Après une vie passée à travailler, on espère le repos tant mérité. Attendre paisiblement le dernier souffle, entouré des siens. Pourtant, à 75 ans, sœur Gilberte Buissière a dû se préparer à mourir autrement… lorsqu’elle a été prise en otage par des djihadistes de Boko Haram au Cameroun.
À l’entrée du couvent des sœurs de la Congrégation de Notre-Dame à Montréal, des consacrées en fauteuil roulant attrapent les derniers rayons de chaleur qu’il reste de l’automne. Sœur Gilberte arrive à la porte avec un large sourire et une grande simplicité, la même attitude qui a teinté sa manière de vivre l’enlèvement.
Comment cette femme originaire de Val-des-Sources (anciennement nommée Asbestos) s’est-elle retrouvée aux mains d’une organisation terroriste?
«J’étais très pieuse quand j’étais jeune, j’allais à la messe tous les matins. Mes parents me trouvaient trop religieuse», me lance-t-elle avec un rire communicatif.
— Eh bien, vous avez fini par le devenir!
«Oui! Je suis entrée dans la Congrégation de Notre-Dame en 1957. Un beau jour de l’année 1979, la supérieure générale me téléphone pour me proposer d’aller au Cameroun. Moi, au Cameroun? Je n’avais jamais pensé à ça.»
Sœur Gilberte s’envole pour un séjour qui durera… 35 ans. Dans les montagnes du nord du pays, elle parcourt plusieurs kilomètres à pied par semaine, d’un établissement scolaire à l’autre. La directrice d’école souhaite voir les jeunes se prendre en main, dans une région marquée par une pauvreté extrême où ne poussent que des épis de mil.
Alors que la famine sévit, les tensions croissent dans la région.
Crier en vain
Dans la journée du 4 avril 2014, l’évêque de son diocèse lance un appel à la vigilance: le groupe djihadiste nigérian Boko Haram menace d’intensifier ses opérations. L’avertissement était à prendre au sérieux: le soir même, trois otages seront enlevés au sein de la communauté chrétienne locale.
Le soir de l’enlèvement, sœur Gilberte s’endort très tôt, comme toujours. Elle doit se réveiller le lendemain à 4 heures afin d’accueillir les enfants qui viennent chercher des seaux pour puiser l’eau. Mais le matin du 5 avril, elle ne sera pas en poste.
«On ne s’attendait pas du tout à ce que ce soit nous. Mais ils ont pris des religieux qui venaient d’ailleurs parce que les ambassades finissent par payer. Le Nigeria était un pays encore plus pauvre que le Cameroun et les ravisseurs essayaient d’obtenir de l’argent comme ça.»
Sœur Gilberte se réveille brutalement, encore plus tôt que prévu. Vers 23 heures, elle entend des bruits autour de sa case. Elle repère plusieurs hommes armés. L’un d’eux se met à scier le grillage en fer de sa fenêtre. Ses frères d’armes le poussent à l’intérieur. Fouillant partout pour trouver de l’argent, il expulse Gilberte dehors.
«Quand je suis sortie, je criais pour que mes compagnes des autres cases m’entendent. Quand l’homme a vu que je criais comme ça, il est allé chercher ma robe, puis me l’a attachée autour de la bouche pour que je me taise. Je pensais que c’était un vieux chiffon; j’avais peur qu’on m’empoisonne. J’ai décidé d’arrêter de crier. À ce moment-là, mes compagnes ont pensé qu’on m’avait tuée.»
La longue traversée
Dans ce récit cruel, sœur Gilberte glisse tout de même des pointes d’humour. «Imagine, j’étais en petite robe de nuit très mince! C’était la canicule et on ne pouvait pas mettre d’épaisses robes de chambre.» C’est donc en petite tenue que la sœur doit avancer pieds nus dans un champ parsemé de grillages, de cailloux, de tiges de mil acérées et d’arbustes.
«En marchant presque toute nue, je me suis dit que j’étais comme le Seigneur dans sa Passion. Mais il nous a dit: “N’ayez pas peur; si vous mourez, c’est la vie éternelle qui vous attend.” Je n’avais donc rien à perdre.»
Elle finit par arriver à un véhicule qu’elle reconnait. C’est la nouvelle voiture des sœurs, fenêtre arrière cassée. On l’installe sur la banquette du fond avec trois hommes masqués à ses côtés. Trois autres se trouvent en avant. L’un d’eux braque sur elle son fusil en permanence durant un trajet interminable de 16 heures, dans la chaleur et la poussière.
«Tu penses que c’est la mort qui t’attend. Je me sentais vraiment toute seule. Ces gars se moquaient de moi dans leur langue toute la durée du trajet. Je me disais que j’avais juste une chose à faire: prier. “Seigneur, tu es là, je ne suis pas seule. Je ne peux pas changer la situation, mais je peux changer mes attitudes. C’est à moi de vivre ce moment dans la foi, l’amour et l’espérance.” Je me rappelais les paroles de Jésus: “Je suis la résurrection, je suis la vie.”»
Au milieu de nulle part
Au petit matin, Gilberte est rassurée de découvrir que le «vieux chiffon» est en fait une de ses robes, qu’elle pourra enfiler dès que possible. Elle est d’autant plus apaisée quand sa voiture rejoint celle de deux prêtres italiens, eux aussi pris en otage durant la nuit.
«Nous étions presque rendus au Nigeria. Les prêtres ont demandé si je pouvais sortir de la voiture pour venir avec eux. Ils ont pu m’obtenir une bouteille d’eau; je n’avais pas bu du trajet. J’avais trop de dédain pour boire dans la gourde de mes ravisseurs. En montant dans leur voiture, ça a été le soulagement, je me sentais en sécurité. On allait maintenant être trois, au moins.»
On finit par les déposer au beau milieu d’une forêt, sans aucune indication. «Nous n’avions pas mangé de la journée. Il n’y avait aucun campement. On s’est couchés sur une natte, les uns à côté des autres, avec une seule couverture. On n’a presque pas dormi. Parfois, un lézard arrivait. Des fourmis nous grimpaient sur les pieds.»
Le lendemain, on leur apporte un grand bol de spaghetti froid et quelques biscuits secs en guise de déjeuner. Un bidon d’eau commun leur sert autant pour s’hydrater que pour se laver ou apprêter les aliments. Gilberte me montre la brindille qui lui a servi de brosse à dents et un bout de natte découpé pour se laver.
«Jamais je n’ai autant gouté la parole de Dieu et ressenti sa présence. Quand tu n’as rien, qui te sauve? C’est Dieu.»
La même histoire se répète de jour en jour. Ils dorment à la belle étoile, allument un feu pour cuire des pâtes qu’ils assaisonnent avec une touche de sauce tomate en tube. «Du spaghetti, tu peux être sure que je n’en mange plus!» me lance la sœur, dégoutée. De temps à autre, leurs jeunes gardiens leur apportent de petites surprises: du miel, un sac d’arachides…
Le chemin du Ciel
«C’est là qu’on voit que la foi est importante. Sans la foi, comment peut-on vivre une telle épreuve? C’est quand on n’a plus rien qu’il ne reste que Dieu», constate sœur Gilberte.
Le père Giampaolo, le seul des trois otages à disposer de souliers, trace un sentier de prière de 50 mètres dans la forêt. Tous les matins, il récite un passage de l’évangile de Mathieu, qu’il a mémorisé. En méditant cet évangile qu’ils tentent de graver dans leur mémoire, les otages marchent quatre kilomètres, parcourant le sentier plusieurs fois en boucle.
«Jamais je n’ai autant gouté la parole de Dieu et ressenti sa présence. Quand tu n’as rien, qui te sauve? C’est Dieu. On récitait aussi trois chapelets par jour pour que ce soit notre dernière journée de captivité.»
À l’approche de la fête de la Visitation, qui a lieu le 31 mai, sœur Gilberte entrevoit l’aube de leur libération. «C’était notre fête patronale. J’étais sure que toutes les sœurs de la congrégation priaient pour notre libération. Quand est arrivé le jour de la fête, rendu à midi, les prêtres m’ont dit que ma prédiction ne se présentait pas bien, car on n’avait pas encore reçu de nouvelles. J’ai proposé de prier encore.»
Ce n’est donc pas dans le silence d’un couvent qu’elle a le mieux gouté à la liberté de Dieu, mais devant la possibilité bien réelle, à tout moment pendant deux mois, d’une balle dans la nuque.
Dans l’heure qui suit, ils reçoivent la visite d’un homme en motocyclette, transportant avec lui des bouteilles d’eau. Du jamais vu.
«Good news? Good news?» Il acquiesce par un signe de tête, leur indique le chiffre quatre avec ses doigts. Au bout de 57 jours à ne recevoir aucune nouvelle, ils apprennent enfin qu’ils lèveront le camp dès 16 heures.
Réjouis-toi
On les conduit dans une autre forêt, où ils sont attendus par 200 hommes armés qui encerclent leur voiture. Pendant une quinzaine d’heures, ils en sont encore à se demander ce qu’il adviendra de leur vie, même s’ils ont déjà consenti à la donner chaque jour.
«À un moment donné, on s’est dit qu’on ne serait pas libérés. On ne voyait pas les négociations progresser. Tout à coup, on m’appelle pour que je téléphone à un représentant du Cameroun. Je demande qu’un prêtre m’accompagne. On a eu le ministre au téléphone. J’ai dit: “Dépêchez-vous, on n’en peut plus.”»
Les négociations arrivent à leur terme. Des sommes sont versées; sœur Gilberte n’en connait pas le montant. Un avion les amène vers l’ambassade canadienne. Ils descendent à Yaoundé, au Cameroun, après deux mois de captivité.
Le feu des projecteurs est braqué sur eux. Sur une photo que me tend Gilberte, on la voit descendre de l’avion, portant cette même robe qui a servi à l’empêcher de crier. Ses yeux expriment maintenant une joie rayonnante. Victorieuse, elle fait le soulagement des sœurs de sa communauté et de ses proches, qui ont vécu sa disparition avec beaucoup plus d’angoisse qu’elle.
Maintenant revenue au Canada, sœur Gilberte soutient que son enlèvement aura été «la plus belle expérience spirituelle de [sa] vie». Ce n’est donc pas dans le silence d’un couvent qu’elle a le mieux gouté à la liberté de Dieu, mais devant la possibilité bien réelle, à tout moment pendant deux mois, d’une balle dans la nuque.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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