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par Ludovic Simbille et Ivan du Roy
Année après année, la liste des tués par les forces de l’ordre ne cesse d’augmenter. Trop souvent, la thèse de la légitime défense ou du refus d’obtempérer ne supporte pas l’analyse des faits. Basta ! en tient le terrible mais nécessaire décompte.
«Je vais te tirer une balle dans la tête», lance le «gardien de la paix», braquant son arme sur la vitre de la voiture à l’arrêt, avant que son collègue ne crie «Shoot-le». Au volant, Nahel, un mineur de 17 ans qui conduit sans permis, démarre malgré tout. Le gardien de la paix met sa menace à exécution, tuant à bout portant l’adolescent. La scène se déroule ce 27 juin à Nanterre. Les agents ont plaidé la légitime défense arguant que le véhicule fonçait sur eux, ce que dément la vidéo de la scène. L’auteur du coup de feu mortel est placé en garde à vue. La famille de la victime s’apprête à déposer deux plaintes, l’une pour «homicide volontaire et complicité d’homicide», l’autre pour «faux en écriture publique».
Le drame déclenche la révolte des habitants du quartier d’où est originaire la victime. Deux semaines plus tôt c’est Alhoussein Camara qui est tué d’une balle dans le thorax par un policier, dans des conditions similaires près d’Angoulême.
En 2022, on dénombrait treize morts lors de «refus d’obtempérer» par l’ouverture du feu des forces de l’ordre. Au delà des nouveaux drames de Nanterre et d’Angoulême, combien de personnes ont-elles été tuées par les forces de l’ordre, et dans quelles circonstances ? Basta ! actualise son recensement des missions et interventions de police et gendarmerie ayant provoqué la mort.
Les décès dus à une ouverture du feu des forces de l’ordre ont considérablement augmenté, avec respectivement 18 et 26 personnes abattues en 2021 et 2022, soit plus du double que lors de la décennie précédente. Cette augmentation amplifie la tendance constatée depuis 2015, lorsque le nombre de tués par balle a franchi le seuil de la dizaine par an. À l’époque, le contexte lié aux attaques terroristes islamistes a évidemment pesé, avec cinq terroristes abattus en 2015 et 2016 par les forces de sécurité.
Le risque terroriste n’explique cependant pas l’augmentation des décès par balle en 2021 et 2022. Un seul terroriste potentiel a été tué en 2021 – Jamel Gorchene, après avoir mortellement poignardé une fonctionnaire administrative de police devant le commissariat de Rambouillet (Yvelines), le 23 avril 2021, et dont l’adhésion à l’idéologie islamiste radicale serait «peu contestable» selon le procureur chargé de l’enquête. Aucun terroriste ne figure parmi les 26 tués de 2022. Dans quelles circonstances ces tirs ont-ils été déclenchés ?
Tirs mortels face à des personnes munis d’armes à feu
Sur les 44 personnes tuées par balles en deux ans, un peu plus de la moitié (26 personnes) étaient armées, dont dix d’une arme à feu. Parmi elles, sept l’ont utilisée, provoquant un tir de riposte ou de défense des forces de l’ordre. Plusieurs de ces échanges de tirs se sont déroulés avec des personnes «retranchées» à leur domicile. L’affaire la plus médiatisée implique Mathieu Darbon. Le 20 juillet 2022, dans l’Ain, ce jeune homme de 22 ans assassine à l’arme blanche son père, sa belle-mère, sa sœur, sa demi-sœur et son demi-frère. Le GIGN intervient, tente de négocier puis se résout à l’abattre. En janvier 2021, dans une petite station au-dessus de Chambéry, un homme souffrant de troubles psychiatriques s’enferme chez lui, armé d’un fusil, en compagnie de sa mère, après avoir menacé une voisine. Arrivé sur place, le GIGN essuie des tirs, et riposte. Scénario relativement similaire quelques mois plus tard dans les Hautes-Alpes, au-dessus de Gap. Après une nuit de négociation, le «forcené», Nicolas Chastan est tué par le GIGN après avoir «épaulé un fusil 22 LR [une carabine de chasse, ndlr] et pointé son arme en direction des gendarmes», selon le procureur. L’affaire est classée sans suite pour légitime défense.
Au premier trimestre 2021, le GIGN a été sollicité deux à trois fois plus souvent que les années précédentes sur ce type d’intervention, sans forcément que cela se termine par un assaut ou des tirs, relevait TF1. Le GIGN n’intervient pas qu’en cas de «forcené» armé. Le 16 avril 2021, l’unité spéciale accompagne des gendarmes venus interpeller des suspects sur un terrain habité par des voyageurs. Un cinquantenaire qui, selon les gendarmes, aurait pointé son fusil dans leur direction est tué.
Arme à feu contre suspects munis d’arme blanche
Parmi les 44 personnes tuées par arme à feu en 2021 et 2022, 16 étaient munis d’une arme blanche (couteau, cutter, barre de fer). Une dizaine d’entre elles auraient menacé ou attaqué les agents avant d’être tuées. Au mois de mars 2021, un policier parisien tire sur un homme qui l’attaque au couteau, pendant qu’il surveillait les vélos de ses collègues.
La mort d’un pompier de Colombes (Hauts-de-Seine) rend également perplexes ses voisins. En état d’ébriété, il jette une bouteille vers des agents en train de réaliser un contrôle, puis se serait approché d’eux, muni d’un couteau «en criant Allah Akbar». Il est tué de cinq balles par les agents. L’affaire est classée sans suite, la riposte étant jugée «nécessaire et proportionnée». L’été dernier à Dreux, une policière ouvre mortellement le feu sur un homme armé d’un sabre et jugé menaçant. L’homme était par ailleurs soupçonné de violence conjugale.
Dans ces situations, la légitime défense est la plupart du temps invoquée par les autorités. Cela pose cependant question lorsque la «dangerosité» de la personne décédée apparaît équivoque, comme l’illustre le cas de David Sabot, tué par des gendarmes le 2 avril 2022. Ses parents, inquiets de l’agressivité de leur fils, alcoolisé, alertent la gendarmerie de Vizille (Isère). Les gendarmes interviennent et tirent neuf balles sur David. Selon les gendarmes, il se serait jeté sur eux. Selon ses parents, il marchait les bras ballants au moment des tirs. «On n’a pas appelé les gendarmes pour tuer notre enfant», s’indignent-ils dans Le Dauphiné.
Juridiquement, le fait que la personne soit armée ne légitime pas forcément l’ouverture du feu par les forces de l’ordre. Selon l’Article 122-5 du Code pénal, une personne se défendant d’un danger n’est pas pénalement responsable si sa riposte réunit trois conditions : immédiateté, nécessité, proportionnalité. «La question va se poser, s’il n’y avait pas moyen de le neutraliser autrement», indique à Var Matin «une source proche du dossier», à propos du décès d’un sans-abri, Garry Régis-Luce, tué par des policiers au sein de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, en août dernier. Sur une vidéo de la scène publiée par Mediapart, le sans-abri armé d’un couteau fait face à cinq policiers qui reculent avant de lui tirer mortellement dans l’abdomen. Sa mère a porté plainte pour homicide volontaire.
De plus en plus de profils en détresse psychologique
Plusieurs affaires interrogent sur la manière de réagir face à des personnes en détresse psychologique, certes potentiellement dangereuses pour elle-même ou pour autrui, et sur la formation des policiers, souvent amenés à intervenir en premier sur ce type de situation.
Le 21 avril 2022, à Blois, des policiers sont alertés pour un risque suicidaire d’un étudiant en école de commerce, Zakaria Mennouni, qui déambule dans la rue, pieds nus et couteau en main. Selon le procureur de Blois, l’homme se serait avancé avec son couteau vers les policiers avant que l’un d’eux tire au taser puis au LBD. Son collègue ouvre également le feu à quatre reprises. Touché de trois balles à l’estomac, Zakaria succombe à l’hôpital. La «légitime défense» est donc invoquée. «Comment sept policiers n’ont-ils pas réussi à maîtriser un jeune sans avoir recours à leur arme à feu», s’interroge la personne qui a alerté la police. Une plainte contre X est déposée par les proches de l’étudiant, de nationalité marocaine. Sur Twitter, leur avocat dénonce une «enquête enterrée».
Près de Saint-Étienne, en août 2021, des policiers interviennent dans un appartement où Lassise, sorti la veille d’un hôpital psychiatrique, mais visiblement en décompression, a été confiné par ses proches, avant que sa compagne n’appelle police secours. Ce bénévole dans une association humanitaire, d’origine togolaise, aurait tenté d’agresser les policiers avec un couteau de boucher, avant que l’un d’eux n’ouvre le feu.
Pourquoi, dans ce genre de situation, les policiers interviennent-ils seuls, sans professionnels en psychiatrie ? Plusieurs études canadiennes démontrent le lien entre le désinvestissement dans les services de soins et la fréquence des interventions des forces de l’ordre auprès de profils atteints de troubles psychiatriques. Une logique sécuritaire qui inquiète plusieurs soignants du secteur, notamment à la suite de l’homicide en mars dernier d’un patient par la police dans un hôpital belge.
Le nombre de personnes non armées tuées par balles a triplé
Le nombre de personnes sans arme tombées sous les balles des forces de l’ordre a lui aussi bondi en deux ans (5 en 2021, 13 en 2022). C’est plus du triple que la moyenne de la décennie précédente. Cette hausse est principalement liée à des tirs sur des véhicules en fuite beaucoup plus fréquents, comme l’illustre le nouveau drame, ce 27 juin à Nanterre où, un adolescent de 17 ans est tué par un policier lors d’un contrôle routier par un tir à bout portant d’un agent.
Outre le drame de Nanterre ce 27 juin, l’une des précédentes affaires les plus médiatisées se déroule le 4 juin 2022 à Paris, dans le 18e arrondissement. Les fonctionnaires tirent neuf balles avec leur arme de service sur un véhicule qui aurait refusé de s’arrêter. La passagère, 18 ans, est atteinte d’une balle dans la tête, et tuée. Le conducteur, touché au thorax, est grièvement blessé. Dans divers témoignages, les deux autres personnes à bord du véhicule réfutent que la voiture ait foncé sur les forces de l’ordre. Le soir du second tour de l’élection présidentielle, le 24 avril, deux frères, Boubacar et Fadjigui sont tués en plein centre de Paris sur le Pont-Neuf. Selon la police, ces tirs auraient suivi le refus d’un contrôle. La voiture aurait alors «foncé» vers un membre des forces de l’ordre qui se serait écarté avant que son collègue, 24 ans et encore stagiaire, ne tire dix cartouches de HK G36, un fusil d’assaut.
Comme nous le révélions il y a un an, les policiers ont tué quatre fois plus de personnes pour refus d’obtempérer en cinq ans que lors des vingt années précédentes. En cause : la loi de 2017 venue assouplir les règles d’ouverture de feu des policiers avec la création de l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure. «Avec cet article, les policiers se sont sentis davantage autorisés à faire usage de leur arme», estime un commandant de police interrogé par Mediapart en septembre dernier. À cela «vous rajoutez un niveau de recrutement qui est très bas et un manque de formation, et vous avez le résultat dramatique que l’on constate depuis quelques années : des policiers qui ne savent pas se retenir et qui ne sont pas suffisamment encadrés ou contrôlés. Certains policiers veulent en découdre sans aucun discernement».
«Jamais une poursuite ni une verbalisation ne justifieront de briser une vie»
Au point que les gendarmes s’inquiètent très officiellement de la réponse adéquate à apporter face aux refus d’obtempérer, quitte à bannir le recours immédiat à l’ouverture du feu (voir ici). «L’interception immédiate, pouvant s’avérer accidentogène, n’est plus la règle, d’autant plus si les conditions de l’intervention et le cadre légal permettent une action différée, préparée et renforcée. Donc, on jalonne en sécurité, on lâche prise si ça devient dangereux, et surtout on renseigne. Tout refus d’obtempérer doit être enregistré avec un minimum de renseignements pour ensuite pouvoir s’attacher à retrouver l’auteur par une double enquête administrative et judiciaire», expliquait la commandante de gendarmerie Céline Morin. «Pour reprendre une phrase du directeur général de la gendarmerie : «Jamais une poursuite ni une verbalisation ne justifieront de briser une vie». Il importe donc à chacun de nous de se préparer intellectuellement en amont à une tactique et à des actions alternatives face aux refus dangereux d’obtempérer». On est loin du discours de surenchère tenu par certains syndicats de policiers.
«Pas d’échappatoire» vs «personne n’était en danger»
Pour justifier leur geste, les agents invoquent la dangerosité pour eux-mêmes ou pour autrui, considérant souvent le véhicule comme «arme par destination». Hormis la neutralisation du conducteur du véhicule, ils n’auraient pour certains «pas d’échappatoire» comme l’affirmait le membre de la BAC qui a tué un jeune homme de 23 ans à Neuville-en-Ferrain (Nord), le 30 août 2022, qui aurait démarré son véhicule au moment où les agents ouvraient la portière.
Des policiers qui se seraient «vus mourir» tirent sur Amine B, le 14 octobre, à Paris. Coincé dans une contre-allée, le conducteur aurait redémarré son véhicule en direction des fonctionnaires qui ont ouvert le feu. Plusieurs témoins affirment que ce ressortissant algérien, diplômé d’ingénierie civile, roulait «doucement» sans se diriger vers eux ni mettre personne en danger. Et Amine est mort d’une balle dans le dos. La famille a lancé un appel à témoins pour connaître les circonstances exactes du drame. Rares sont ces affaires où le récit policier n’est pas contredit par les éléments de l’enquête ou des témoins.
Au nom de la légitime défense, des gendarmes de Haute-Savoie ont tiré neuf fois le 5 juillet 2021 sur un fuyard suspecté de vol. Le conducteur de la camionnette, Aziz, n’a pas survécu à la balle logée dans son torse. «Personne n’était en danger», affirme pour sa part un proche, présent sur les lieux. D’après son témoignage recueilli par Le Média, les militaires «étaient à 4 ou 5 mètres» du fourgon. Une reconstitution des faits a été effectuée sans la présence de ce témoin, au grand dam de la famille qui a porté plainte pour «homicide volontaire».
Pour Zied B. le 7 septembre à Nice abattu par un policier adjoint, comme pour Jean-Paul Benjamin, tué par la BAC le 26 mars à Aulnay-sous-Bois alors que, en conflit avec son employeur (Amazon), il était parti avec l’un des véhicules de l’entreprise, ce sont les vidéos filmant la scène qui mettent à mal la version policière des faits. Et dans le cas de Souheil El Khalfaoui, 19 ans, tué d’une balle dans le cœur à Marseille lors d’un contrôle routier, les images de vidéosurveillance filmant la scène, et en mesure de corroborer ou de contredire la version des policiers, n’ont toujours pas pu être visionnées par la famille qui a porté plainte. Près de deux ans après le drame…
Si 2021 et 2022 ont été particulièrement marquées par les morts par balles lors d’interventions policières, qu’en sera-t-il en 2023 ? À notre connaissance, Nahel est au moins la huitième personne abattue par des agents assermentés depuis janvier dernier.
source : Le Grand Soir
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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