Dans une tribune en deux parties, dont celle-ci est la première, j’essaie de voir ce que la société haïtienne aurait pu, sans sa notoire indigence, apprendre des sanctions internationales contre les stratèges et promoteurs du mouvement sociopolitique GNB de 2004. Comment oublier ce large mouvement de 184 secteurs qui s’était lancé à l’assaut du gouvernement de Jean Bertrand Aristide, au nom de la démocratie, de la liberté de la presse et du changement social ?
Le contexte
Rarement, on avait vu pareil consensus en Haïti. Ils venaient de tous les horizons : entrepreneurs, universitaires, intellectuels, artistes, patrons de médias, journalistes, leaders politiques, syndicalistes, militants de droits humains, anciens chefs militaires tortionnaires ou dictateurs en retraite forcée, mercenaires armés et simples quidams. Tous pensaient avoir enfin réalisé la grande unité pour le changement en promettant aux damnés d’Haïti un nouveau contrat social. Ils étaient beaux, forts, puissants, et revendiquaient le statut de héros. Même les trafiquants de drogue et les tortionnaires macoutes apparaissaient sous les projecteurs des médias nationaux et internationaux comme des combattants de la liberté.
Ils étaient 184 et étaient conscients de leur puissance et, de fait, ils avaient de qui tenir. Puisqu’à la vérité, ils ne faisaient que relayer les injonctions écrites par les vrais tuteurs du mouvement : les ambassadeurs des États-Unis, de la France et du Canada qui dirigent Haïti dans les faits depuis toujours. Mais, les représentants de ce mouvement, quoiqu’étant des sous-traitants agissant au nom d’intérêts transnationaux, n’étaient pas moins imbus de leur statut de héros de l’heure. Et fort de leur médiatisation transnationale, ils avaient décidé d’entrer, avec fracas, dans l’histoire en chassant les vrais héros de 1804. Par la voix des ténors de la littérature et de la culture haïtienne, ils avaient lancé le boycott des festivités de commémoration du bicentenaire de l’indépendance du pays en 2004 pour répondre aux exigences de leur tuteurs blancs. Ceux-ci, en effet, n’avaient pas digéré la demande faite en 2001 à la France par Jean Bertrand Aristide de restituer à Haïti le montant de la dette de l’indépendance versé durant des décennies aux représentants des anciens colons et propriétaires d’esclaves de Saint Domingue.
Mais voilà que par un de ces paradoxes dont les écosystèmes complexes sont peuplés, ce sont les mêmes tuteurs blancs qui sanctionnent aujourd’hui pour activités criminelles et trafics de tous ordres la grande majorité des hommes d’affaires et des politiciens de ce mouvement. Une vraie métamorphose qui fait passer les leaders du GNB de : héros improbables à zéros infréquentables. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y a quelque chose de paradoxal, c’est-à-dire, à la fois de fascinant et de troublant, dans le fait que l’un des leaders phares du mouvement GNB de 2004 se trouve avec trois chefs de gangs sur une même liste de personnes sanctionnées pour activités criminelles et mafieuses.
C’est encore plus paradoxal quand on sait que cet homme d’affaires était, jusqu’en 2021, avant l’assassinat de Jovenel Moïse (ex président d’Haïti de 2017 à 2021), l’un des principaux bénéficiaires des actions des pouvoirs politiques instaurés en Haïti depuis 2004. Mais au-delà du caractère stratégique du lien implicitement établi entre l’un des fleurons de secteur privé haïtien des affaires et les gangs, on notera que les sanctions internationales imposées par les États-Unis, le Canada et la République Dominicaine à de nombreuses personnalités haïtiennes touchent de larges pans de la vie nationale. S’il est vrai que ces multiples listes de personnes sanctionnées, publiées au compte-gouttes et séparément par chaque pays, répondent à des finalités plus géostratégiques pour ceux qui les émettent que bénéfiques pour Haïti, il reste qu’elles révèlent un fait indéniable : tous les secteurs économiques et politiques influents d’Haïti de ces 30 dernières années sont touchés par ces sanctions.
La problématique
Et là, on se demande : mais qu’est-ce qui a bien pu se passer, de 2021 à 2023, en Haïti et dans le monde, pour que les donneurs d’ordre internationaux lâchent aussi indélicatement et brutalement dans les poubelles de l‘histoire ceux qui exécutaient, à la lettre et avec zèle, jusqu’en 2021 encore, leurs injonctions de A à Z ? Si cette question reste pleine d’intérêts, elle n’invite pas moins à se demander aussi pourquoi la société haïtienne, et notamment ses couches les plus influentes, les plus aisées et les plus instruites, accueille ces sanctions internationales avec cette relative indifférence et ce total détachement ? Car quoi qu’on puisse penser du caractère cosmétique de ces sanctions, elles ne restent pas moins une bombe à multiples charges explosives.
En effet, n’est-il pas explosif qu’une société découvre que deux de ses anciens présidents, trois de ses anciens premiers ministres, une demi-douzaine de ses sénateurs, une bonne vingtaine de ses députés, les plus riches et les plus influents hommes d’affaires soient tous sanctionnés pour activités criminelles durables, blanchiment d’argent, escroquerie et autres menées mafieuses ? N’est-il pas alors paradoxal que cette société reste passive et indifférente devant ce miroir qui renvoie la laideur horrible de ceux et celles qui ont été médiatisés, célébrés, vénérés comme des modèles de réussite ? Chaque année, tous ces hommes ont fait la une des plus anciens journaux et des prestigieux magazines du pays comme les plus influents, les plus brillants. Pendant longtemps, ils ont été présentés comme des modèles qui inspirent et qui forcent le respect. Comment une société qui suit depuis 219 ans la trajectoire d’une abjecte misère et reste impuissante devant la défaillance totale et continue de ses institutions, peut-elle se retrouver à vénérer ces fossoyeurs ?
Il y a là un paradoxe terrifiant qui invite à creuser sous les strates culturelles et académiques de la réussite haïtienne pour comprendre la métamorphose qui permet à cette société de vivre au coude à coude avec la médiocrité, la corruption et la criminalité, sans la moindre gêne et le moindre inconfort. Ce paradoxe est d’autant plus intelligible pour notre fouille anthropo-sociologique qu’il peut aider à mieux comprendre la posture confortable des élites haïtiennes devant l’errance collective qui donne à ce pays ses attraits fossilisants. Car, selon ce que dit la pensée scientifique, que nous convoquerons pour guider notre fouille, pour agir sur les invariants d’un écosystème, il faut que trois conditions soient réunies :
i. Qu’il y ait un inconfort et une gêne vis à vis de l’invariance ;
ii. Que l’on prenne du temps et que l’on trouve une méthode pour comprendre les causes de cette invariance et en déduire des solutions et des voies d’action ;
iii. Qu’il existe des ressources et de la volonté pour agir sur les causes de cette invariance.
Notre propos dans cette tribune sera de problématiser l’indifférence de la société haïtienne vis-à-vis des lourdes sanctions internationales prises contre ses plus puissantes personnalités économiques et politique de ces 30 dernières années pour monter qu’aucune de ces trois conditions ne se trouve réunie en Haïti. Ce postulat peut paraitre paradoxal, puisque, depuis 1987, Haiti s’active à réformer ses institutions politiques et ne cesse de briller dans la culture mondiale par le prestige de ses talents littéraires, artistiques et académiques.
Où est donc le problème ?
Le système paradoxal
Disons-le sans fard : le problème est dans le problème. On essaie de résoudre un problème séculaire qui demande de l’intelligence, avec des recettes connues d’avance et en mobilisant des experts dont la renommée et les succès dépendent de la perdurance de ces problèmes. Manifestement cela suscite des questions. D’où le besoin de problématiser le problème, les solutions et les experts pour faire émerger du sens. Évidemment, c’est ce qu’on appelle le système paradoxal. Car comme dans tout écosystème complexe, tout est paradoxe en Haïti. Le drame qui empêche de comprendre l’intelligibilité de l’errance haïtienne est qu’on regarde Haïti avec des yeux simplistes. Or la pensée simplifiante a comme grand handicap son exaltation à vivre dans le déni de la complexité.
Aussi, empressons-nous de rappeler que le paradoxe n’est pas un handicap pour l’analyse. C’est au contraire un outil précieux qui permet de comprendre l’évolution (régression, stagnation ou innovation) des écosystèmes chaotiques. Et c’est pourquoi la pensée complexe est si utile à ceux qui veulent expliquer le réel et ses incertitudes sans le simplifier, sans le caricaturer, sans le mutiler. L’un des avantages de la pensée complexe est qu’elle intègre dans son dispositif d’analyse l’incertitude, les paradoxes et les contradictions comme des éléments structurants pour la pensée. Dans ce dispositif, les problèmes ne se posent plus en termes antagoniques. Ce n’est plus oui ou non, pour ou contre, blanc ou noir, gauche ou droite ; c’est davantage en termes d’ouvertures, de brèches, de possibles et de probabilités. Il n’y a plus de certitudes et de déterminisme, c’est davantage l’incomplétude et les paradoxes, ce qui met le contexte au centre de l’appareil réflexif. Il faut toujours contextualiser. Et c’est pourquoi ceux qui voient le monde avec simplicité et pensent la vie avec la logique cartésienne du tiers-exclu, sont incapables de saisir la dimension intelligible du chaos humain. Paralysés, par la complexité, ils se verrouillent sur leurs certitudes et refusent d’explorer l’incertain pour chercher, dans le contexte, et non plus dans les recettes et les dogmes, un levier d’action pour un cheminement signifiant.
