OMS, scandales et gabegie!!!

OMS, scandales et gabegie!!!

Ce qui suit est tiré d’un article de l’hebdomadaire Le Point datant du 11 avril 1998, numéro 1334; comme les archives de cette revue datant d’avant 2010 n’ont pas été digitalisées j’ai recouru à des photos en format jpg puis à des logiciels spécifiques pour rendre le texte lisible et le plus proche possible du document originel!

L’article initial est signé Sophie Coignard et Anne Jeanblanc

Des leçons d’anglais pour un dignitaire vietnamien, un tournoi de foot non fumeur au Pakistan, une campagne pour le port du casque en Méditerranée orientale… autant de dérives pittoresques de la bureaucratie OMS. Mais derrière, il y a plus grave et plus choquant pour une institution dont chaque franc doit soigner et guérir.

Son mot d’ordre : « Vaincre la souffrance, enrichir l’humanité » (1). Sa mission : « Améliorer et protéger le bien-être physique, mental et social de tous les peuples » (2).

Un vaste programme, à tout le moins, que celui de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui célèbre ce 7 avril le 50e anniversaire de sa constitution.

Pour dorer ce sigle mythique, quelques réalisations exemplaires et universelles, comme l’éradication de la variole ou les campagnes mondiales de vaccination; une autorité scientifique reconnue: « L’OMS, remarque l’un de ses hauts responsables, est la seule institution qui puisse organiser une réunion au plus haut niveau sur le prion en quarante-huit heures, comme ce fut le cas en avril 1996 »; et une image de « Docteur Justice », combattant sur tous les fronts les épidémies comme les maladies du monde moderne ou du sous-développement.

Mais l’OMS connaît aussi une difficile crise de la cinquantaine. Après dix années de règne contesté du directeur général sortant, le Japonais Hiroshi Nakajima, Gro Harlem Brundtland, une dame de 58 ans qui fut Premier ministre de la Norvège, entamera au mois de juillet un quinquennat décisif à la tête de l’Organisation. L’enjeu en est simple : la réforme ou la mort, éventuellement lente.

Des cachotteries inexplicables.
Car, au fil des ans, l’OMS est devenue une bureaucratie pavée de bonnes intentions. Avec ses dérives et ses scandales, autant de petits secrets jalousement couvés dans son siège genevois, citadelle assiégée de la santé publique mondiale. Le refus de transparence atteint parfois des sommets. En 1995, le commissaire aux comptes de l’OMS, sir John Bourn, qui contrôlait les comptes de l’organisation depuis plus de quinze ans, a démissionné de son poste. Motif : le manque de coopération du secrétariat général, qui aurait, selon toute vraisemblance, préféré que le vérificateur extérieur taise des trous inexpliqués dans la caisse du bureau régional africain. Contacté par Le Point, sir John Bourn n’a pas souhaité répondre à nos questions, afin de respecter son devoir de réserve.
Mais cet homme, qui n’a rien d’un plaisantin, puisqu’il préside le National Audit Office, l’équivalent britannique de la Cour des comptes en France, s’exprimait en termes choisis dans un courrier adressé à l’OMS le 24 avril 1995: « Un haut degré de coopération et de confiance s’impose entre une organisation et son commissaire aux comptes. […] Du fait de l’attitude du secrétariat, je conclus, à mon grand regret, que ces conditions font défaut, ce qui me conduit à renoncer à exercer mes fonctions de commissaire aux comptes de l’organisation pour les exercices 1996-1997 et 1998-1999. »

Pour habiller cette démission de manière convenable et éviter d’éveiller la curiosité, la direction de l’OMS a mis en place immédiatement une réforme du mode de désignation du commissaire aux comptes, qui doit désormais obéir à un large appel d’offres auprès de tous les pays membres. Un élégant tour de magie qui permet aujourd’hui au docteur Claire Chollat-Traquet, directrice de la division de l’Elaboration des politiques, du programme et de l’évaluation (sic), de déclarer : „ Le contrat du commissaire aux comptes arrivait à expiration, il n’a donc pas démissionné.” Il n’empêche que les relations avec les nouveaux vérificateurs, venus d’Afrique du Sud, ne sont pas au beau fixe.

Pourquoi de telles cachotteries dans une institution consacrée avant tout à la santé, qui ne détient donc ni renseignements militaires ni secrets d’État? Pourquoi une telle résistance à la transparence?

