« The Last Socialist Artefact » ou la nostalgie des vrais gens et des vrais métiers — Dominique MUSELET

« The Last Socialist Artefact » ou la nostalgie des vrais gens et des vrais métiers — Dominique MUSELET

La série télévisée est née avec la télévision et pendant longtemps elle a été méprisée, à juste titre, pour ses feuilletons sirupeux et interminables. La bourgeoisie était cinéphile et, à l’époque, le cinéma était un art. Les choses se sont inversées aux abords des années 1990 avec l’arrivée sur les écrans de la série Twin Peaks de David Lynch. « Dans l’océan de conformisme qu’est devenue ces dernières années la télévision, Twin Peaks brille de l’éclat surprenant de la singularité », écrit Le Monde en juillet 1991 avant de lancer une prophétie : « C’est dire qu’il a toutes les chances de devenir une série culte. »

Un nouveau marché s’ouvre alors et fait la fortune des nouvelles plateformes de vidéos à la demande comme HBO, Netflix, Hulu, qui font assaut de qualité, comme le souligne The Apologist en 2018 : « Il y a une vraie audace et créativité qui ressortent des séries en ce moment. Une écriture soignée et même intransigeante, comme le prouvent des shows du calibre de True Detective, Westworld ou encore The Haunting Of Hill House très récemment. Et vu sous cet angle, le cinéma commence à se berner lui-même en s’entêtant à développer des remakes et des blockbusters inintéressants. La prise de risque sérielle contraste avec celle du 7ème art. »

On pourrait espérer que, stimulé par la crainte d’être complètement détrôné, le cinéma se réinvente et que les deux genres se complètent comme le roman et la nouvelle en littérature. Mais on voit déjà que de plus en plus de séries souffrent à leur tour de ce qui, à mon sens, a tué le cinéma, à savoir le politiquement correct paresseux. On se moquait de la culture soviétique toute tournée vers l’exaltation du système soviétique et de ses valeurs fantasmées, mais que dire de la réaction de Rima Abdul Malak à la remarque sur la violence du système néolibéral et l’inique réforme des retraites, que Justine Triet s’est permise lors de la cérémonie des Oscars où elle recevait la Palme d’or pour son film Anatomie d’une chute  ? Une réaction qu’Olivier Faure a résumée ainsi : « estomaqué de voir une ministre de la Culture qui pense que quand on finance un film, on achète la conscience de ses auteurs ». Eh oui, c’est exactement à cela que servent les subventions et autres financements dans le pays de la liberté !

Au fait, Rima Abdul Malak est l’interchangeable ministre de la Culture de l’interchangeable Macron, le président compradore d’un pays en proie à des gangs contre lesquels les Français n’ont pas le droit de se défendre. Confrontés au même problème, les Haïtiens ont pris les choses en main : « En Haïti, la population oppressée par la violence a décliné sa propre version de l’adage “ œil pour œil, dent pour dent ”. Au nom du mouvement « Bwa Kale », les habitants s’emparent, lynchent et, parfois, tuent des membres présumés de gangs ». Espérons qu’on n’aura pas besoin d’en arriver là !

Pour en revenir à la courageuse cinéaste, ce lundi de Pentecôte, à midi, elle s’est même vue comparée sur CNEWS, par Sonia Mabrouk, la quintessence de l’hypocrisie médiatique, au mannequin qui a monté les marches à Cannes avec une robe dont le décolleté plongeant était retenu par une fausse corde à nœud coulant, symbolisant la cruauté du régime iranien. Elle, elle « risque quelque chose » a susurré la perfide présentatrice aux airs de Sainte Nitouche. Ah bon, à mille lieues de l’Iran ? Non, c’est Justine Triet qui a pris un gros risque en critiquant en France le président français qui envoie les flics chez ceux qui le critiquent.

Pour notre malheur, s’ajoute désormais au fait que les séries deviennent de gré ou de force les vecteurs privilégiés des valeurs occidentales, ces valeurs dont nous nous gargarisons sans jamais les appliquer, le fait que l’Occident est en train de se refermer sur lui-même en se coupant des 85% du monde qui s’opposent à notre bienfaisante domination. Du coup, on ne trouve plus que des séries occidentales, sud coréennes ou japonaises qui cochent toutes les cases du politiquement correct. Je ne sais pas pour vous, mais moi je ne supporte pas d’avoir l’impression de me faire laver le cerveau en regardant une vidéo.

Tout cela pour dire que la première qualité que possède à mes yeux The Last Socialist Artefact, la série croate que diffuse en ce moment la chaîne franco-allemande arte.tv est qu’elle échappe à tous les stéréotypes de la pensée unique. Pour une fois, pas de propagande LGBT, ni d’endoctrinement migratoire, ni de moraline bien pensante, ni de compassion à géométrie variable, ni de minorités opprimées, ni de perversité sadique à l’américaine, rien que des êtres humains ordinaires qui, confrontés à un défi, le relèvent, chacun avec ce qu’il est et ce qu’il a, sans se prendre au sérieux et avec dignité… C’est rafraichissant, enfin on respire…

La série nous emmène à Nustin, une petite ville de Croatie, qui dépérit à cause du manque de travail et d’espoir. Au centre, trône l’immense carcasse désaffectée de l’usine de turbines autour de laquelle tournait l’activité de la ville. Elle a été privatisée, puis liquidée, par l’oligarque local qui s’en est emparée pendant la guerre qui a accompagné l’explosion de la Yougoslavie dans les années 1990.

Dans la série, la guerre et le passé communiste de la Croatie sont à peine évoqués, mais ils pèsent de tout leur poids sur les événements qui nous sont relatés.

Le contexte géopolitique

Dans sa critique de la série, Télérama, décrit « Une petite ville croate désertée depuis la guerre des Balkans ». La guerre des Balkans est une guerre à répétition. La première a éclaté en 1912 et a abouti à la création de la Yougoslavie, sur les ruines de l’ancien empire ottoman, après la première guerre mondiale.

La guerre dont on parle dans la série, c’est la guerre qui a accompagné, en 1991, l’explosion de la Yougoslavie en six états, suite à l’effondrement de l’URSS. Quelques années plus tard, l’OTAN a attaqué sauvagement la Serbie pour lui arracher la province du Kosovo et intimider les peuples des Balkans, afin qu’ils filent droit.

La Croatie a rejoint l’OTAN en 2009, l’Union européenne en 2013, et est entrée dans la zone euro et l’espace Schengen le 1er janvier 2023. Malgré tout, elle bouge encore. Dernièrement, elle s’est jointe à la Turquie et à la Hongrie pour refuser l’entrée de la Suède (et de la Finlande) dans l’OTAN. Il y a, en Bosnie-Herzégovine, une minorité croate qui souffre de discrimination. La Croatie veut que l’OTAN fasse pression sur Sarajevo pour y mettre fin.

La Croatie ne manifeste pas non plus le même enthousiasme que l’UE à affronter les Russes en Ukraine. Le 25 janvier 2022, un mois avant le début de la guerre, le président Zoran Milanovic a déclaré à la télévision : « La Croatie ne veut rien avoir à faire avec l’escalade des tensions autour de l’Ukraine. Les autorités du pays rappelleront tous leurs soldats intégrés à l’OTAN en Europe de l’Est en cas de conflit entre la Russie et l’Ukraine ».

Et le 18 décembre dernier, les législateurs croates ont rejeté la demande de l’UE de former des soldats ukrainiens dans le cadre du programme de l’Union européenne EUMAM Ukraine. La Croatie devait accueillir jusqu’à 100 d’entre eux, tandis qu’environ 80 instructeurs croates devaient se rendre à l’étranger pour aider à former des Ukrainiens dans d’autres pays de l’UE.

L’autogestion yougoslave

Au début de la série, on voit deux hommes arriver à Nustin. On devine qu’ils se connaissent bien à la manière drolatique dont ils se disputent. On comprend qu’ils viennent de la capitale, Zagreb, et qu’ils ont acheté ou loué l’usine à l’oligarque maffieux qui l’a fermée, il y a 20 ans, pour se recycler dans la vente forcée des biens locaux, privés ou publics, aux Étasuniens. Leur objectif est de relancer la production pour fournir une turbine à un vague dictateur d’un vague régime du Moyen Orient. C’est cet arrière-fond exotique qui entretient le suspense, car on se demande à tout instant ce qui se passera quand l’affaire capotera et que les travailleurs se rendront compte qu’ils ont été manipulés.

Mais le véritable intérêt de la série est ailleurs. Il réside d’une part dans le collectif de travail que les deux hommes parviennent à reconstituer avec la collaboration de Janda, l’ex ingénieur en chef de l’usine qui avait sombré dans la dépression et l’alcoolisme, et d’autre part dans la fabrication de la turbine, elle-même. On voit prendre sous nos yeux une alchimie dont on a rarement l’occasion d’apprécier la puissance, même si on a quelques beaux exemples comme LIP et SCOPTI, l’alchimie entre les hommes et leur production, qui passe ici comme dans les Scops, par l’autogestion.

Les deux compères se sont partagé les rôles, Nikola sera le directeur et Oleg s’occupera du financement et des relations avec le client.

Nikola évidemment ne connaît rien à la production et encore moins aux turbines et, du coup, Janda et tous les anciens ingénieurs et ouvriers qualifiés qu’il a convaincus de revenir s’organisent entre eux, sans interférence, comme au bon vieux temps de l’autogestion en Yougoslavie.

La Yougoslavie de Tito a rompu avec l’URSS de Staline en 1950 et mis en place un système qui reposait sur la promesse d’une « augmentation des droits de l’autogestion et des Républiques qui la composaient, accompagnée d’une hausse de niveau de vie ».

La loi sur l’autogestion a été adoptée le 27 juin 1950. Le système était organisé de la façon suivante :

« Le conseil ouvrier est responsable de la gestion. Il est élu par la communauté des travailleurs (ou comprend tous les travailleurs dans les petites entreprises). Il décide de toutes les grandes questions concernant le statut juridique et les activités de l’entreprise. Il ne peut prendre de décision que lors des sessions convoquées par son président.

Les organes, collégiaux ou non, sont chargés des fonctions d’exécution. Le directeur est élu par le conseil ouvrier par voie de concours public. Il participe aux séances du conseil sans avoir droit de décision. Il représente l’entreprise et a la responsabilité de la légalité de ses activités.

Notons également que l’autogestion est appliquée dans toutes les communautés : dans les ateliers, les entreprises et même dans les associations de locataires… »

Selon l’association Autogestion : « L’autogestion ouvrière, avec les Conseils de travailleurs comme concrétisation, avait une grande légitimité parmi les travailleurs yougoslaves pour de nombreuses raisons : elle était au centre d’un système social qui a permis un réel développement économique, social et culturel ; elle a permis d’assouplir la domination de la bureaucratie et a fourni des niveaux de sécurité d’emplois et de participation sur le lieu de travail inexistant ailleurs dans le monde. Formellement, les travailleurs pouvaient décider sur tous les aspects du fonctionnement de leur entreprise. De plus, l’autogestion n’était pas limitée au niveau micro : à travers différents niveaux d’assemblées et de par le système de délégués, les travailleurs pouvaient participer aux prises de décision sur les sujets économiques, sociaux, culturels et politiques à tous les niveaux de l’organisation socio-politique (municipalités, provinces, républiques et fédération).

« La production totale de la Yougoslavie a progressé plus vite que la moyenne mondiale entre 1950 et 1980. La croissance annuelle mondiale moyenne était de 4,7 % alors qu’en Yougoslavie, elle était de 6,4 % ».

Cette culture de l’autogestion est apparente dans la série pour tout ce qui concerne l’organisation du travail et même les relations humaines. Tous les problèmes sont réglés en interne, même les problèmes avec l’oligarque maffieux.

La réouverture de l’usine entraîne la réouverture du bar voisin où les ouvriers et leurs proches se retrouvaient autrefois et se retrouvent à nouveau autour d’un verre de rakija, l’eau de vie locale, et la petite ville se remet à vivre. Au fil des épisodes qui adoptent chacun le point de vue d’un habitant, nous apprenons à connaître les différents protagonistes. L’avantage des séries, c’est que leur durée permet de donner à tous les personnages une vraie complexité, une réelle épaisseur qui les rend attachants, même dans leurs défauts. Nous les voyons évoluer, faiblir, se ressaisir, se dépasser, s’aimer et se quitter et nous partageons leurs craintes et leurs espoirs.

Surtout que nous, les spectateurs nous savons sur quelle base fragile repose tout l’édifice et d’ailleurs ce qui devait arriver arrive. Le commanditaire disparaît et l’argent vient à manquer avant que la turbine ne soit achevée.

C’est alors que nous découvrons que la vraie vedette de la série, c’est en fait la turbine et pas seulement parce qu’elle est magnifique. Cette turbine est la preuve de la compétence, du professionnalisme, de l’abnégation de tous les travailleurs. Elle n’a pas été fabriquée par un travail à la chaîne déshumanisant, mais par un collectif de travail dont les membres, de vrais professionnels, ont pris toutes les décisions ensemble et procédé ensemble à toutes les étapes de la fabrication. Et c’est ensemble qu’ils décident de ce qu’ils vont faire maintenant qu’il n’y a plus d’argent pour les salaires.

La turbine est une œuvre collective, une œuvre parfaite, une œuvre d’art. Et alors que tout devrait s’effondrer, ils vont au contraire vivre une apothéose. Ces femmes et ces hommes qui se sont relevés et dépassés pour réaliser ce superbe artefact, se satisferaient d’aller jusqu’au bout de ce qu’ils ont entrepris, mais la vie leur réserve une magnifique surprise que je vous laisse découvrir.

Le jury du panorama international de Séries Mania 2021, présidé par la journaliste Florence Aubenas, a décerné le prix de la meilleure série à The Last Socialist Artefact, un prix bien mérité !

Montreuil, le 29 mai 2023

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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