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par Luk Vervaet
Depuis 2010, une équipe de cinquante universitaires, experts juridiques et médicaux de différentes universités, travaille dans un projet du Watson Institute for International and Public Affairs de l’université étasunienne Brown University. Ce projet codirigé par deux universitaires de Brown s’appelle Costs of War (les coûts de la guerre). L’équipe publie des rapports réguliers sur le résultat de ses recherches sur le nombre des victimes et le coût des guerres depuis 2001. Cette équipe a une telle autorité que le président Biden, dans son discours à la Nation prononcé le 31 août 2021, s’est servi de leurs chiffres sur le coût de la guerre en Afghanistan pour défendre sa décision de se retirer de ce pays : «Nous n’avions plus d’objectif clair dans une mission à durée indéterminée en Afghanistan, a-t-il déclaré, après des coûts que des chercheurs de l’université Brown ont estimé à plus de 300 millions de dollars par jour pendant 20 ans».
Biden s’est bien gardé de dire un mot sur le nombre de vies perdues. Ou sur la recommandation de Costs of War au «Pentagone et au département d’État d’enregistrer et de rendre publics tous les décès et les blessures survenus dans les zones de guerre, y compris ceux des troupes étasuniennes, des contractants (citoyens étasuniens et étrangers), des civils et des combattants de l’opposition».
Il n’a pas cité non plus ces phrases des Costs of War qui accompagnent la présentation des chiffres des coûts et des morts en Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, Yémen, Libye et Somalie : «Même si on ne peut pas attribuer la seule culpabilité de tous les morts à une seule partie, à une seule cause ou à une période en particulier, toutes ces victimes se trouvent dans les pays qui ont vécu les guerres les plus violentes de la part des États-Unis dans leur guerre contre le terrorisme. Les guerres post 9/11 se sont produites dans des pays avec une population à majorité noire ou brune, et sont le plus souvent lancées par les pays avec une histoire de suprématie blanche et islamophobe».
Les morts directs
Selon le rapport de Costs of War, publié en septembre 2021 à l’occasion du vingtième anniversaire de l’invasion de l’Afghanistan par les États-Unis, le coût de la guerre mondiale contre le terrorisme s’élève à 8000 milliards de dollars et à 900 000 morts.
Plus précisément il s’agit de 897 000 à 929 000 de morts directs à cause des guerres. Ce chiffre comprend les militaires étasuniens, les combattants alliés, les combattants adverses, les journalistes et les travailleurs humanitaires tués par des bombes, des balles ou des tirs. Parmi les 900 000 morts, «il y a plus de 7000 soldats étasuniens, environ 8000 sous-traitants (Blackwater et autres, ndlr), 73 000 soldats alliés et policiers nationaux en Afghanistan et au Pakistan, et plus de 100 000 soldats alliés morts en Irak et en Syrie». Ajoutons au chiffre des soldats étasuniens tués, dit le rapport, le fait que ce sont surtout des soldats issus des classes populaires pauvres des États-Unis, le fait que «les taux de suicide parmi le personnel militaire actif et les vétérans des guerres de l’après 11 septembre atteignent de nouveaux sommets. Quatre fois plus de militaires étasuniens sont morts par suicide qu’au combat dans les guerres qui ont suivi le 11 septembre. On estime à 30 177 le nombre de décès par suicide».
Mais il y a aussi les 387 073 civils tués de manière directe et violente. Collateral dammage, comme ils disent.
Les morts indirects
En mai 2023, les mêmes experts ont publié le nombre de victimes indirectes depuis 2001. Là, il s’agit d’un chiffre encore plus effarant : 3 600 000 à 3 700 000 de personnes sont mortes indirectement dans les zones de guerre de l’après 11 septembre. Selon le rapport, les principales causes des morts indirects sont : l’effondrement économique et la perte de moyens d’existence, la destruction des services publics et des infrastructures de soins, la contamination de l’environnement, les effets à longue durée de la violence et des traumatismes subis.
Et ce n’est pas fini. «Dans vingt ans, nous devrons encore faire face aux coûts sociétaux élevés des guerres d’Afghanistan et d’Irak», déclarait Stephanie Savell, codirectrice du projet Costs of War et associée principale de recherche à l’Institut Watson. Bien que l’armée des EU se soit retirée de l’Afghanistan en 2021, «aujourd’hui, la question se pose s’il y a un décès qui n’est pas lié aux conséquences de la guerre. Les Afghans souffrent et meurent de causes liées à la guerre à un rythme plus élevé que jamais», note le rapport de Costs of War.
Et puis il y a les enfants.
Le rapport 2023 met en évidence de nombreuses conséquences à long terme et méconnues de la guerre sur la santé humaine, en soulignant que «certains groupes, en particulier les femmes et les enfants, souffrent le plus de ces impacts continus. Plus de 7,6 millions d’enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition aiguë dans les zones de guerre de l’après 11 septembre, ce qui signifie qu’ils ne reçoivent pas assez de nourriture, qu’ils dépérissent littéralement jusqu’à la peau et les os, ce qui les expose à un plus grand risque de décès. En Afghanistan et au Yémen, près de 50% des enfants sont concernés et, en Somalie, près de 60%».
Victimes effacées…
Que nous dit le chiffre de 4,6 millions de morts, victimes directes et indirectes des guerres lancées ou soutenues par les États-Unis et l’OTAN depuis le 11 septembre 2001 (date des attentats de New York, Washington et en Pennsylvanie) ? Rien. Sauf, peut-être, si on dit ce chiffre à haute voix, lentement, et plusieurs fois. 4 600 000.
Ou si on commence à s’imaginer qui se cache derrière ces chiffres. Un million de familles avec trois enfants ? Des centaines de milliers de soldats. Des milliers de bébés. Une jeune fille qui rêvait de devenir médecin. Une maman qui allait chercher ses enfants à l’école. Un grand-père qui gardait la maison pendant que ses enfants étaient au travail. Des jeunes mariés qui n’ont pas survécu. Une infirmière qui partait à son service. Un médecin qui rentrait à la maison, épuisé. Des jeunes qui jouaient au foot. Une grand-mère qui allait ramasser du bois.
Regardez le visage du paysan afghan à côté des corps de ses enfants, déposés sur une camionnette. Il nous fait comprendre les chiffres.
Le nombre de vies perdues ne contient pas le nombre de malades. L’étude de Costs of War souligne : «Outre le nombre de morts, des millions de civils ont été blessés et ont subi des épreuves incroyables à cause de ces guerres. Pour chaque personne qui meurt d’une maladie parce que la guerre a détruit son accès à l’eau potable et les installations de traitement des déchets, il y en a beaucoup d’autres qui tombent malades». N’y sont pas compris non plus les enfants nés handicapés. Entre 2007 et 2010, trois ans après les attaques étasuniennes de 2004 sur la ville irakienne de Falloujah, plus de la moitié des bébés nés présentaient des malformations congénitales. Parmi les femmes enceintes, plus de 45% avaient fait des fausses couches au cours des deux années qui ont suivi les attaques. Des niveaux de radiation de 1000 à 1900 fois supérieurs à la normale ont été constatés suite à la contamination par de l’uranium appauvri dans les zones urbaines irakiennes densément peuplées. Des chiffres qui nous rappellent ceux d’autres crimes de guerre commis pendant la guerre du Vietnam où l’aviation de l’armée américaine a déversé, de 1961 à 1971, quelque 80 millions de litres d’herbicides contenant de la dioxine sur 26 000 villages du Sud du Vietnam, avec des impacts extrêmement graves sur l’environnement et la vie humaine : «Soixante ans après la fin de guerre, ce poison tue encore, avec de terribles conséquences. Actuellement, plus de 4,8 millions de Vietnamiens souffrent encore dans leur chair des conséquences de l’agent orange/dioxine».
… des guerres coloniales qui n’ont pas eu lieu
Les près de cinq millions de victimes depuis 2001 n’ont pas de nom, pas de visage, pas d’histoire. Il n’y a pas eu de procès où ils et elles ont pu exprimer leurs douleurs et témoigner de leurs peines. Au mieux, ils ont pu enterrer leurs proches et ils ont pleuré sur leurs tombes. Et puis, plus rien. Rien que l’absence. Rien que la douleur.
Dans nos pays, on commémore les victimes de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales et on célèbre «75 ans de paix et de liberté» en Europe. De nos jours, on se souvient même des massacres commis par la colonisation belge du Congo. Comme si les guerres coloniales d’aujourd’hui au nom de la lutte contre le terrorisme, celles qui sévissent depuis vingt ans n’ont jamais eu lieu, n’ont jamais existé. Comme si ces guerres ne durent pas depuis plus longtemps que les deux guerres mondiales ensemble ? Comme si ces guerres menées par les États-Unis et l’OTAN n’ont pas provoqué le déplacement de 38 millions de personnes. Soit plus que n’importe quel conflit depuis 1900, à l’exception de la Seconde Guerre mondiale. Et comme dit le rapport de 2021 de Costs of War : «38 millions est une estimation très prudente. Le nombre total de personnes déplacées par les guerres menées par les États-Unis après le 11 septembre pourrait être plus proche de 49 à 60 millions de personnes, ce qui rivaliserait avec le nombre de personnes déplacées lors de la Seconde Guerre mondiale».
Pourquoi n’avons-nous rien vu, rien entendu ?
Pourquoi les pancartes et les slogans Not in y Name des manifestations de masse du début des années 2000 ont été si vite rangés au placard ? Parce que toute la classe politique de droite ou de gauche et tous les médias occidentaux ont fait en sorte que nos sociétés ont absorbé ces guerres qui se passaient loin de notre existence occidentale privilégiée. Nous avons tous été entraînés dans l’acceptation d’un concept d’une guerre contre-terroriste mondiale. Ces guerres n’ont en rien changé quoi que ce soit à notre vie quotidienne. L’horreur n’arrivait pas jusque chez nous : grâce aux drones et autres techniques sophistiqués meurtriers, il n’y a pas eu un nombre de soldats occidentaux tués au front comme c’était le cas dans les guerres d’avant.
Au niveau des médias, les États-Unis ont tiré des leçons de la guerre au Vietnam : il n’y a pas plus d’images comme celles de My Lai ou de Kim Phuc, la fillette, brûlée par le napalm, courant nue sur la route devant des soldats étasuniens. La grande majorité des médias s’est rangée dans les rangs de l’armée étasunienne, pratiquant le «embedded journalism» (le journalisme embarqué). Quand Julian Assange et Wikileaks ont rendu public ce qui était caché, en publiant des dossiers secrets sur les crimes de guerre commis, ils ont brisé ce carcan. La publication d’une seule vidéo classifiée secrète, filmée et commentée par des pilotes à bord des hélicoptères Apache, du massacre de plus d’une dizaine de personnes, dont deux reporters de Reuters à Bagdad en 2007, créait une onde de choc.
Il y avait la douzaine de morts, mais aussi deux enfants blessés, évacués par les forces terrestres étasuniennes arrivant sur les lieux alors que les hélicoptères Apache continuaient à tourner au-dessus de leur tête. On entend un des pilotes dire : «C’est de leur faute, ils n’ont qu’à ne pas amener leurs enfants au combat». Ce ne sont pas ceux qui ont commis le crime, mais celui qui l’a dénoncé qui paie le prix fort : Julian Assange se trouve depuis quatre ans à la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, en attendant une décision sur son extradition aux États-Unis. Le journalisme embarqué, lui, poursuit son chemin, comme en témoigne la guerre en cours en Ukraine. Une fois que des guerres, comme celle en Afghanistan ou celle de l’Irak, prenaient officiellement fin, toute information sur ce qui se passait après dans ces pays ne nous intéressait plus.
Et pourtant, les victimes, ceux et celles qui ont survécu aux 4,6 millions morts, sont toujours là. Ils et elles attendent notre réponse.
source : Le Grand Soir
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