Début avril, plusieurs médias – dont le quotidien italien La Stampa – publiaient une photo de Marlène Schiappa, censée être la une à venir de Playboy. Sauf qu’il s’agissait là d’un fake. Si des médias dits traditionnels ont pu être induits en erreur par un montage grossier, qu’en sera-t-il face à des contenus texte, image, audio, ou vidéo créés par des intelligences artificielles génératives de plus en plus sophistiquées ? Ces faux contenus se multiplient dernièrement sur Internet et les réseaux sociaux, comme l’illustrent, par exemple, les productions particulièrement impressionnantes de la dernière version de l’IA Midjourney.
Dès lors, se pose la question de la clause d’exemption de modération pour les médias qui figure dans la législation sur la liberté des médias, aussi appelée European Media Freedom Act (EMFA). Cette proposition de législation est examinée actuellement par les États membres de l’UE et le Parlement européen.
L’exemption pour les médias avait déjà été proposée en tant qu’amendement pour le Digital Services Act (DSA), une autre législation européenne, adoptée en juillet 2022. Qualifiée par la vice-présidente de la Commission Européenne Vera Jourova de « bonnes intentions qui mènent en enfer », l’exemption avait été rejetée par les législateurs européens.
Quelques mois après le DSA, l’EMFA opère un revirement. L’une des mesures envisagées impose aux plateformes d’envoyer une notification aux médias concernés par une décision de suspension ou de restriction de leur contenu ou de leurs comptes, et de leur fournir un délai pour contester cette décision. La France soutient cette mesure.
Cela peut sembler pertinent de prime abord. La liberté de la presse étant absolument essentielle, elle ne devrait pas être soumise à l’arbitraire des plateformes en ligne. Il s’agit cependant d’une fausse bonne idée.
En effet, le coût et le temps associés à la mise en oeuvre de ce mécanisme de notification préalable à l’examen des contenus vont probablement conduire les plateformes à limiter leurs actions de modération. Dans un contexte où plusieurs plateformes licencient en masse leur personnel et limitent leurs dépenses en matière de modération, ce statut spécial s’apparente finalement à une exemption de modération pour les médias.
Dans la pratique, les cas de modération abusive de contenus journalistiques par les plateformes sont très rares. Ils sont en général bien vite corrigés, et le DSA offrira même de meilleurs recours pour les utilisateurs. En revanche, les cas de sous-modération de contenus faux ou haineux restent extrêmement nombreux.
De plus, l’EMFA permet à n’importe quel acteur de se déclarer « média » auprès des plateformes. Or, le fait que de nombreux médias diffusent délibérément de la désinformation ou propagande d’état, visant parfois à déstabiliser nos sociétés démocratiques, n’échappe aujourd’hui à personne.
Des médias bien établis ne sont d’ailleurs pas à l’abri. BFM fait actuellement l’objet d’une enquête pour soupçons d’ingérence étrangère. De son côté, Valeurs Actuelles a relayé une campagne de manipulation sur le CICR (Comité International de la Croix Rouge) au Sahel.
A l’international, les médias propageant de fausses informations sont également légion. Ainsi, 750 médias dans 116 pays ont relayé une campagne de désinformation indienne. En Hongrie, 80% des médias sont aux mains de proches du pouvoir. Véritables organes de propagande, ils désinforment et attisent la haine sans entrave. En Pologne, la chaîne publique TVP a mené une campagne de désinformation ayant entrainé des menaces de mort contre une journaliste bruxelloise.
A peine entré en vigueur, le DSA, qui vise à garantir une plus grande modération des contenus haineux et de désinformation, semble déjà menacé. L’exemption pour les médias vient mettre en péril tout ce qui a été bâti de haute lutte. Nous comptons sur Jean-Noël Barrot, Ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, qui s’est déclaré « gardien du temple du Digital Services Act », pour prendre le sujet à bras-le-corps.
Nous soutenons la législation européenne pour la liberté des médias. Oui, le pluralisme et l’indépendance des médias doivent être défendus. Le travail des médias et des journalistes, nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie, doit être protégé de la censure et des pressions politiques. Mais pas de cette façon-là. Le remède ne doit pas être pire que le mal.
Maria Ressa et Dmitry Muratov, lauréats du prix Nobel de la paix, défenseurs du journalisme et de la liberté d’expression au péril de leur vie, s’opposent également fermement à cette exemption. En septembre 2022, ils ont appelé les gouvernements à « protéger la liberté des médias en coupant la désinformation en amont. Cela signifie qu’il ne devrait pas y avoir d’exemptions ou de dérogations spéciales pour une organisation ou un individu dans toute nouvelle technologie ou législation sur les médias. »
Nous demandons donc au gouvernement français, et en particulier à Madame la Ministre de la Culture Rima Abdul Malak, de défendre le rejet de l’exemption pour les médias au sein de l’article 17 de la législation sur la liberté des médias (EMFA).
Les signataires : #jesuislà ; Institute for Strategic Dialogue (ISD) France ; AI Forensics ; AlgoTransparency.
Voir aussi :
DSA : un collectif d’experts alerte les parlementaires européens
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch