Par Kit Klarenberg – Le 9 juin 2023 – Source Mint Press News
Ken Klippenstein, journaliste d’investigation à The Intercept, a révélé comment le Pentagone a très discrètement lancé en mars une nouvelle division interne, baptisée “Bureau de gestion de l’influence et de la perception“.
Son existence n’est pas strictement secrète, bien qu’il n’y ait eu aucune annonce officielle de son lancement, et encore moins d’explication de la part des responsables du ministère de la défense quant à sa raison d’être ou à son mode de fonctionnement. Son budget reste également un mystère, mais il s’élèverait à plusieurs millions d’euros.
Des documents financiers du Pentagone datant de 2022 offrent une description laconique et largement impénétrable de l’IPMO [Influence and Perceptions Management Office]. Le Bureau, est-il dit, “servira de conseiller principal” au sous-secrétaire à la défense pour le renseignement et la sécurité, Ronald S. Moultrie, sur “les questions stratégiques et opérationnelles de gestion de l’influence et de la perception (révéler et dissimuler)” :
Il élaborera des orientations thématiques générales en matière d’influence, axées sur les principaux adversaires ; promulguera des stratégies d’influence concurrentielles axées sur des questions de défense spécifiques, qui orienteront les efforts de planification des subordonnés pour la conduite d’activités liées à l’influence ; et comblera les lacunes existantes en matière de politique, de surveillance, de gouvernance et d’intégration liées aux questions de gestion de l’influence et de la perception. L'[IPMO]… apporte le soutien nécessaire à la stratégie de défense nationale… pour faire face à l’environnement stratégique actuel de concurrence entre grandes puissances.
Néanmoins, les références à “révéler et dissimuler” et à “la gestion de l’influence et de la perception” sont extrêmement révélatrices. Il en va de même de la position de l’IPMO au sein de la structure de sécurité nationale des États-Unis et du fait que le directeur par intérim du Bureau est intimement lié aux opérations les plus effrayantes du Pentagone.
En dépit de son lancement discret, l’IPMO est appelé à devenir une nouvelle agence du ministère de la défense extrêmement influente, qui mènera une guerre de l’information incessante sur le territoire national et à l’étranger. Ce qui rend cette nouvelle entreprise d’autant plus sinistre, c’est que de telles capacités n’ont rien de nouveau ; le Pentagone a géré de nombreuses opérations similaires, voire identiques, dans le passé et continue de le faire, malgré la controverse et les réactions négatives de l’opinion publique.
En effet, le dictionnaire officiel du ministère de la défense contient une définition spécifique de la “gestion des perceptions“, reliant cette pratique aux “opérations psychologiques“, qui sont définies comme des actions visant à influencer “les émotions, les motivations, le raisonnement objectif et, en fin de compte, le comportement” de gouvernements, d’organisations, de groupes et d’individus ciblés :
Actions visant à transmettre et/ou à refuser des informations et des indicateurs sélectionnés à des publics étrangers afin d’influencer leurs émotions, leurs motivations et leur raisonnement objectif, ainsi qu’aux systèmes de renseignement et aux dirigeants à tous les niveaux afin d’influencer les estimations officielles, ce qui se traduit finalement par des comportements étrangers et des actions officielles favorables aux objectifs de l’auteur. De diverses manières, la gestion des perceptions combine la projection de la vérité, la sécurité des opérations, la couverture et la tromperie, et les opérations psychologiques”.
Cela soulève évidemment la question de savoir pourquoi une nouvelle incarnation de ce qui a existé et n’a jamais disparu est aujourd’hui inaugurée par l’establishment de la défense des États-Unis. Comme nous le verrons, aucune réponse rassurante n’est apportée.
Malgré l’absence de traces écrites publiques, un mémo décrivant le modus operandi de l’IPMO a été acquis par Klippenstein. Il propose un scénario hypothétique dans lequel le Pentagone “veut influencer les dirigeants du pays A pour qu’ils cessent d’acheter un système d’armement au pays B” parce qu’il pense que la vente “pourrait compromettre l’avantage militaire du ministère de la défense, d’une manière ou d’une autre, si les États-Unis devaient un jour s’engager dans un conflit armé avec le pays A“.
“En supposant que l’IPMO ait travaillé à établir le changement de comportement souhaité, comment identifier les principaux influenceurs qui ont une influence sur les processus de pensée, les croyances, les motivations, le raisonnement, etc. de ces dirigeants (y compris en vérifiant leurs modes et méthodes de communication habituels)“, peut-on lire dans la note. “Par la suite, en supposant qu’une stratégie d’influence soit développée, comment la DIE [Defense Intelligence Estimate] ou la IC [Intelligence Community] pourrait-elle déterminer si les activités d’influence du DoD fonctionnent (à part attendre et observer avec espoir que le pays A finisse par cesser d’acheter le système d’armement en question au pays B) ?”
Le document est signé par le directeur de l’IPMO, James Holly, qui était auparavant directeur des programmes spéciaux pour le Commandement des opérations spéciales conjointes des États-Unis (JSOC). Au cours de cette période, il a dirigé des opérations d’espionnage pour une organisation paramilitaire anonyme en Irak et a été officier de renseignement pour une force opérationnelle interarmées combinée en Afghanistan.
On ne sait pas exactement en quoi consistaient ces fonctions. Toutefois, le fait qu’il soit passé du JSOC à l’IPMO est frappant, étant donné que le JSOC est le noyau de toutes les opérations les plus effrayantes et les plus sensibles du Pentagone. La division fait très rarement la une des journaux, mais lorsqu’elle le fait, les histoires sont invariablement remarquables et inquiétantes. Par exemple, en mai 2021, Newsweek révélait comment le JSOC gère “la plus grande force d’infiltration que le monde ait jamais connue” dans le cadre d’un programme appelé “Signature Reduction“. Au total, 60 000 personnes – “plus de dix fois la taille des éléments clandestins de la CIA” – font partie de cette armée secrète, “beaucoup travaillant sous des identités masquées et en toute discrétion“. Travaillant à la fois sur le territoire national et à l’étranger, ses agents effectuent des missions secrètes en utilisant une couverture civile “dans la vie réelle et en ligne, se cachant parfois dans des entreprises privées et des sociétés de conseil, dont certaines sont des entreprises de renom“.
“Des dizaines d’organisations gouvernementales secrètes et peu connues soutiennent le programme, distribuant des contrats classifiés et supervisant des opérations non reconnues publiquement. Au total, les entreprises perçoivent plus de 900 millions de dollars par an pour servir les forces clandestines. Elles s’occupent de tout, de la création de faux documents et du paiement des factures et des impôts de personnes opérant sous des noms d’emprunt à la fabrication de déguisements et d’autres dispositifs destinés à déjouer la détection et l’identification, en passant par la construction d’appareils invisibles pour photographier et écouter les activités dans les coins les plus reculés du Moyen-Orient et de l’Afrique“.
Cette milice clandestine évolue entièrement dans l’ombre et peut enfreindre les lois américaines, les conventions de Genève, les normes de base en matière de responsabilité et divers codes de conduite militaire. Parmi ces derniers, le vieux principe selon lequel l’armée ne mène pas d’opérations secrètes sur le sol américain est le plus important. Pourtant, le JSOC a contourné cette restriction depuis sa création en décembre 1980, en opérant sous un voile de secret officiel presque total, tout en travaillant souvent en tandem avec la CIA.
En juin 1984, le New York Times décrivait comment le JSOC agissait effectivement comme une entité en soi, évoluant rapidement bien au-delà de sa mission initiale de “collecte de renseignements pour planifier des opérations militaires spéciales” pour devenir “une opération clandestine, avec ses propres achats d’armes et ses propres recherches, ainsi que ses propres communications“.
Deux mois plus tôt, un haut fonctionnaire du Pentagone avait déclaré aux législateurs élus que le commandement n’était pas “une agence présentant un intérêt pour le comité de surveillance du renseignement” et avait refusé de répondre aux questions sur ses activités.
Néanmoins, le Times proposait un bref aperçu de ce que l’on sait des activités du JSOC au cours des quatre dernières années. Outre l’aide apportée à l’invasion illégale de la Grenade, le commandement a fourni une assistance considérable aux opérations clandestines de la CIA en Amérique centrale. Il a notamment soutenu les Contras fascistes au Nicaragua, aidant l’Agence à contourner les restrictions imposées par le Congrès à ses efforts brutaux pour renverser le gouvernement sandiniste de gauche élu.
L’implication du JSOC dans cette sale guerre de la CIA est particulièrement remarquable étant donné que cette période a donné naissance au concept même de “gestion de la perception” en tant que forme légitime de guerre psychologique à mener par la CIA, le Pentagone et d’autres agences gouvernementales contre la population nationale.
L’objectif primordial de cette campagne de l’administration Reagan était de faire passer les meurtriers des Contras pour d’héroïques combattants de la liberté. En réalité, les Contras, sous la direction, avec le financement et les armes de la CIA, ont délibérément pris pour cible les infrastructures civiles, notamment les écoles et les hôpitaux, et ont massacré des prêtres, des religieuses, des militants syndicaux, des étudiants, des paysans et des citoyens indigènes.
À leur tour, les Sandinistes sociaux-démocrates ont été transformés en autocrates vicieusement répressifs, dirigeant le Nicaragua d’une main de fer et transformant leur pays en “tête de pont” pour l’invasion des États-Unis par l’Union Soviétique. Toutes ces activités, dont l’ampleur ne sera peut-être jamais connue, ont constitué des violations flagrantes de la loi Smith-Mundt de 1948, qui impose des restrictions strictes à la diffusion nationale de la propagande d’État.
Prenons l’exemple de l’Office of Public Diplomacy, une unité de propagande pro-Contra dirigée par Oliver North, principal conseiller du Conseil de sécurité nationale de Reagan, qui travaillait en même temps avec des trafiquants de cocaïne pour armer les “rebelles” nicaraguayens. Des enquêtes officielles distinctes menées dans le cadre du scandale Iran-Contra ont révélé que cette unité avait enfreint toute une série de lois américaines. Le contrôleur général des États-Unis, par exemple, a conclu que l’Office s’était livré à une “propagande secrète interdite… dépassant le cadre des activités acceptables d’information publique de l’agence“.
Pourtant, malgré ces conclusions accablantes, les techniques de “gestion de la perception” mises au point par ces diverses unités, ainsi que bon nombre des structures formelles et informelles créées à l’époque pour diffuser la propagande de la CIA, du Pentagone et de la Maison-Blanche, n’ont pas disparu.
Deux décennies plus tard, à la suite des attentats du 11 septembre, le Pentagone, sous la direction de Donald Rumsfeld, a eu la brillante idée de créer le Bureau de l’influence stratégique, chargé de diffuser délibérément de la propagande “trompeuse” dans les médias étrangers, qui serait ensuite reprise par les médias américains.
Par un effet pervers, c’est précisément cette stratégie qui a été utilisée par le service de renseignement extérieur britannique MI6, dès 1998, pour jeter les bases de la guerre en Irak. Dans le cadre de l’opération “Mass Appeal“, l’agence a diffusé des “renseignements” douteux, voire montés de toute pièce, aux rédacteurs en chef et aux journalistes qu’elle emploie dans le monde entier, influençant ainsi la production des principaux organes de presse internationaux. Les barbouzes cherchaient à “façonner l’opinion publique à propos de l’Irak et de la menace que représentent les armes de destruction massive“.
Le Bureau d’influence stratégique a fonctionné en secret depuis son lancement en octobre 2001 jusqu’en février de l’année suivante, lorsque les médias grand public ont eu vent de son existence. Face à l’indignation générale, il a été officiellement fermé une semaine plus tard, à la demande de Rumsfeld. Pourtant, lors d’une conférence de presse en novembre 2002, le secrétaire à la défense a fait des remarques non protégées qui indiquaient clairement que le Bureau d’influence stratégique avait survécu par la suite :
Le Bureau de l’influence stratégique. Vous vous en souvenez peut-être. Et “oh mon Dieu, n’est-ce pas terrible, Henny Penny, le ciel va nous tomber sur la tête”. J’y suis allé le lendemain et j’ai dit : “D’accord, si vous voulez le détruire, d’accord, je vous donnerai le cadavre”. Il y a le nom. Vous pouvez avoir le nom, mais je vais continuer à faire tout ce qui doit être fait. Et je l’ai fait.”
Le mémo sécurisé de Klippenstein suggère que l’IPMO est impliqué dans des opérations de propagande identiques à celles décrites précédemment. Il note que le Bureau “est chargé d’élaborer des orientations générales en matière de messages thématiques et des stratégies spécifiques pour l’exécution des activités du DoD destinées à influencer les décideurs étrangers en matière de défense afin qu’ils se comportent d’une manière favorable aux intérêts des États-Unis“.
Étant donné que Washington est à nouveau fortement engagé dans une guerre par procuration de type Nicaragua en Ukraine, une unité de propagande serait d’une grande utilité. Après tout, malgré les efforts des médias occidentaux pour étouffer l’affaire, les sympathies nazies des soldats et des unités militaires restent obstinément flagrantes.
Le phénomène des combattants portant des tatouages de croix gammée et des écussons militaires est si répandu qu’au début du mois, le New York Times a été amené à publier un article déplorant que cette iconographie nationale-socialiste place “les diplomates, les journalistes occidentaux et les groupes de défense dans une position difficile“. D’une part, “attirer l’attention sur l’iconographie risque de faire le jeu de la propagande russe“, d’autre part, “ne rien dire permet à la propagande nazie de se répandre“. La question plus générale de savoir pourquoi tant de nationalistes ukrainiens choisissent avec enthousiasme d’exhiber de tels emblèmes n’a pas été explorée.
En décembre 2022, le journaliste indépendant Jack Murphy a publié une enquête alléguant que la CIA “utilisait les services d’espionnage d’un allié européen de l’OTAN pour mener une campagne secrète de sabotage à l’intérieur de la Russie sous la direction de l’agence“, dans laquelle le JSOC jouait un rôle clé. Le commandement soutiendrait ces opérations “avec des informations de ciblage provenant de plates-formes de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, telles que des drones, qui peuvent voir et entendre au plus profond de la Russie“.
D’autres indices sur la volonté soudaine de codifier officiellement ce que le Pentagone fait en toute impunité depuis si longtemps peuvent également être fournis par les dossiers en ligne de la société de sécurité privée Sancorp Consulting, qui propose des “solutions de lutte contre les menaces intérieures, l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique, des solutions informatiques, des activités liées à l’identité et aux données, des solutions de renseignement et de contre-espionnage” à des clients du secteur privé et de l’État.
Un index des “performances passées” de Sancorp pour les clients mentionne la fourniture de “services spécialisés et sensibles d’administration, de sécurité, de politique, d’opérations et de soutien analytique” à nul autre qu’IPMO. Des documents du site web de la société, supprimés depuis, indiquent qu’elle compte également parmi ses clients le All-domain Anomaly Resolution Office (AARO) du Pentagone.
Cette division du ministère de la défense est chargée d’enquêter sur les ovnis et autres phénomènes aériens inexpliqués. Le Pentagone a récemment manifesté un intérêt prononcé pour les soucoupes volantes, tout comme il l’a fait pendant la guerre froide. À l’époque, l’objectif était d’embobiner et de déconcerter le public tout en fournissant une couverture pour les innovations, les avions et les essais expérimentaux de l’armée américaine. Il y a peu de raisons de croire que les motivations du ministère de la défense ont changé aujourd’hui.
Des documents déclassifiés montrent que depuis des années, le bureau du chef adjoint des opérations navales pour la guerre de l’information, connu sous le nom de N2N6, exerce un contrôle total sur la diffusion des informations relatives aux ovnis auprès du public américain pour le compte du Pentagone. Cela va jusqu’à ordonner aux divisions du Pentagone de répondre aux demandes des médias et aux requêtes FOIA des journalistes et du public, et de quelle manière.
Le Pentagone a peut-être décidé d’internaliser ces responsabilités. Par coïncidence, le 6 juin, un vétéran de l’armée de l’air et ancien membre de la National Geospatial Intelligence Agency a rendu publiques des affirmations selon lesquelles des engins extraterrestres sont régulièrement récupérés en secret par le gouvernement américain.
Cette révélation choc ne pouvait pas mieux tomber. Alors que la nouvelle guerre froide s’intensifie et que des technologies toujours plus menaçantes sont inévitablement testées dans le ciel de la zone 51 et d’autres installations militaires secrètes aux États-Unis et ailleurs, il est nécessaire de détourner l’attention du public du connu vers l’inconnu et l’inconnaissable. Pendant ce temps, les chefs militaires américains parlent régulièrement et ouvertement de faire la guerre à la Chine dans un avenir très proche, ce qui rend d’autant plus opportune la construction d’un bureau de propagande dédié.
Kit Klarenberg
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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