Par Andrew Korybko – Le 15 juin 2023
RT a publié la version traduite et légèrement éditée du dernier article de Sergey Karaganov, qui propose que la Russie bombarde l’Europe afin d’alléger la pression de la guerre par procuration menée par les États-Unis en Ukraine. Cet intellectuel très respecté est président honoraire de l’influent Conseil russe de la politique étrangère et de défense et superviseur universitaire à l’École supérieure d’économie internationale et des affaires étrangères de Moscou. Ces fonctions confèrent à ses propos un poids énorme dans le pays.
Le débat majeur que son dernier article a suscité parmi les experts russes “sur les armes nucléaires, leur rôle et les conditions de leur utilisation” est la raison pour laquelle RT a décidé de le partager avec ses lecteurs dans son intégralité [que nous avons traduit et publié hier, NdT]. L’objectif est de susciter une discussion sur ces propositions interconnectées, qui visent essentiellement à “passer de l’escalade à la désescalade” en mettant fin de manière décisive au conflit le plus important sur le plan géostratégique depuis la Seconde Guerre mondiale, au lieu de le laisser se transformer en une autre “guerre éternelle“.
Karaganov commence par expliquer comment il est arrivé à la conclusion qu’il s’agit là de la manière la plus efficace de résoudre la guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie. Selon lui, son pays doit absolument atteindre les objectifs de sécurité de son opération spéciale, ce qui ne peut se faire qu’en stoppant l’afflux incessant d’armes occidentales en Ukraine. L’élite libérale-globaliste occidentale ne respecte plus les intérêts légitimes de la Russie et ne le fera donc pas volontairement.
Rétablir la crédibilité de sa dissuasion nucléaire “en abaissant le seuil trop élevé d’utilisation des armes atomiques et en progressant prudemment mais rapidement sur l’échelle de la dissuasion-escalade” est le seul moyen d’y parvenir, estime Karaganov. « Si les dirigeants occidentaux actuels refusent de reculer », écrit-il, « nous devrons alors frapper un groupe de cibles dans un certain nombre de pays pour ramener à la raison ceux qui l’ont perdue ».
Le calcul de Karaganov repose sur la prédiction suivante : “Ce n’est que s’il y a un fou à la Maison Blanche qui déteste également son propre pays que les États-Unis décideront de frapper pour “défendre” les Européens et d’inviter à des représailles en sacrifiant un hypothétique Boston pour un Poznan fictif“. Il ajoute que “si cela n’est pas fait, non seulement la Russie risque de périr, mais très probablement toute la civilisation humaine s’éteindra“. Karaganov s’est donc convaincu qu’il est d’une importance existentielle pour l’humanité que la Russie atomise l’Europe.
Avec tout le respect que je lui dois, cela transformerait probablement le scénario catastrophe qu’il souhaite sincèrement éviter en une prophétie auto-réalisatrice. Tout d’abord, il n’est pas nécessaire de risquer la troisième guerre mondiale en attaquant “un groupe de cibles dans un certain nombre de pays (de l’OTAN)“. La Russie tient déjà son rang dans ce que le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a qualifié à la mi-février de “course à la logistique”/”guerre d’usure” entre les deux organisations, et il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que son pays perde son avantage compétitif de sitôt.
Le deuxième argument contre la proposition de Karaganov est qu’il est irréaliste de prédire que seul un président américain fou réagirait à une attaque de la Russie contre “un groupe de cibles dans un certain nombre de pays (de l’OTAN)“, et encore moins avec des armes nucléaires. Les puissantes bureaucraties militaire, diplomatique et du renseignement des États-Unis (“l’État profond“) les forceraient à réagir de la sorte, de peur que l’absence de réaction n’enhardisse la Chine, l’Iran et la Corée du Nord à promouvoir militairement leurs propres intérêts aux dépens des États-Unis, peut-être même simultanément.
Enfin, le dernier argument est que les États-Unis pourraient sérieusement envisager de réduire leur guerre par procuration contre la Russie, voire d’y mettre fin par le biais d’un compromis informel, si l’Inde les convainc que cela est nécessaire pour contenir plus efficacement la Chine, ce qu’ils pourraient chercher à faire au cours du prochain voyage du Premier ministre Modi. Ces deux pays ont des intérêts communs dans l’endiguement de la Chine et, bien que la Russie s’oppose à ce que l’on fasse pression sur son partenaire de l’Entente, le Kremlin se réjouirait que la diplomatie indienne mette un terme à ce conflit.
Étant donné que la Russie obtient de très bons résultats dans sa “course à la logistique” avec l’OTAN, que les États-Unis réagiraient certainement à l’attaque nucléaire de leurs alliés de l’OTAN et que les options diplomatiques permettant d’alléger la pression exercée par les États-Unis dans le cadre de la guerre par procuration n’ont pas encore été épuisées, il n’y a aucune raison pour la Russie de risquer la troisième guerre mondiale en attaquant l’Europe avec une bombe atomique. Même au cas où elle commencerait à perdre la “course à la logistique“, il est probable qu’elle n’envisagera de bombarder des cibles en Ukraine qu’en dernier recours, dans un souci d’autodéfense, afin d’assurer sa survie si elle est menacée à partir de ce pays.
Néanmoins, l’attention mondiale accordée au dernier article de Karaganov pourrait avoir un effet positif en ouvrant les yeux de certains décideurs américains sur la tendance à la rhétorique de plus en plus belliqueuse des personnalités liées au Kremlin. Bien qu’il s’agisse de leurs propres opinions et qu’elles ne reflètent pas la politique de l’État, elles montrent que les perceptions de ce conflit changent progressivement dans les allées du pouvoir, à mesure qu’il s’éternise en raison de l’afflux incessant d’armes de l’Occident vers l’Ukraine.
Dans le meilleur des cas, les perceptions de certains décideurs américains pourraient également changer progressivement après avoir pris connaissance de cette observation de leurs homologues russes, ce qui pourrait les amener à être plus réceptifs aux propositions de tierces parties comme celle, spéculative, de l’Inde pour mettre fin à ce conflit. Ils attendront probablement la fin de l’année, après la fin de la contre-offensive de Kiev soutenue par l’OTAN, mais ils pourraient alors sérieusement envisager d’ordonner à leur mandataire d’entamer des pourparlers de cessez-le-feu peu de temps après.
Quoi qu’il arrive, les responsables politiques russes ne devraient pas penser que le fait d’atomiser l’Europe atténuera la pression de la guerre par procuration des États-Unis, comme le prédit Karaganov. Il souligne à juste titre la nécessité d’actualiser la doctrine nucléaire de leur pays afin d’abaisser le seuil acceptable de recours à ces armes dans le cadre de l’autodéfense, mais il se trompe lourdement sur la réaction des États-Unis lorsque la Russie bombardera ses alliés de l’OTAN. Espérons que les décideurs politiques russes ne tiendront pas compte de la deuxième proposition de Karaganov, bien intentionnée mais totalement erronée.
Andrew Korybko
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone