Les événements de Russie ont pris de court la plupart des observateurs. Mal à l’aise, les pro-russes ont d’abord maladroitement tenté de minimiser la chose avant de partir aux abonnés absents. Les médias occidentaux, quant à eux, sont en peine d’expliquer comment ils sont passé d’un « Poutine dictateur régissant son pays avec une main de fer » à un « Poutine qui sera renversé demain » et tremblent à l’idée de devoir choisir entre les mercenaires de Wagner et les Tchétchènes de Kadyrov dans l’affrontement qui se prépare peut-être dans les prochaines heures à Rostov. Les Ukrainiens se mettent à applaudir follement Wagner qu’ils vilipendaient il y a quelques jours encore, tandis que les spécialistes du dimanche se perdent dans les théories les plus éclectiques (complot russe pour attirer Kiev dans un piège, Prigojine manipulé par la CIA…)
En réalité, la situation n’est pas si étonnante que cela. Elle est même récurrente dans l’histoire. Quand une guerre tourne au fiasco, les langues commencent à se délier ; puis, si le pouvoir est traversé de courants contradictoires voire de guerres intestines, c’est au tour des bras et des armes qu’ils tiennent.
Ainsi, même s’il convient de rester très prudent à cette heure, nos Chroniques avaient comme qui dirait pressenti il y a sept mois ce qui pourrait peut-être advenir. Les dernières lignes sont assez prémonitoires :
2022 fait invariablement penser à un autre annus horribilis : 1904. Dans son livre, votre serviteur revenait sur cette année clé du Grand jeu entre la thalassocratie impériale et le Heartland tsariste, dont ce dernier mettra des décennies à se remettre sur le plan stratégique :
Londres ne renonce pas à sa formidable stratégie d’encerclement du Heartland. Quatre petites années après le mémorandum de Joseph Chamberlain cité plus haut, éclate la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Un magnifique cas d’école. Les manuels qui en parlent encore aujourd’hui la présentent principalement comme la première défaite d’un peuple « blanc » face à un pays asiatique. Ceci n’est pourtant qu’une partie dérisoire de toute l’histoire. Cette guerre participe avant tout du Grand Jeu entre Russes et Britanniques et constitue, pour ces derniers, un de leurs plus brillants succès. Éternellement inquiète de l’influence grandissante de sa bête noire en Asie, l’Angleterre s’allie au Japon en 1902 et le pousse, deux ans plus tard, à déclarer la guerre à la Russie. Fait très peu connu, quelques semaines avant le début du conflit, Londres monte sa propre expédition militaire contre le Tibet.
Comment ne pas y voir un classique mouvement de prise en tenailles ? Le lien est évident et la presse de l’époque, bien plus pertinente que sa consœur actuelle dans ses analyses géopolitiques, ne s’y trompe pas : « Pendant que l’attention du monde est absorbée par la lutte gigantesque en Extrême-Orient, il se passe au centre de l’Asie des événements moins sanglants, d’une apparence moins tragique, mais dont les résultats peuvent peser d’un grand poids dans les destinées de l’humanité. L’Union Jack a été hissée sur les murs de Lhassa et les pas des soldats de l’Angleterre ont foulé les rues de la mystérieuse ville sainte, de la Rome bouddhique. À Lhassa et en Mandchourie se débat le même procès. La campagne du Tibet est un corollaire de la guerre russo-japonaise, c’est un des actes de la lutte sourde engagée depuis longtemps entre la Russie et l’Angleterre pour la suprématie en Asie. »
Les Russes, déjà influents au Turkestan chinois et en Mongolie, étaient en effet sur le point de « récupérer » le Tibet. L’affaire est étonnante et romanesque : des missions de lamas-diplomates-espions bouriates y étaient envoyées pour le persuader d’entrer dans le giron russe, allant jusqu’à présenter le tsar comme une réincarnation de la Tara blanche, déité du bouddhisme symbolisant la paix et la longévité ! Déjà, il est prévu que des instructeurs militaires russes forment l’armée tibétaine, que des armes y soient transportées. À l’aube de ce XXe siècle, les dirigeants de Lhassa sont sur le point de remplacer l’empereur de Chine par le tsar dans le rôle de suzerain. Un accord russo-chinois, la Convention secrète de Canton, est même signé en 1902, entérinant cette prépondérance russe. Pékin, en accord avec les Tibétains eux-mêmes, reconnaît à Saint-Pétersbourg le rôle de protecteur conjoint du Tibet. L’on imagine aisément comment la nouvelle est reçue par les autorités coloniales britanniques, particulièrement le vice-roi des Indes, Lord Curzon… La réaction de l’Angleterre est foudroyante et, du point de vue stratégique, lumineuse. Elle lance le Japon contre les Russes et, profitant de ce que son adversaire est empêtré dans cette guerre épuisante, mène le raid de Lhassa qui détache définitivement le Tibet de la Russie.
Le parallèle avec la situation actuelle est frappant. Avant chacun de ces conflits, la Russie était sur la montante, semblait en position de force. Sur le point d’obtenir les clés de l’Asie il y a un siècle, maîtresse de la multipolarité et en passe de remplacer les États-Unis au Moyen-Orient l’année dernière. Et puis patatras, une guerre catastrophique et tout s’écroule…
D’aucuns observent non sans raison que, historiquement, les révolutions en Russie naissent presque toujours des débâcles militaires. Celle de 1904 alimenta le mécontentement général et déboucha sur la Révolution de 1905 qui amena Stolypine au pouvoir. Bis repetita en 2023 ?
Nous n’en sommes pas (encore ?) là et il convient de rester prudent. La rébellion de Wagner était, en tout cas initialement, dirigée contre les hauts pontes militaires, même si la petite musique prigojinienne consistant à vitupérer la bureaucratie et l’impuissance de l’État peut parler à des couches non négligeables de la population russe. De plus, sur le papier, le déséquilibre des forces est assez flagrant ; sans ralliements massifs d’une partie de l’armée et/ou de la société, l’on a du mal à voir comment la petite aventure wagnérienne pourrait arriver au terme de la symphonie.
Toutefois, les mesures d’urgence prises par les autorités – check points autour de Moscou, avis à la population, routes bloquées et parfois éventrées pour ralentir l’avance – montrent qu’elles ne prennent pas du tout l’affaire à la légère. Pour la Russie, après vingt ans de relative stabilité, c’est un énorme bond en arrière qui fait furieusement penser… aux années Eltsine.
*** MAJ ***
Prigojine aurait donc, selon les dernières informations, décidé de renoncer à son escapade après des heures de négociation avec Loukachenko. On imagine que cela s’est accompagné de solides garanties (la tête de Shoïgu et de l’état-major ? Nous verrons dans les jours prochains car nous ne sommes peut-être pas au bout de nos surprises…)
Cet épisode montre en tout cas une étonnante fébrilité, pour ne pas dire faiblesse au sein du pouvoir russe. Un mercenaire qui règle ses comptes en faisant une Pougatchev au nez et à la barbe de l’armée et se balade de manière menaçante sur l’autoroute de Moscou sans réaction en face. Un Poutine qui voit son autorité publiquement sapée – « Nous allons destituer le président » avait crânement lancé le Prigo – après avoir prononcé un discours matinal non moins surprenant qui évoquait 1917 (a-t-il senti, comme Nicolas II, que ses heures étaient comptées ?) Une chaotique lutte des clans digne des pires années Eltsine.
La guerre en Ukraine – l’indépassable pivot géopolitique du grand échiquier eurasien théorisé par Mister Zbig – n’a pas fini de provoquer des remous au cœur du Heartland…
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