Par Tom Luongo – Le 23 mai 2023 – Source Gold Goats ‘N Guns
Nous tous, soi-disant analystes géopolitiques, avons une dette envers Halford John Mackinder. Son article de 1904, “The Geographical Pivot of History” (Le pivot géographique de l’histoire), est à la base de la quasi-totalité de la pensée stratégique dans les salles politiques, les groupes de réflexion et les académies militaires de l’Occident d’aujourd’hui.
Nous avons tous entendu les trois premières règles de Mackinder :
Qui domine l’Europe de l’Est dirige le Heartland
Qui domine le Heartland dirige l’île monde
Qui domine l’île monde dirige le monde
En raison de la domination des idées de Mackinder et des politiques mises en place pour les soutenir, le monde a été soumis à des conflits sans fin autour de sa conception de l’“île monde” , qui est essentiellement l’Eurasie.
C’est pourquoi l’Occident ne peut pas perdre en Ukraine. Pour les Mackinderistes au sommet des structures de pouvoir à Londres, Washington D.C. et Bruxelles, perdre l’Ukraine signifie perdre le monde entier, parce qu’ils ont cette vision très dépassée de la géographie mondiale.
Dans le monde d’aujourd’hui, le mackinderisme est une tautologie qui se réduit à : nous devons contrôler le Heartland parce que nous ne pouvons pas le perdre.
Dans cette quête singulière pour gagner le Heartland, l’Occident s’est ruiné – économiquement, moralement et, surtout, spirituellement. Cela a conduit à une crise politique qui ronge le cœur de la société occidentale.
Le dernier article d’Alastair Crooke résume parfaitement la situation : “L’UE est surinvestie dans le projet de guerre ukrainien” .
Mais l’UE n’est pas la seule à avoir agi de la sorte. Le Royaume-Uni aussi. Il en va de même pour les États-Unis.
L’analyse coûts/bénéfices de la poursuite du projet ukrainien a atteint le point de basculement. Le problème est que trop de personnes au pouvoir, comme la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen, pensent encore avoir une marge de manœuvre dans un conflit qui semble de plus en plus enlisé dans la boue géopolitique du Donbass.
After meeting in Hiroshima, the city of peace, we are moving forward together.
We agreed that:
Security in Europe and Asia is indivisible and UN principles must be upheld;
Climate action will be stepped up;
Partnerships should be win-win.
The @G7 is more united than ever. pic.twitter.com/UJ96Jf6OMg
— Ursula von der Leyen (@vonderleyen) May 21, 2023
Traduction : Après notre rencontre à Hiroshima, la ville de la paix, nous avançons ensemble.
Nous sommes tombés d’accord sur les points suivants :
La sécurité en Europe et en Asie est indivisible et les principes des Nations unies doivent être respectés ;
L’action en faveur du climat sera intensifiée ;
Les partenariats doivent être gagnants-gagnants.
Le @G7 est plus uni que jamais.
L’optique de la réunion du G7 ne pourrait pas être plus sombre. En se réunissant dans la ville qui est le symbole ultime de la folie occidentale, Hiroshima, le symbolisme était très clair. Nous sommes unis dans notre suffisance et si cela ne vous plaît pas, rappelez-vous ce qui est arrivé au Japon.
Nous détruirons la planète pour la sauver. La sécurité indivisible Europe/Asie est un euphémisme pour une guerre globale.
Aucun échec ne semble dissuader ces gens. Car l’échec n’est tout simplement pas une option.
Le problème, c’est que leur myopie est prévisible.
Lorsque vous réduisez tous vos principes directeurs à trois lignes de code, il devient assez facile, stratégiquement, de déjouer ce code. Peu importe que Mackinder ait eu raison ou non. Il n’avait pas raison. Ce qui compte, c’est que les décideurs politiques pensent qu’il avait raison.
Nous avons tous passé trop de temps à travailler sur ce sujet. C’est très simple.
Si vous savez que votre adversaire mettra tout ce qu’il a dans un conflit, votre stratégie est simple : détruire tout ce qu’il met dans le conflit jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’argent, d’hommes et de matériel à mettre dans le conflit.
Et c’est exactement ce que la Russie a fait.
C’est exactement ce que j’attendais d’eux au début de la guerre (ici, ici et ici), à défaut d’une victoire rapide sur l’Ukraine ; ils poursuivront leur guerre d’usure sur tous les théâtres contre l’Occident jusqu’à ce qu’ils 1) demandent la paix ou 2) s’effondrent sous le poids de leur propre hubris.
L’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson (qui d’autre ?) a mis un terme à tout règlement négocié entre la Russie et l’Ukraine.
Pour reprendre les propos de Crooke, l’investissement de l’Occident en Ukraine était tout simplement trop important pour être abandonné aussi facilement. Croyant que l’ultime paquet de sanctions renverserait Poutine et déstabiliserait la Russie, Davos et les Anglo-Néocons ont parié trop lourdement sur ce travail. Comme mon père avait l’habitude de le dire à propos des athlètes professionnels, “il passe trop de temps à lire ses coupures de presse…”
Deux médias anglo-américains très “establishment” au Royaume-Uni (dans lesquels les messages de l’establishment américain font souvent surface) ont finalement – et amèrement – admis : “Les sanctions contre la Russie ont échoué” . Le Telegraph se lamente : Elles “sont une blague” ; “la Russie était censée s’être effondrée à ce jour” .
Ne se souviennent-ils pas de leur échec en 2014/15, lorsque tout ce projet de guerre contre l’Ukraine a commencé ? Ils ont chassé Viktor Yanoukovich du pouvoir et la Russie leur a pris la Crimée. Alors, leur “choc et effroi” a consisté à faire une crise de colère épique qui a fait chuter le prix du pétrole de 125 à 25 dollars le baril.
C’était la première fois que la campagne “Pulvérisons le rouble” était lancée. Elle n’a pas fonctionné à l’époque. En fait, elle a mis la Russie et le monde sur la voie dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui. Il y a un lien direct entre 2014 et aujourd’hui, non seulement sur le terrain, mais aussi sur les marchés financiers et dans la politique du reste de l’Europe de l’Est – le Heartland.
Ainsi, bien que les sanctions soient une plaisanterie, leur utilisation ne fera qu’augmenter comme excuse pour empêcher des tiers, comme la Hongrie, de s’écarter du plan.
Dommage pour eux qu’aucune des pressions exercées par la ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock, n’ait réussi à faire changer d’avis la Hongrie, qui a décidé de bloquer toute nouvelle aide de l’UE à l’Ukraine. Il semble que le Heartland soit de moins en moins d’accord avec le Commintern.
Mais cela ne semble jamais avoir d’importance. Aucun échec n’a jamais incité ces gens à se remettre en question. Mais encore une fois, quand on ne peut pas se voir dans un miroir, la réflexivité n’est pas un trait de caractère dominant.
L’Ukraine a toujours représenté l’apothéose de l’ordre mondial néocon/néolibéral. Comme le souligne Crooke, elle est confrontée à un choix très désagréable :
La guerre est maintenant, de cette manière, projetée comme un choix binaire : “Mettre fin à la guerre” contre “Gagner la guerre” . L’Europe est en train de tergiverser – elle se trouve à la croisée des chemins ; elle hésite à s’engager dans une voie, pour ensuite faire marche arrière et faire quelques pas prudents dans l’autre. L’UE va former les Ukrainiens au pilotage des F-16, mais reste timide quant à la fourniture des avions. Cela semble être un geste symbolique, mais le geste symbolique est souvent précurseur de la fuite en avant.
En effet, c’est le cas. En raison de la fermeture d’esprit des dirigeants occidentaux – de leurs préjugés, de leur racisme et de leur arrogance – ils ne s’arrêteront pas en Ukraine tant qu’ils n’y seront pas contraints par les circonstances.
Ces circonstances seront probablement dictées par l’armée russe réorganisée, désormais configurée pour mener une guerre plus longue et d’un type différent que celle qui a débuté en février 2022.
Chaque jour, nous voyons des signes indiquant que la capacité militaro-industrielle de la Russie augmente rapidement tandis que l’UE dépérit. Les États-Unis tentent rapidement de ramener l’industrie manufacturière à l’intérieur du pays, perdue au cours des ères ZIRP et Greenspan, mais il s’agit d’un processus lent et douloureux, d’autant plus qu’il n’y a plus de place dans le bilan pour des dépenses déficitaires afin d’accélérer les choses.
“Biden” et sa joyeuse bande de vandales à Washington sont plus qu’heureux de mettre le feu aux poudres, plus que ne l’ont fait les Britanniques lors de la guerre de 1812, s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent en matière d’impôts et de dépenses illimités.
Alors, nous y voilà. Bakhmout est tombé. La contre-offensive ukrainienne est inexistante. En fait, elle a déjà été absorbée par Poutine et Prigozhin. Zelenskyy va maintenant faire attaquer la Crimée par des F-16 et s’en servir pour justifier l’implication officielle de l’OTAN après l’inévitable contre-attaque de la Russie.
L’air sera alors chargé d’une odeur de thermobarique au petit matin.
Mais quoi qu’il en soit, il n’y aura pas de trêve dans le Heartland. La Russie ne reculera pas. La Chine la soutiendra jusqu’au bout, tout comme l’OPEP+ et le reste de l’Asie centrale. Mais ils n’iront pas plus loin que nécessaire dans l’escalade. Permettre à l’Occident de continuer à penser qu’il peut gagner est la forme ultime de l’élimination d’un adversaire supérieur.
Et même si l’Ukraine finit par devenir un hachoir à viande s’étalant sur une décennie sans vainqueur clair, elle servira chaque jour d’avertissement au reste de l’Asie : il n’y a pas de retour en arrière possible et leur avenir est mieux servi avec leurs voisins qu’en acceptant des pots-de-vin pour rester des vice-rois à la solde de l’Occident.
C’est pourquoi la lutte pour le contrôle du Pakistan est en fait plus importante que celle de l’Ukraine. En effet, le Pakistan représente le corridor Est-Ouest qui relie l’île monde. L’Ukraine, quant à elle, est la clé de l’éclatement de la Russie pour détruire l’axe Nord-Sud.
La tragédie d’Imran Khan au Pakistan est l’une de ces questions secondaires qui est en fait plus importante que la question principale, l’Ukraine. L’intervention sans précédent de l’armée pakistanaise, toujours alignée sur les forces occidentales, est un signe clair que le Mackinderisme est bien vivant en Asie centrale.
Une guerre civile est manifestement en train de naître au Pakistan, le gouvernement civil tentant d’arracher le contrôle réel du pays à l’armée et à ses donneurs d’ordre mondialistes. Le soutien dont bénéficie Khan n’est pas dû à son brio en tant que dirigeant. Comme Donald Trump, c’est un personnage imparfait, assailli de toutes parts par des traîtres qui le minent.
Il a été évincé par la pire des tractations en coulisses, du type de celles que les Italiens de l’État profond regardent en disant : “Merde ! Bravo. ”
Mais, comme pour Trump, le peuple comprend implicitement qu’il est l’un des leurs. Il est de leur côté, malgré ses défauts. Ainsi, alors que nous voyons les titres et les “analyses” les plus amateuristes de ce qui se passe là-bas de la part de nos médias traîtres, le peuple pakistanais sort par millions pour élever Khan au rang de champion.
Il n’a rien d’autre à faire que de survivre et de revenir au pouvoir pour remporter la victoire au Pakistan.
Alors que l’Occident se bat désespérément pour éviter la défaite du Heartland, il est clair que le reste de l’île monde prépare son départ. À un moment donné, il y a tout simplement trop de monde et trop de pression pour continuer à pousser le monde vers une conclusion qu’il ne veut pas atteindre.
C’est alors que tout changera, littéralement du jour au lendemain. En attendant, ce sera un autre jour, une autre escalade, un autre combat politique inutile et des milliers de personnes qui mourront inutilement.
Lorsqu’il a publié cet article en 1904, Mackinder n’a fait que formaliser la pensée impériale britannique en une thèse facile à digérer pour les crétins.
Aujourd’hui, ces crétins nous manipulent en nous faisant croire que notre vie dépend de la lutte pour la “liberté” dans le centre de l’Ukraine.
Cet article a été écrit alors que l’emprise de l’empire britannique sur le pouvoir commençait à s’affaiblir. La Première Guerre mondiale allait y mettre un point final.
Il reflétait l’anxiété croissante qui montait à mesure que les franges de l’empire se rebellaient. Si nous ne pouvons pas nous accrocher à l’Afrique du Sud (guerre des Boers), par exemple, nous devrions au moins nous assurer que personne ne contrôle l’île monde pendant que nous nous retirons.
C’est pourquoi Sykes-Picot nous a laissé un Moyen-Orient en proie à des conflits tribaux. Israël n’a fait qu’aggraver la situation. Le Pakistan a été créé pour contrer l’Inde et l’Ukraine a été séparée de l’URSS de manière à garantir que nous serions exactement là où nous sommes aujourd’hui.
Tout cela parce que des Européens à l’esprit impérial ne peuvent se résoudre à partager le monde avec des personnes basanées.
Tom Luongo
Traduit par Zineb, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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