Voilà pourquoi dans cette tribune, de manière tipédante (par tipédant, nous désignons les outils d’intelligence mobilisés pour cartographier l’indigence haïtienne et l’indigence universelle), nous allons faire preuve de complexité pour montrer que si Haïti n’était pas verrouillée sur l’indigence (indisponibilité pour l’apprentissage), elle aurait mis à contribution les sanctions pour trouver une ligne de fuite hors de l’invariance.
Faire émerger du passé les obstacles
Nous assumons l’hypothèse que l’invariance dans laquelle est engluée Haïti est un reflet de la médiocrité académique, culturelle et humaine de ceux et celles qui vivent dans l’illusion de la réussite dans ce pays. En effet, la médiocrité haïtienne brille car elle est véhiculée par ses élites. Et ce rayonnement indigent est l’un des tout premiers paradoxes qui caractérisent l’errance haïtienne : plus le pays brille par ses talents littéraires et artistiques dans les rêves blancs d’ailleurs, plus ses institutions sont défaillantes et dépendantes de l’assistance internationale.
Difficile de ne pas faire le lien entre l’enfumage culturel et académique haïtien et les sanctions internationales prises contre les élites économiques et politiques de ce pays. Et cela pour une raison évidente : les élites culturelles et académiques haïtiennes ont toujours été les portefaix des projets de l’assistance internationale car c’est leur dépendance à cette assistance qui leur donne leur rayonnement. Et, de fait, c’est ce rayonnement qui est mis à contribution comme caution intellectuelle et sert d’adjuvant au triomphe de la médiocrité politique. Il n’échappe plus à quiconque que la médiocrité politique haïtienne n’est qu’un instrument légal au service d’un secteur économique local mafieux qui n’est qu’un sous-traitant des intérêts économiques transnationaux. Il eut été impossible au banditisme légal de triompher en 2011 jusqu’à s’imposer en 2021, dans sa maturité, comme un gangstérisme d’État, s’il n’y avait pas eu, en 2004, ces liaisons malsaines entre les élites culturelles, académiques, médiatiques, les élites économiques et les crapules politiques de tout acabit.
Et c’est en se plongeant dans ce passé putride qu’il faut chercher les causes des errances, des stagnations, des régressions et des invariances du présent. Un présent qui semble condamné à reproduire le passé, puisque le passé n’est jamais mis à contribution pour tirer les leçons et amorcer la rupture pour un futur plus digne. Et c’est là que l’indifférence de la société haïtienne vis-à-vis des sanctions pose problème. Car le passé vit toujours dans la mémoire du présent, il est l’inconscient qui verrouille sur les certitudes et les conforts, et porte en conséquence les germes du futur. Voilà pourquoi la pensée scientifique postule qu’on ne peut progresser vers la connaissance que si on parvient à vaincre les obstacles qui structurent les errances. Ainsi il ne peut y avoir qu’imposture, sinon incomplétude, quand le poète Lyonel Trouillot, dignitaire de la culture nationale, décoré par le Blanc au titre de chevalier de la légion d’honneur française, sort l’éloquence de sa prose pour condamner la posture sans pudeur, sans éthique du gouvernement actuel.
Oui, l’appel de Lyonel Trouillot est juste et mérite qu’on en fasse écho pour déranger le confort des médiocres universitaires qui sont légion dans ce gouvernement. Car il dénonce l’indignité confortable d’un gouvernement qui, sans projet, sans légitimité, sans dignité, sans exemplarité, sans responsabilité, se contente d’exister, de se gaver des maigres ressources du pays, depuis bientôt deux ans, rien que pour gérer les affaires mourantes (désormais puantes) que le Blanc lui a confiées depuis l’assassinat de Jovenel Moïse en 2021. Mais ce cri est incomplet, car le diagnostic qu’il pose se limite au présent et s’interdit de questionner le passé qui seul peut expliquer pourquoi, malgré sa notoire indigence, ce gouvernement reste bien établi. Il y a de fortes probabilités qu’il n’en aurait pas été ainsi si ce gouvernement n’avait pas été porté par une alliance malsaine dans laquelle brillait monsieur Lyonel Trouillot et bien d’autres papes de la culture haïtienne. C’est leur rayonnement qui a éclaboussé la laideur des charognards qui triomphe aujourd’hui.