Budget en croissance zéro
Parce que l’OMS n’a pas trop envie qu’on aille fureter dans ses comptes, tout d’abord. Son budget dépasse péniblement 800 millions de dollars tous les deux ans (soit la dotation d’un hôpital universitaire de taille moyenne en France) et est en croissance zéro depuis plus de dix ans. Or, dans le même temps, la « demande », si l’on ose dire, n’a cessé d’augmenter, avec l’apparition de nouvelles pathologies comme le sida ou la résurgence de maladies infectieuses, telle la tuberculose. Alors, il faut bien aller chercher l’argent ailleurs, sans être très regardant.

Parce que l’OMS, ensuite, avec un système de six directions régionales, favorise l’émergence de roitelets trop enclins à « jouer perso ».

Un fonctionnement institutionnel cruellement qualifié de “recette de corruption” par Jonathan Mann, ancien responsable du programme sida de l’OMS, qui en a claqué la porte pour fonder une université de santé publique à Harvard.

Parce que l’OMS alimente une bureaucratie consubstantielle à toute organisation internationale.

Mais les dérives et scandales cachés de l’OMS ont quelque chose de plus choquant dans cette institution qu’ailleurs, comme le soulignait le docteur Pretorius, représentant de l’Afrique du Sud, lors de la 43e assemblée mondiale de la Santé en 1995: « Puisque l’OMS a reçu mission d’administrer l’argent destiné à améliorer la santé de tous les peuples, chaque centime qu’elle dépense inconsidérément risque d’ôter à un enfant une chance d’être vacciné ou soigné. Pour un argent aussi « émotionnel », il faut une administration financière non émotionnelle. »

La fausse bonne idée d’une loterie. Pour venir à bout du manque de ressources de l’Organisation, certains hauts responsables ont étudié très sérieusement l’idée d’avoir recours à… une loterie. Un système qui aurait pu rapporter gros, avec des tirages spéciaux pour la santé.
Mais l’initiative a tourné court, à cause de multiples difficultés. D’abord, les acheteurs de billets de loterie sont en majorité des gens pauvres, ce qui pose un problème d’éthique. Ensuite, certains pays membres s’y sont opposés pour des motifs religieux. Enfin, les pays où existe un système de loterie rechignaient à laisser une part de ce plantureux gâteau à l’OMS.

Petites recherches entre amis…
En examinant les comptes, il y a de quoi, en effet, être quelque peu ému. Si la plupart des actions financées ont effectivement trait à la santé publique, certaines invitent, selon l’humeur, à pleurer à chaudes larmes ou à rire sans retenue. 7,895 dollars (près de 50,000 francs) pour financer, en 1994, des « cours intensifs d’anglais pour le vice-ministre de la Santé du Vietnam ». 2,000 dollars pour une « initiative sur le port du casque dans les pays de Méditerranée occidentale ». 18,691 dollars (environ 100,000 francs) pour financer une « réunion de donateurs » en Guinée. On ose espérer que, par la suite, ils ont beaucoup donné ! 9,000 dollars pour une étude épidémiologique sur les accidents de la route en Chine, un pays, comme chacun sait, dont le problème crucial est sûrement le suréquipement automobile des particuliers.

D’autres exemples ? Le financement du sport non fumeur, comme celui d’une campagne de prévention routière sur le port de la ceinture de sécurité dans un Mozambique en pleine guerre. On pourrait arguer que le tiers-monde est un marché travaillé par les fabricants de voitures, que les Mozambicains ont d’autres priorités que la ceinture de sécurité. Mais n’existe-t-il pas, même en situation de pénurie sévère, d’autres priorités, d’autres urgences ?

Peut-on se contenter, pour expliquer une dépense de 132 591 dollars effectuée par le bureau régional africain, de réduire cela à des « petites subventions pour la recherche » ? Des petites recherches entre amis, peut-être.

Au moins cette simplicité de langage permet-elle au lecteur de ces fastidieux documents budgétaires quelques formulations absconses : « Le rôle des fermes dans la santé : atelier sur le leadership infirmier pour le développement dans les pays d’Afrique australe », ou encore : « Atelier sur le développement des ressources et la mise en place de réseaux pour le développement du leadership de la santé pour tous ». Sans compter les 32 000 dollars dépensés par le bureau régional d’Asie du Sud-Est à l’élaboration d’instruments pour l’analyse, la mise à l’épreuve et l’utilisation de politiques en matière de ressources humaines.

De l’argent « émotionnel », en effet. Comme disait le très intuitif représentant d’Afrique du Sud, « chaque centime dépensé inconsidérément »… La mise en garde est d’autant plus justifiée que l’OMS manque cruellement d’argent. Selon les évaluations les plus sérieuses, 65 % du budget régulier est utilisé en frais de fonctionnement, autrement dit, à nourrir le Moloch administratif, quelque mille personnes au seul siège de Genève. « Le budget général, confirme un haut responsable de l’OMS qui préfère garder l’anonymat, est utilisé en frais fixes. Ainsi, pour le bureau européen, situé à Copenhague, 60 % des fonds budgétaires passent en administration du bureau, 35 % dans les salaires et 5 % seulement sont consacrés aux activités opérationnelles. La lutte antidrogue, par exemple, dispose d’une enveloppe de 250 dollars par an pour mettre en œuvre des actions. Il faut donc aller chercher l’argent ailleurs. »

Voilà l’une des perversions fondamentales de cette institution, porteuse de tous les vices et de tous les scandales potentiels. Le manque d’argent conduit chaque responsable de programme à se transformer en collecteur de fonds. Un métier qui n’a que peu de rapport avec les compétences techniques de chacun et qui peut engendrer des conflits d’intérêts, voire pis …

L’OMS, en effet, tire aujourd’hui plus de la moitié de ses ressources de « fonds extrabudgétaires ». Autrement dit, de bailleurs de fonds qui n’ont aucune obligation de financement et qui sont libres d’interrompre leurs versements en cas de contrariété. Ces donateurs peuvent être des États, des organisations non gouvernementales (ONG), d’autres organisations des Nations unies, comme la Banque mondiale, mais aussi des entreprises commerciales ou des mécènes.

La perversion de l’« aide liée ».
Or même les financements par les États membres, qui représentent l’écrasante majorité de ces fonds extrabudgétaires, ne sont pas neutres. À preuve, les États-Unis. Déjà, ils paient leur quote-part ordinaire avec beaucoup de retard et de répugnance, et soumettent ce règlement à des conditions politico-financières. Ce qui ne les empêche pas, par ailleurs, de verser un écot supplémentaire en extrabudgétaire avec, imagine-t-on, des préconisations encore plus directives. Car les pourvoyeurs de ces fonds spéciaux ont le pouvoir d’affecter l’argent qu’ils donnent à une destination particulière. Ils ne s’en privent pas.

« Le groupe de réflexion a noté que les gouvernements contributeurs avaient de plus en plus tendance à préciser la destination d’une partie de leurs contributions, même s’il ne semble pas pour l’instant que ces contributions à objet désigné déforment les priorités ou les objectifs des programmes », notait l’an dernier le rapport du directeur général. Le problème n’est pourtant pas nouveau. En 1993, déjà, le représentant de la France, Jean-François Girard, déclarait dans une séance de commission, lors de l’assemblée annuelle de l’OMS : « Il n’est pas sain que près de la moitié du budget d’une organisation ne soit pas examinée par ses organes directeurs. En fait, l’assemblée de la santé n’examine que moins de la moitié du budget de l’OMS, le reste échappant en quelque sorte à son contrôle. »

Plus prosaïquement, les gouvernements donnent sans contrainte pour ce qui les arrange … ou ce qui leur rapporte. Les pays riches, les seuls qui aient les moyens de cette politique généreuse, ont tendance à se préoccuper avant tout de leurs propres maladies. À moins que les pays ne financent les maux des pays en considérant que les progrès qu’ils soutiennent doivent leur revenir, en matériel et en médicaments, auprès de leur industrie pharmaceutique. Une version médicale de ce que l’on appelait, en matière de coopération, l’« aide liée ».

Une perversion que reconnaît le docteur Fernando Antezana, numéro deux de l’OMS : « Notre service juridique est très vigilant, nous refusons les dons dès qu’il peut y avoir conflit d’intérêts. Mais il est vrai qu’un pays qui veut allouer des fonds extrabudgétaires essaie d’obtenir une contrepartie. Pour schématiser, un pays riche financera une action sur la malaria dans un pays pauvre à condition de fournir les moustiquaires. C’est un dialogue un peu… unilatéral. »

Ennuyeux d’être une blanchisserie
Tout le monde, au sommet de la pyramide genevoise, n’est pas enclin à une telle franchise. Ainsi parle-t-on volontiers de la contribution des ONG, dont la capacité financière est infiniment supérieure à celle de l’OMS, mais sans entrer dans les détails…

Or si personne ne trouve rien à redire lorsque la Croix-Rouge finance divers programmes, lorsque le Rotary Club cotise contre la poliomyélite, lorsque les associations contre le cancer soutiennent les actions antitabac, d’autres payeurs laissent plus sceptiques. Ainsi, le plus important donateur privé de l’OMS, à travers ses fondations, est le milliardaire japonais Sasakawa, décédé en 1995 (voir en fin d’article, ci-dessous). Ce « parrain » nippon venu sur le tard à la philanthropie a même droit à sa statue, un buste discret, dans le hall de l’OMS à Genève. Il est vrai que sa fondation alimente une grande partie du programme pour l’élimination de la lèpre : 10 millions de dollars pour la seule année 1996. Certains responsables de l’OMS, parmi les médecins, s’émeuvent en privé et anonymement de ce que l’organisation pour laquelle ils travaillent considère à ce point que l’argent n’a pas d’odeur.

Encore n’y a-t-il apparemment pas d’opérations de blanchiment derrière ce mécénat. Ce n’est pas le cas pour une affaire de moindre importance en termes financiers, mais extrêmement critiquable sur le plan éthique.

Dans le cadre de son programme sur le diabète, le bureau européen de l’OMS a tenu plusieurs grandes réunions à Saint-Vincent, dans le Val d’Aoste. Une partie du financement provenait de la générosité du casino, qui faisait transiter les fonds par le gouvernement régional valdôtain. Les réunions tenues à Saint-Vincent ne permettaient-elles pas de faire revenir une partie de l’argent, sous forme de réservations hôtelières pour les congressistes ?

L’OMS, dans cette affaire, a incontestablement manqué de vigilance. Il est un peu ennuyeux, pour elle, de servir de « blanchisserie », même à son insu. D’ailleurs, les ennuis judiciaires du directeur du casino, M. Chamonal, dans le cadre d’une instruction d’un juge italien sur les réseaux du crime organisé en Calabre, ont suscité un début de panique dans les couloirs de l’institution. L’Europe ne menaçait-elle pas de couper les vivres à toutes les organisations ayant des liens financiers avec le casino?

Les „cuisines” régionales
Cet accroc malencontreux dans la philosophie maison montre à quel point il est à la fois ambigu et dangereux pour une organisation des Nations unies, qui plus est chargée de la santé dans le monde, de demander l’aumône ici et là.

Outre de mauvaises fréquentations – certes involontaires – le système des fonds extrabudgétaires pose le problème de la dépendance de l’OMS à l’égard, par exemple, de nombreux laboratoires pharmaceutiques.

Le groupe MSD (Merck Sharp and Dohme) fabrique ainsi le seul médicament capable de guérir l’onchocercose, cette cécité des rivières qui sévit en Afrique. Il donne donc gratuitement son produit à l’OMS, dans le cadre d’un programme couronné de réussite. Au 31 décembre 1996, le total de sa contribution approchait 26 millions de dollars, soit plus de 150 millions de francs. Cette charité bien ordonnée, à mi-chemin entre le caritatif et la promotion, est rendue possible par le fait que le laboratoire commercialise partout dans le monde la même molécule pour un usage vétérinaire, à un tarif très confortable. Fort bien, si chacun y trouve son compte. Reste la question de la dépendance de l’OMS : que se passera-t-il si MSD – et rien ne l’en empêche – décide brusquement de ne plus donner son médicament, mais de le vendre? Où l’Organisation trouvera-t-elle l’argent nécessaire?

Dans un registre plus anecdotique, on peut s’amuser de ce que l’institution, si pointilleuse sur les conflits d’intérêts, n’ait pas trouvé à redire à ce que Colgate-Palmolive verse de l’argent (près de 800 000 francs en 1992-1993) consacré à un programme sur les affections bucco-dentaires.

Mais l’ »argent émotionnel » de l’OMS n’est pas seulement collecté de manière anarchique et incontrôlée, il est également dépensé sans que Genève dispose d’un véritable pouvoir sur sa destination. Si le directeur général est le roi, il doit en effet compter avec six roitelets qui se partagent le monde. Les six directeurs régionaux, basés à Washington, Manille, Brazzaville, Alexandrie, New Delhi et Copenhague, sont en effet élus par les pays dépendant de leur région. Ils absorbent, selon les estimations, entre la moitié et les deux tiers du budget ordinaire de l’OMS. Et ils estiment, en pratique, n’avoir de comptes à rendre qu’à ceux qui peuvent les réélire. Voilà la « recette de corruption » dont parlait Jonathan Mann. Les postes dans les directions régionales sont tous considérés comme des « fromages », puisque les plus élevés d’entre eux atteignent des rémunérations supérieures à 600 000 francs par an, auxquelles il faut ajouter des primes calculées à partir d’un coefficient d’ajustement selon le pays et, bien sûr, une voiture et un logement de fonction ou, à défaut, une indemnité de logement. Pour les ressortissants des pays en voie de développement, cela représente un train de vie parfois multiplié par dix, raconte un ancien de l’OMS qui a dirigé de nombreuses missions en Afrique. Cet effet pourrait être corrigé par une rotation des postes, qui obligerait le personnel à sortir de sa région. Cela se pratique par exemple au HCR (Haut Commissariat aux réfugiés), où personne ne reste plus de cinq ans en poste à Genève. À l’OMS, on préfère s’en tenir à des cuisines régionales pas toujours appétissantes.”

Tout finalement dépend de la personnalité du directeur régional. S’il est intègre, intransigeant, relativement indépendant des gouvernements qui l’ont élu, il demeure fidèle aux traditions de l’OMS. Mais il n’est pas toujours facile de réunir toutes ces conditions, surtout quand le clientélisme s’en mêle.

Dans les couloirs du siège, à Genève, chacun sait quel bureau réussit et quel autre offre un exemple contestable. Mais ces appréciations se chuchotent dans les bureaux. Selon la cote actuelle, Manille et Alexandrie s’en sortent bien. Le bureau de la Méditerranée orientale, situé à Alexandrie, abrite son directeur, le docteur Zéphirin Lucey, en poste depuis longtemps. L’an prochain, il entamera un cinquième mandat, non pas que son extraordinaire professionnalisme soit le seul élément d’une saine gestion.

Une note accablante
Parce qu’ils se doutent que les audits internes conduits à Genève n’aient jamais dépassé les cadres du bureau, certains ont courageusement écrit en 1996 une note décrivant de manière peu flatteuse les défaillances de leur haute hiérarchie. „Seuls quelques exemples ont été donnés pour éviter d’évoquer les incidents scandaleux qui pourraient jeter le discrédit sur l’OMS, comme la contrebande de tapis persans ou l’utilisation de canaux financiers de l’Organisation pou des transferts de fonds personnels à caractère illégal.”

On n’en saura pas plus, donc, sur ces sympathiques anecdotes. Mais ce que les cadres d’Alexandrie jugent avouable dans le détail est déjà stupéfiant : “Le directeur régional ne passe pas plus de 10% de son temps à son bureau d’Alexandrie. La plupart du temps, il est en déplacement à Riyadh où réside sa famille, au Caire, où résident des proches, ou à Genève. Ses frais de voyages dans les deux dernières années dépassent 100 000 dollars [600 000 francs].» La même note accuse le directeur régional d’avoir embauché des proches sans qualification pour occuper de hauts postes. L’un d’entre eux aurait fait déménager des ordinateurs du bureau vers la faculté de pharmacie d’Alexandrie, où travaille son épouse. Un autre utilise les fonds de l’OMS pour se livrer à la traduction en anglais d’un dictionnaire sur les terminologies médicales en langue arabe. Une autre, qui ne parlait pas l’anglais, a été envoyée en Grande-Bretagne aux frais de l’Organisation pour se familiariser avec cette langue, et à Boston, toujours aux frais de l’OMS, pour acquérir des rudiments de santé publique. Pour la seconder, il a fallu payer des consultants extérieurs à raison de 200 000 dollars (1,2 million de francs) par an.

Les dérives « de Capoue »
Cette description navrante est toutefois peu de chose comparée à ce qui se passait au bureau africain de Brazzaville jusqu’au milieu des années 90. Le personnel de cette antenne dénonçait sans ménagement les agissements du directeur régional de l’époque, notamment dans deux lettres ouvertes datées de 1993, l’une adressée aux chefs de programme, l’autre aux ministres de la Santé des États africains. « Monekosso – c’est le nom de l’intéressé – passe régulièrement des périodes de deux mois sans apparaître à Brazzaville [ … ] Il a créé un fonds spécial pour la santé en Afrique, pour lequel il a récolté près de un million de dollars placés sur divers comptes de la Société de banque suisse. Comment utilise-t-il cet argent? Personne ne le sait. »
Les signataires de la lettre dénonçaient aussi le népotisme de leur patron, qui embaucha des membres de sa famille comprenant à peine le français et pas du tout l’anglais à des postes de responsabilités. L’argent de l’OMS a servi à financer la campagne du directeur régional pour sa réélection, avec par exemple un superbe publireportage retraçant son action, qui fut vraisemblablement payé en partie avec un don de la Banque mondiale initialement destiné à un tout autre emploi. La situation s’était tellement dégradée que des organisations comme le PNUD, le FNUAP ou l’UNICEF avaient interrompu tous leurs versements. C’est d’ailleurs à propos d’un audit du bureau Afrique que le commissaire aux comptes britannique a démissionné, outré par l’attitude sourde et aveugle de Genève. Il ne pouvait donner son quitus sur la bagatelle de 122 millions de dollars de dépenses… Heureusement, son successeur, le docteur Samba, a mis fin à ces folies. Preuve qu’une OMS vigilante peut redresser la barre.

Mais ces dérives « de Capoue » ne sont pas réservées aux seuls bureaux régionaux du tiers-monde. La gestion du docteur Asvall, directeur régional du bureau Europe, à Copenhague, a fait l’objet, en 1993, d’une note envoyée par un responsable français de programme, démissionnaire, au directeur de cabinet de Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Santé. Celle-ci raconte comment, en violation des règles écrites de l’Organisation, l’épouse du directeur régional s’occupe du programme de la qualité des soins et du diabète, celui-là même qui a reçu des financements du casino de Saint-Vincent. Cette femme participait par ailleurs à des missions discutables, comme celle qui, en 1992, l’a conduite, en compagnie de quatre experts danois, pour trois semaines… à l’île Maurice, afin d’y étudier les infections hospitalières et de promouvoir, en passant, un système de gestion d’origine danoise.

Enquête sur les achats de vote
Le couple Asvall se rendait aussi en mission en Albanie, du temps de la dictature, pour y faire des rapports sur la santé publique étonnamment favorables. Après l’ouverture du pays, les autres experts de l’OMS ont trouvé une situation sanitaire catastrophique, donc bien différente de celle qui était décrite. Ils furent sommés de réécrire leur rapport pour qu’il ne diffère pas trop des précédents…
Il est surprenant, après coup, de constater le silence officiel de la France sur ces faits. D’autant que l’ambiance ne semble pas avoir radicalement changé à Copenhague, où l’encadrement manifeste franchement son mécontentement dans une lettre ouverte.
La France, en revanche, s’est montrée plus offensive et courageuse, à la même époque, par la voix de son représentant au conseil exécutif de l’OMS, l’ancien directeur de la Santé, Jean-François Girard. A l’assemblée mondiale qui devait confirmer la réélection de Nakajima, en mai 1993, se posait la question embarrassante d’éventuels achats de votes de petits pays par le directeur général sortant. La désignation du numéro un de l’OMS s’effectue en effet en deux temps : désignation par le conseil exécutif, constitué de 32 représentants d’États membres, puis élection officielle par l’assemblée mondiale de la Santé.

Les achats de votes semblaient si patents qu’une enquête fut demandée au commissaire aux comptes, sur l’insistance, notamment, de la France. Quand les collaborateurs du commissaire aux comptes commencèrent à s’approcher trop près de la vérité, l’ordinateur tomba en panne durant trois semaines. Il est néanmoins admis que les représentants de certains pays ont su se laisser séduire. Ainsi de celui de la Sierra Leone. Il perdit malencontreusement son chèque dans les locaux de son gouvernement, ce qui permit de le démasquer. Le distrait a certes été limogé, mais Hiroshi Nakajima l’a récupéré avec un contrat de deux ans en Inde.

Avec Gro Harlem Brundtland, qui prendra ses fonctions en juillet, le style devrait changer. Il le doit. L’ancien Premier ministre norvégien est attendu par tous ceux qui, au sein de l’OMS, se battent pour l’assainissement et la transparence. C’est non seulement l’efficacité, mais la survie de l’Organisation qui en dépendent. Car l’accumulation des dérives donne des armes aux détracteurs de l’OMS, qui verraient volontiers cette bureaucratie vieillotte remplacée par un système d’ONG privées et sponsorisées. De l’avis de nombreux experts, la santé mondiale n’aurait rien à y gagner.

Fin de l’article, auquel a été ajouté l’encart suivant:

Ryoichi Sasakawa, le „parrain” nippon (de Frédérique Amagua, à Tokyo)
Plus de 10.000 personnes, parlementaires, personnalités étrangères, dont l’ancien président américain Jimmy Carter, ont assté à ses funérailles en juillet 1995. Mais la presse nipponne était restée discrète sur la couverte de l’événement. E pour cause!
Connu à l’étranger comme un flamboyant philanthrope –il a été notamment le plus important donateur privé des Nations Unies – Ryochi Sasakawa a toujous eu du mal à faire oublier dans son pays l’autre facette de son personnage: celle d’un ultra-nationaliste lié à la pègre, emprisonné pour „crimes contre la paix” par les Alliés après la défaite du Japon, en 1945, impliqué dans les grands scandales de l’après-guerre, dont l’affaire Lockeed, et proche conseiller du révérend Moon.
Dans l’exaltation nationaliste du début des années 30, le jeune et déjà riche Sasakawa Gōichi (qui avait gagné beaucoup d’argent en spéculant sur le marché à terme du riz d’Osaka, sa région natale) fonde le Kokusui Taishuto, le Parti des masses populaires patriotiques. Les archives aujourd’hui déclassifiées des services secrets américains le décriront comme l’un des fascistes les plus actifs d’avant-guerre. Fasciné par Benito Mussolini, il le rencontrera à Rome en 1939 et en rapportera, outre un cliché en compagnie du Duce, le souvenir d’un « parfait samouraï ». Pendant la guerre, les membres de son parti portent la chemise noire, comme leurs cousins italiens.
Ses activités pendant la guerre lui valent d’être emprisonné comme « criminel de guerre de classe A » par les Alliés après la défaite du Japon. Mais Sasakawa a le bras long.

Trois ans plus tard, alors que d’autres prisonniers auteurs de crimes moins graves sont passés par les armes, il est libéré. Il faudra attendre le milieu des années 90 pour saisir la raison de cette clémence : selon les archives de la CIA, Sasakawa a accepté de collaborer avec les Américains pour lutter contre la menace communiste dans l’archipel.

À sa sortie de prison, il se lance dans l’organisation de courses de hors-bord, une des rares disciplines qui, selon la loi japonaise, peut faire l’objet de paris. Bientôt, son Association japonaise des courses de hors-bord s’octroie le monopole sur cette lucrative activité, qui dégageait en 1989, date à laquelle son fils Yohei lui a succédé, un bénéfice de 78 milliards de yens (près de 4 milliards de francs), soit environ 4 % des paris engagés.

C’est l’envol de sa fortune. Et le début de ses efforts pour gagner en respectabilité. Ses nombreuses fondations, dont la fameuse Japan Shipbuilding Industry Foundation, financent les causes les plus diverses, de la lutte contre la pauvreté à la promotion d’un prix de l’UNESCO pour la paix. Cela n’empêche pas celui que l’on surnomme le « Kuromaku », homme de l’ombre, de poursuivre d’autres activités moins présentables. Tel ce projet aux Philippines, qui a finalement échoué en 1981, de transformer une île déserte en paradis pour touristes sexuels japonais.

Décoré du « premier ordre du Mérite avec le grand cordon du Soleil-Levant » en 1987 par le gouvernement japonais – ce qui fit scandale – le « philanthrope » Sasakawa est mort à 96 ans avant d’avoir accompli son rêve : décrocher le prix Nobel de la paix.

Et 25 ans après la parution de cet article, ne suffit-il pas d’y changer les noms des personnes mentionnées sans changer les pratiques et dérives, pour l’actualiser?

Gérard Luçon

Source: Lire l'article complet de Profession Gendarme

À propos de l'auteur Profession Gendarme

L'Association Professionnelle Gendarmerie (APG) a pour objet l’expression, l’information et la défense des droits et intérêts matériels et moraux des personnels militaires de la gendarmerie et de toutes les Forces de l'ordre.Éditeur : Ronald Guillaumont

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