Les libéraux ultras que les USA et l’Europe mettent en état d’épectase, nous trompettent à longueur de temps le bonheur de vivre sous la règle du « modèle allemand ». Pourtant c’est fini et le Valhalla n’est plus un paradis. Les conditions de vie se précarisent mais le peuple semble indifférent. Dans un livre Hambourg Hambourg Hansaplatz N°7, Marie-Noëlle Rio nous décrit la chute amorcée de cet empire capitaliste. Elle rit dans un cimetière.
Sans me faire mal, mais rien que du bien, je suis tombé sur un petit livre qui met l’Allemagne tout nue, Hambourg Hansaplatz N°7 de Marie-Noël Rio, aux éditions Delga. Le sous-titre du livre, Quatre ans dans la misère allemande, sonne le tocsin. Ces pages sont du vécu, de l’éprouvé, de l’observation participante, comme on l’aime dans notre univers où l’on compte plus « d’investigateurs » que de kiosques à journaux. Ainsi, quatre années de souffrance éveillée passées à Hambourg en disent plus que le cogito d’experts nourris au Chat GPT de la bêtise naturelle. En 2021, Marie-Noël Rio nous annonçait que l’Allemagne allait dans le mur. C’était juste, et elle continue de plus belle. Vous me direz qu’outre-Rhin, le mur, on en a l’expérience ! Le pays de Brecht fonce donc vers le béton, mais avec le sourire de Steve Mc Queen dans Bullit, quand il boucle la ceinture de sa Mustang de 320 chevaux. Et les Allemands se disent : « si nous devons être malheureux, restons aveugles et joyeux ».
Fin 2016, au début de son séjour de quatre ans, ce qui étonne le plus Marie-Noël Rio est que l’Allemagne soit restée fidèle à sa réputation caricaturale d’un État d’ordre. Ici, même le désordre se fait dans l’ordre et tout bordel est organisé. La vieille philo des dadaïstes, cousins germains (sic) de la « Neue Sachlichkeit », ne se rencontre que dans des livres épuisés. Sans ses cocos de l’Est, l’Allemagne n’est plus qu’une norme pleine où tout fonctionne pour que rien ne heurte, ne dérange ou n’alerte. Bonheurs-malheurs parallèles et solitude en commun. Cet amour des placards rangés rappelle une expérience du malheureux déviant Karl Liebknecht, plutôt anar avec sa Rosa. Le révolté nous rapporte qu’un soir, sonnant à la porte d’une militante spartakiste, seul le silence lui répond. La concierge passe la tête pour lui dire : « la camarade déléguée du secteur IV est partie à une réunion de construction de la Révolution »… Et Karl de conclure : « C’est alors que j’ai compris que nous étions fichus. »
En dépit de la noirceur du sujet, Marie-Noël Rio nous dit avec légèreté, et dans une langue de très belle littérature, des vérités qui plongent au cœur du magma allemand. Cette femme qui a un microscope dans les yeux y fait défiler, par plaques, la confusion des sentiments qu’elle observe dans la rue, les cafés, les trains, ou dans l’intimité des vies bourgeoises. Sa Hansaplatz est une Allemagne en petit. Et elle effraie. C’est une gare de triage de la misère, des fantasmes et de l’argent aussi. Chaque groupe qui passe y laisse sa trace, ses vomis, ses déchets ou ses odeurs et, au matin, des éboueurs en gilet orange effacent la nuit. Chaque catégorie a satisfait à ses obsessions, aux obligations de sa caste. Personne ne s’est parlé. Personne n’a ri. Lieux réservés aux homosexuels en fonction de leurs préférences, autres lieux pour les prostituées par spécialités, bourgeoises blondes et sans mascara rendant visite à d’autres bourgeoises blondes et sans mascara « tentant d’oublier qu’elles existent », lieux où se retrouvent les drogués : ici tout marche sur le mode « korrekt ». Où tout manquement à la règle entraîne la brutalité. Les moins maîtrisés sont les immigrés, trop noirs, trop bruns, trop précaires, pas dressés à l’obéissance. Les femmes à la dérive sont tchèques, polonaises, hongroises, venues de l’hinterland, et au bas de l’échelle ravalées au rang des soudanaises, des ghanéennes.
Difficile de traduire la vérité et l’émotion de ce livre, qui reflète une société vue et saisie dans sa rigidité, sa brutalité, ses prescriptions pour ne jamais déroger, pour garder sa file, attribuée une fois pour toutes sur la piste de la vie. Comment expliquer cette société pétrifiée ? Marie-Noël Rio, peu diplomate, évoque l’après-guerre et sa dénazification de façade. Les Étatsuniens, pour construire leur Europe et combattre l’URSS, avaient besoin, en urgence, d’une Allemagne en état de marche, c’est-à-dire non purgée de sa barbarie. Elle cite l’exemple de ce gardien d’Auschwitz chargé d’entasser les martyrs dans les chambres à gaz, acquitté parce qu’il avait « correctement » obéi aux ordres de ses supérieurs. L’auteur ne dit pas que l’Allemagne demeure, sous forme masquée, un pays nazi – ce serait faux et stupide -, mais l’absence de choc historique que serait une épuration véritable lui fait défaut pour remettre sa pendule à l’heure de la liberté, pour briser la « grandeur germanique » basée sur « le respect de la hiérarchie sociale inamovible, l’obéissance aveugle, la force, la guerre ». Si, après la libération, la France n’a pas davantage été lessivée de ses traîtres, ce qu’a démontré Annie Lacroix-Riz dans son livre La Non-Épuration, le poids de la Résistance – avec la part majeure qu’y occupait le PCF-, a interdit aux collabos de relever la tête trop vite. Une parenthèse qui s’achève : on voit aujourd’hui leurs arrière-petits-enfants défiler dans les rues en oripeaux nazis, sous la protection policière d’Emmanuel Macron.
Hambourg compte dix-sept clubs Rotary, engeance étasunienne qui aide Washington à tenir l’Europe en laisse. On y trouve les gens qui comptent et qui comptent, les « décideurs » dont la devise donne ceci : « Qui sert le mieux profite le plus ». Le retour sur investissement n’est même pas dissimulé. À Hambourg et en Allemagne, cette forme de mobilisation autour du modèle américain du bonheur – faire le bien à fin d’engouffrer des biens – a force de loi au-delà du Rotary.
La falsification de l’histoire vaut ici autant que l’oubli du nazisme. Marie-Noël Rio cite la montée psychotique de l’anticommunisme qui a conduit l’Allemagne à nier le rôle premier joué par l’URSS – et ses 25 millions de morts- dans la défaite d’Hitler et la libération des camps. Ainsi, lors des cérémonies célébrant l’ouverture des portes de Dora et de Buchenwald, les drapeaux rouges et toute allusion aux soviétiques ont-ils été interdits. Aujourd’hui, cette haine de l’URSS opère un transfert vers la Russie avec une adhésion hystérique à la campagne EU/OTAN en Ukraine. Bientôt, dans les librairies allemandes, on trouvera sans doute des livres d’histoire prouvant que c’est Patton et Eisenhower qui ont mis fin au génocide des juifs, forcément planifié par Staline. Hambourg Hansaplatz N°7 évoque les relations contemporaines d’amour fou – un siècle trop tard – entre l’Allemagne, la communauté juive et Israël. Faute, donc, d’authentique examen critique et d’épuration nationale, on oublie la monstruosité de l’histoire en la camouflant sous du fric et des lois – des lois au cas où il faudrait apaiser les petits-fils de SS qui entendraient répéter l’histoire brune ; du fric dont témoigne l’énormité du musée juif de Berlin. Dans cette confusion, la politique d’extrême-droite d’Israël n’a pas aujourd’hui de meilleure alliée que la vieille et généreuse Allemagne, patrie de liberté qui interdit toute manifestation de souvenir ou de soutien aux Palestiniens et à leur histoire.
Un paragraphe fait le bilan de la mentalité de ces Allemands qui se vivent comme des hommes sans qualité, c’est-à-dire sans existence propre, sans destin personnel : « Ici on avale tout. On marche droit. On ne fait pas grève. Et si on négocie, on négocie par branches : les autres n’ont qu’à se démerder… Les gens soupirent, ils ne protestent pas. Ils ne demandent pas de comptes au gouvernement sur les privatisations, les licenciements, la gestion cynique obsédée des profits, les salaires de misère, les retraites de misère, la destruction systématique des services publics. La destruction de leur propriété collective, de ce qui leur est dû ». Hambourg Hansaplatz est écrit avec des gants de boxe, où les mots sont des directs au cœur.
Mais il y manque un chapitre. Marie-Noël Rio désespérant de l’Allemagne n’a pas imaginé ce qui a eu lieu le 25 février 2023 à Berlin. À l’initiative de deux femmes, la militante de gauche Sahra Wagenknecht et la journaliste Alice Schwartzer, 50 000 personnes, citoyens-résistants, kamikazes attachés à sauver leur réserve d’âme, se sont ralliées au « Soulèvement pour la paix ». Et plus d’un demi-million de personnes ont signé son Manifeste exigeant du chancelier Scholz d’ “arrêter l’escalade des livraisons d’armes à l’Ukraine” et appelant à « la reconstruction d’un mouvement pacifiste massif, sur le modèle du mouvement anti-missiles nucléaires des années 1980. Celui qui a conduit à l’acceptation par la Russie de la réunification allemande ». En passant, honte à la France où l’amour fou pour Zelinsky-le-kaki n’engendre pas la moindre objection, la plus petite manif. Le sursaut de cette poignée d’Allemands est d’autant plus courageux que le canon à faire la loi tonne à plein. La ministre fédérale de l’Intérieur Nancy Faeser (SPD) a présenté une nouvelle loi permettant de révoquer de la fonction publique – par un simple acte administratif – les « ennemis de la Constitution ». Étonnant dans un pays qui devrait garder mauvaise mémoire de ces interdits et révocations sur l’air des années 30. Pire encore, des militants qui ont pris la parole pour expliquer que l’Occident avait tout fait pour provoquer Poutine ont été traduits en justice et condamnés.
Canard sans tête, puisque l’Amérique pense à sa place, l’Allemagne suit son chemin de néo-colonisée. Les partis politiques sont alignés, les Verts qui furent de furieux pacifistes sont devenus des va-t-en-guerre, et l’extrême gauche approuve la chasse aux immigrés. Hambourg Hansaplatz N°7 ne nous donne pas la dernière clé, celle d’un chaos menaçant, lié à la montée de toutes les extrêmes-droites d’ Europe. Soyons sûrs qu’il se prépare. À défaut de certitudes en fermant les volets, à la fin de son livre, Marie-Noël Rio prend les devants, ceux des lendemains noirs, en citant Heinrich Heine :
« Quand je pense à l’Allemagne dans la nuit
C’en est fini de mon sommeil
Je ne peux fermer l’œil
Et mes larmes brûlantes s’écoulent. »
Hambourg Hansaplatz N°7, Marie-Noël Rio, éditions Delga 10 euros.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir