Alors que les expatriés turcs présents dans 73 pays à travers le monde votent et que la date du second tour de l’élection présidentielle turque approche, la compétition entre les deux rivaux, Recep Tayyip Erdogan et Kemal Kilicdaroglu, s’intensifie. C’est la première fois dans l’histoire électorale de la Turquie qu’aucun candidat à la présidence n’est sorti vainqueur à l’issue du premier tour. La course actuelle entre Erdogan et Kilicdaroglu a pour effet d’intensifier la lutte identitaire en Turquie, qui divise la population entre laïcité et « erdoganisme ».
Les deux candidats tentent de conquérir de nouveaux électeurs ou ceux qui n’ont pas voté au premier tour. Le candidat du pouvoir, Erdogan, a relativement plus de chances, puisqu’il lui faut moins d’un point pour l’emporter si la carte électorale reste inchangée. En revanche, Kilicdaroglu, le candidat de l’opposition, se trouve dans une situation compliquée, car les piques constantes d’Erdogan et la difficulté à se défendre de ses alliés et pendant sa campagne ont nui à ses chances. Kilicdaroglu a adopté un discours plus réfléchi et plus négatif pour contrer l’accusation « d’alliance avec le terrorisme » qu’Erdogan l’a affublé, en particulier concernant le Parti démocratique des peuples (HDP). S’appuyer sur les votes qui sont allés au candidat nationaliste, Sinan Ogan, n’est pas considéré comme une stratégie appropriée pour Kilicdaroglu, car les votes d’Ogan sont pour la plupart incertains. Kilicdaroglu cherche plutôt une troisième voie entre le Parti d’action nationaliste et le Parti de la justice et du développement.
Au premier tour, Erdogan a obtenu 27 133 000 voix (49,52 %), tandis que Kilicdaroglu en a obtenu 24 600 000 (44,88 %), soit une différence d’environ deux millions et demi de voix. Sinan Ogan a obtenu 2,8 millions de voix (5,17 %), tandis que Muharram Ince, qui s’est retiré quelques jours avant le premier tour, a obtenu 235 000 voix (0,43 %). Le nombre de personnes qui se sont abstenues au premier tour s’élevait à 8 300 000. Le nombre de votes annulés a été d’environ un million et le nombre de nouveaux électeurs au second tour s’établit à environ 48 000.
Le mouvement nationaliste turc, représenté par le parti Justice et développement et le Parti d’action nationaliste, est déterminé à faire plus que rapprocher le président Erdogan du seuil des 50 %. La nécessité d’un second tour le 28 mai donne à ce mouvement une influence croissante, d’où l’importance cruciale du second scrutin. Kemal Kilicdaroglu, le candidat de l’Alliance de la nation, fait face à une tâche complexe dans sa course à la présidence.
Il sera de plus en plus difficile de convaincre ceux qui se sont abstenus au premier tour, ceux dont le vote a été invalidé ou ceux qui ont voté pour Sinan Ogan. Malgré la division au sein de son alliance (ATA), Ogan a choisi de soutenir le président turc Recep Tayyip Erdogan, menaçant ainsi l’unité de l’alliance et les chances de succès déjà minces de Kilicdaroglu. Même si Ogan veut empêcher ses électeurs de soutenir Kilicdaroglu, il n’est pas sûr qu’il ait assez de pouvoir sur les 5,2 % d’électeurs qui ont voté pour lui au premier tour pour les amener à voter en faveur d’Erdogan, qui se sent déjà sur le point de remporter la victoire.
Alors qu’Ogan retenait toute l’attention, ses votes étaient davantage des votes « à intercepter » qu’un soutien personnel, ce qui rend difficile de prévoir vers qui ils iront. Certains électeurs sont désillusionnés, en particulier les jeunes qui ont voté pour la première fois en accordant leur soutien à Sinan Ogan au premier tour. Ces électeurs aux affiliations idéologiques diverses, qu’on perçoit comme ayant voté en signe de protestation, pourraient bien partager leurs votes entre Kilicdaroglu et Erdogan. Leur motivation à participer au second tour pourrait également diminuer, car ils estiment qu’aucun des deux candidats ne représente le choix idéal pour les cinq prochaines années.
L’opposition canalise ses efforts sur la participation relativement faible dans 19 provinces à majorité kurde, en se disant qu’une augmentation de la participation dans ces provinces pourrait profiter à Kilicdaroglu. Sur ces 19 provinces, Kilicdaroglu a obtenu la majorité dans 14 d’entre elles. Le Parti démocratique des peuples (pro-Kurde, derrière la liste électorale du Parti de la gauche verte) est en tête dans 17 de ces provinces. L’opposition fait donc le pari que le parti pro-Kurde intensifiera sa campagne au second tour pour soutenir Kilicdaroglu.
Le plan d’Erdogan pour le second tour mise sur des apparitions télévisées et des visites dans les zones touchées par le tremblement de terre pour remercier ces régions où il a reçu un soutien important. Il organise également des festivals dans les villes qui l’ont favorisé par rapport à son rival et a ordonné aux membres de son parti de travailler intensivement dans les grandes villes dont Istanbul, Ankara et Izmir, qui ont donné la majorité des voix à son adversaire. Erdogan pense pouvoir combler l’écart qui le sépare de Kilicdaroglu dans ces grandes villes turques et avoir plus de chances d’obtenir davantage de voix.
Dans ses discours, Erdogan a mis l’accent sur la stabilité, l’inclusion sociale, les réalisations dans l’industrie de la défense et les mesures d’aide économique. Il a intensifié ses critiques à l’encontre de l’Alliance de la nation et de sa prétendue collaboration avec le Parti démocratique des peuples et le « terrorisme kurde ». Erdogan dirige le pays depuis vingt ans et les gens ont voté pour lui en premier lieu en raison de sa capacité à stimuler l’économie nationale. Erdogan et Kilicdaroglu sont tous les deux conscients des préoccupations économiques criantes du peuple turc, l’enjeu numéro un de nombreux électeurs, car l’affaiblissement de la monnaie et l’inflation élevée pèsent lourdement sur leurs moyens de subsistance. Cependant, aucun des deux candidats n’a présenté de plan complet et réalisable pour relever ces défis économiques.
Kilicdaroglu attribue son vote plus faible que prévu à une vaste campagne de haine et aux accusations d’Erdogan de collaborer avec le terrorisme kurde. Le candidat de l’opposition prévoit de se concentrer sur le Parti de la cause libre, un parti religieux radical qui soutient le séparatisme kurde et qui a présenté des candidats sur les listes du Parti de la justice et du développement. La tentative de Kilicdaroglu de gagner les électeurs d’Ogan en promettant de renvoyer les réfugiés dans leur pays a peu de chances de réussir face à son grand rival Erdogan.
Pour le second tour, l’opposition s’est donné comme stratégie d’adopter un ton plus tranché et plus négatif, en s’employant à montrer le vrai visage du pouvoir en ce qui a trait au terrorisme et à la séduction des segments nationalistes de l’électorat. Elle cible les régions où Erdogan bénéficie d’un fort soutien, en particulier l’Anatolie centrale et les régions de la mer Noire, et se sert de la télévision et les médias sociaux pour ses campagnes de propagande.
L’issue du second tour est prévisible en raison de plusieurs facteurs, à commencer par le fait qu’Erdogan a l’avantage sur ses adversaires au parlement. L’Alliance populaire, formée par le Parti de la justice et du développement et le Parti d’action nationaliste, a conservé sa majorité parlementaire en faisant élire 322 députés. C’est cependant en dessous du seuil des 360 députés requis pour soumettre un projet de loi à un référendum et des 400 députés (les deux tiers) nécessaires pour modifier la constitution au parlement.
L’Alliance de la nation a fait élire 212 députés sur un total de 600. Le parlement turc a largement conservé sa structure de contrôle actuelle, l’opposition n’ayant pas fait les progrès escomptés pour obtenir une majorité parlementaire. L’Alliance populaire a fait des progrès contrairement aux sondages d’opinion qui lui donnaient un pourcentage inférieur à celui qu’elle a obtenu. Mais la victoire avait un goût plus amer que lors des élections de 2018, « l’alliance du pouvoir » ayant remporté 49,48 % des voix contre 53,97 % en 2018. L’Alliance de la nation, qui regroupe des partis d’opposition (la table des six partis), a obtenu 35,51 % des voix contre 33,95 % en 2018. L’Alliance du travail et de la liberté, composée principalement du Parti de la gauche verte kurde, du Parti démocratique des peuples et de ses alliés, a remporté 10,43 % des voix, contre 12% lors des élections précédentes.
La question des réfugiés syriens est également devenue un enjeu crucial, Kilicdaroglu essayant de gagner les partisans d’Ogan en promettant de les rapatrier. Kilicdaroglu affirme que le peuple turc mérite mieux, en exploitant la négligence perçue du parti au pouvoir qui dirige le pays depuis deux décennies.
Les dirigeants des partis d’opposition, appelés collectivement « table des six », se sont réunis pour planifier les jours à venir avant le second tour. L’accent est mis sur les qualifications et l’importance des postes ministériels, en particulier à l’intérieur, aux affaires étrangères, à la justice, à la défense, à l’éducation, à l’environnement, à la santé et aux transports. Dans un effort coordonné, le Parti de la Gauche verte (kurde) a annoncé son soutien continuel au candidat de l’opposition pour le second tour. Le parti reconnaît que les résultats des élections législatives ont été inférieurs à ses attentes.
Kilicdaroglu, quant à lui, compte sur l’organisation de la base, les campagnes dans les médias sociaux et le soutien des partis d’opposition pour rallier ses partisans. De son côté, Erdogan a l’avantage de la visibilité et de l’influence grâce à l’appareil de son parti et au contrôle des ressources de l’État.
La lutte entre Erdogan et Kilicdaroglu symbolise un choc de personnalités et de positions entre différentes idéologies et visions de l’avenir de la Turquie. La joute électorale a provoqué une lutte identitaire intense, qui divise la population entre ceux qui penchent pour la laïcité et l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk et ceux qui s’identifient au symbole que représentent les valeurs islamiques.
Le résultat déterminera non seulement qui sera président, mais aussi la voie que suivra la Turquie sur des questions cruciales telles que la démocratie, les droits de la personne, le rôle de la religion dans la vie publique et les relations régionales et internationales. La décision de l’électorat façonnera la trajectoire de la nation, car elle va déterminer si elle s’orientera vers la consolidation du pouvoir ou si elle s’en éloignera.
Elijah J. Magnier
Traduction de l’anglais : Daniel G.
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Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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