Aurait-on déjà oublié que cette alliance de 2004 avait permis de légitimer une féroce répression qui a décimé toute la militance politique haïtienne dans les quartiers populaires ? N’est-ce pas dans ce vide que s’est multiplié, qu’a fructifié et s’est propagé le réseau des gangs, qui avant de prendre cette croissance vertigineuse, était des brigades armées au service, entre autres, des cartels d’hommes d’affaires du secteur privé ? Gangs que les médias et les gens de la société haïtienne désignaient, en 2021 encore, avant les sanctions, sous le doux vocable de ‘‘leaders communautaires armés’’.
Et là où le texte de monsieur Lyonel Trouillot contre le sans koutya de ses anciens alliés du GNB résonne comme une imposture, c’est qu’il garde un silence éloquent sur le passé dans lequel il brillait aux côtés de ceux qu’il dénonce aujourd’hui. Passé durant lequel il a brillé aussi aux côtés de ceux du milieu des affaires qui sont sur la même liste de sanctions internationales avec les chefs de gangs. Ces sanctions révèlent donc l’existence de liens étroits, liens d’affaires, donc liens d’argent et peut-être même des liens de crimes et de sang, entre les grands manitous économiques du groupe des 184 et les chefs de gangs qui terrorisent la population au profit des sans koutya du gouvernement actuel. Or les hommes d’affaires ainsi avilis par ces sanctions étaient les héros de 2004. Il y a donc une incohérence à dénoncer les affreux d’aujourd’hui, alors qu’on avait manifesté, bu, mangé, dansé, festoyé et gouverné avec eux. Il eut été décent, avant de les dénoncer, de faire son mea culpa public.
Mais, pour ne pas nous attarder sur le cas de Lyonel Trouillot, poussons plus loin la réflexion et osons demander : qu’est-ce qui empêche alors, à ces gens de culture, de profiter de ces sanctions pour permettre à la société de comprendre au nom de quels intérêts ils s’étaient retrouvés associés à la criminalité pour boycotter les festivités du bicentenaire en 2004 ? D’autant que cette compréhension peut avoir une valeur pédagogique non négligeable pour éclairer le contexte actuel et permettre de prévenir de nouvelles mésalliances dans le futur. Comment prendre au sérieux un écrivain qui était aux côtés d’un homme d’affaires sanctionné pour complicité avec des criminels et suspecté d’être le financier, sinon le vrai chef, des chefs de gangs (Il capo de tutti capi) quand il vient me proposer le projet d’un nouveau parti politique appelé troisième voie dont un de ces hommes d’affaires et le principal leader ?
Précisons, pour les adeptes de la pensée simpliste, que ce n’est ni pour embêter les GNBistes, ni par apologie de Jean Bertrand Aristide, que nous voulons exhumer ce passé pour faire émerger les obstacles qui structurent les invariants de notre société. C’est une exigence scientifique. Et pour le prouver, nous allons complexifier notre approche, en convoquant quelques passages de l’ouvrage La formation de l’esprit scientifique de Gaston Bachelard qui explicite le processus du progrès de la connaissance et, pour ainsi dire, du progrès humain. Une manière de mieux contextualiser les sanctions internationales contre les élites politiques et économiques haïtiennes comme étude de cas pour arpenter le contexte anthropologique et sociologique qui fait d’Haïti ce lieu où la connaissance est improbable, l’indigence confortable et l’intelligence qui ouvre le chemin vers la médiocrité.
Références :
i. Edgar Morin, Jean Louis Le Moigne, L’intelligence de la complexité, 1999, L’Harmattan.
ii. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, 1938, Vrin.
iii. Gaston Mialaret, Le Nouvel esprit scientifique et les sciences de l’éducation, 2010, PUF.
iv. Gaston Mialaret, Pédagogie générale, 1991, PUF.
v. Hélène Trocme Fabre, J’apprends, donc je suis, 1993, Éditions d’Organisation.
vi. Hélène Trocme Fabre, Né pour apprendre, 2006, Être et connaitre.
vii. Pierre Louis-Naud, “ La juridicisation de la vie sociopolitique et économique en Haïti enjeux et limites ”, dans Droit et société 2007/1 (n°65), pages 123 à 151, 2007.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir