mégalomanes littéraires, le doute n’est pas permis : « Nous vaincrons parce que nous sommes plus profonds [13]. » Un geste rhétorique analogue, sur un autre front, est observable chez les auteurs néo-gauchistes qui, dans le sillage de l’ex-althussérien Jacques Rancière [14], dénoncent « l’antipopulisme » comme « la nouvelle haine de la démocratie [15] » : « Il est […] à craindre que la rhétorique antipopuliste ne constitue que le premier moment d’une attaque plus générale contre les principes fondamentaux de la démocratie [16]. » Il s’ensuit qu’un révolutionnaire conséquent devrait être aujourd’hui résolument populiste et conspirationniste.
Dans la littérature savante, les théories du complot ou les croyances complotistes, souvent rapportées à une mentalité complotiste [17], sont définies comme des croyances selon lesquelles un certain nombre d’acteurs, imaginés comme puissants et malveillants, s’entendent en secret pour atteindre un objectif criminel. Pour les complotistes, qui sont souvent des opposants ou des « perdants » politiques (c’est-à-dire des citoyens qui se sentent privés de contrôle politique [18]), ces croyances jouent le rôle d’explications des événements perturbants ou terrifiants (crises financières, pandémies mondiales, attaques terroristes, etc.) ou de la marche générale des événements dans l’histoire, jugée insatisfaisante, inquiétante et scandaleuse. Mais il ne faut pas pour autant oublier le cas des dirigeants politiques qui, parvenus au pouvoir, recourent à des récits complotistes pour détourner l’attention du public de leur erreurs ou de leurs défaillances, ou encore pour disqualifier leurs opposants et ainsi renforcer leur pouvoir. Et ces dirigeants politiques peuvent être de gauche comme de droite.
Le complotiste gauchiste de style néo-antifasciste a ses idéologues, ses adeptes et ses activistes. Son discours est celui d’un antifascisme d’imitation, ritualisé, commémoratif, à tonalité édifiante. Il est fabriqué avec des matériaux historiques et mémoriels empruntés pour l’essentiel aux années 1933-1945 [19], sélectionnés pour être instrumentalisés le plus efficacement possible au moyen de ressemblances douteuses ou d’identifications abusives susceptibles de déclencher des émotions fortes, visant à intimider. Il se traduit politiquement, aujourd’hui, par le refus à la fois phobique et haineux du débat [20]. La libre discussion avec l’ennemi idéologique est perçue comme un acte criminel. L’ennemi ne peut qu’être dénoncé comme un ennemi du peuple ou du genre humain. Le postulat de ce complotisme néo-antifasciste est que, bien qu’invisible pour le regard non éduqué du citoyen ordinaire, « le fascisme » est à nos portes et qu’il est rendu possible par la diffusion des « idées d’extrême droite » grâce à un vaste réseau de complicités d’intellectuels « réactionnaires » que les nouveaux antifascistes prétendent dévoiler.
Notes :
[1] C’est ainsi que le livre d’Eirikur Bergmann, Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation (Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018), contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, est centré sur les populismes de droite et d’extrême droite, ou supposés tels. Les délires complotistes des populistes d’extrême gauche, au pouvoir comme dans l’opposition, sont passés sous silence.
[2] Parmi les rares analyses critiques du complotisme dans les milieux révolutionnaires (anarchistes, communistes, etc.) ou ceux du gauchisme culturel, voir par exemple Pierre-André Taguieff, Court Traité de complotologie, suivi de Le « Complot judéo-maçonnique » : fabrication d’un mythe apocalyptique moderne, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013, en partic. pp. 17-19, 81-86, 111-117, 149-152, 171-189.
[3] « L’extrême droite et l’extrême gauche plus susceptibles au complotisme », 18 janvier 2022. Cet article résume les résultats d’une étude internationale menée dans 26 pays et portant sur plus de 100 000 personnes. Voir Roland Imhoff, Adrian Bangerter, Sylvain Delouvée, Karen M. Douglas, Olivier Klein, Pascal Wagner-Egger, Jan-Willem van Prooijen et al., « Conspiracy Mentality and Political Orientation across 26 Countries », Nature Human Behavior, 6 (3), mars 2022, pp. 392-403.
[4] « L’extrême droite et l’extrême gauche… », art. cit.
[5] Jan-Willem van Prooijen & André P. Krouwel, « Extreme Political Beliefs Predict Dogmatic Intolerance », Social Psychological and Personality Science, 8 (3), septembre 2017, pp. 292–300 ; Jan-Willem van Prooijen & André P. Krouwel, « Psychological Features of Extreme Political Ideologies », Current Directions in Psychological Science, 28 (2), 2018, pp. 159–163.
[6] J. Eric Oliver & Thomas J. Wood, « Conspiracy Theories and the Paranoid Style(s) of Mass Opinion », American Journal of Political Science, 58 (4), octobre 2014, pp. 952–966 ; Matthijs Rooduijn & Tjitske Akkerman, « Flank Attacks: Populism and Left–right Radicalism in Western Europe », Party Politics, 23 (3), 2017, pp. 193–204.
[7] Anonyme, Manifeste conspirationniste, Paris, Le Seuil, 2022.
[8] Ibid., p. 7.
[9] Ibid., p. 54.
[10] Ibid., p. 33.
[11] Ibid., p. 54.
[12] Ibid., p. 42.
[13] Ibid., phrase placée en 4e de couverture.
[14] Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005.
[15] Antoine Chollet, L’Antipopulisme ou la nouvelle haine de la démocratie, Paris, Textuel, 2023.
[16] Antoine Chollet, L’Antipopulisme ou la nouvelle haine de la démocratie, op. cit., pp. 19-20.
[17] Serge Moscovici, « The Conspiracy Mentality » (tr. angl. Kathy Stuart), in Carl F. Graumann & S. Moscovici (eds.), Changing Conceptions of Conspiracy, New York & Berlin, Springer-Verlag, 1987, pp. 151-169.
[18] Ana Stojanov & Jamin Halberstadt, « Does Lack of Control Lead to Conspiracy Beliefs? A Meta‐analysis », European Journal of Social Psychology, 50 (5), mai 2020, pp. 955–968.
[19] Gilles Vergnon, L’Antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
[20] Voir Laurent Fidès, Face au discours intimidant. Essai sur le formatage de la pensée à l’ère du mondialisme, Paris, Éditions du Toucan, 2015 ; André Perrin, Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, préface de Jean-Claude Michéa, Paris, L’Artilleur, 2016.
* Extraits d’un ouvrage en préparation.
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch