Aïe, Robots….
L’homme du XIXème n’est pas adapté à la civilisation des Machines et l’homme du XXème pas davantage. (…) La civilisation des Machines a-t-elle amélioré l’homme ? Ont-elles rendu l’homme plus humain ?
Difficile de parler d’un livre dont chaque phrase est essentielle et qui m’a bouleversée par son caractère prophétique et visionnaire. C’est à la fin de 1944 que Bernanos publie La France contre les robots. À l’époque, il n’a donc pas encore vu les ravages de la bombe atomique, pourtant il pointe déjà les monstrueuses dérives d’une société gouvernée par la Technique, une « civilisation des machines » capable de débrider la cruauté humaine et de détruire l’Humanité.
Et c’est chose grave que cette invasion générale, décidée par les tenants de la puissance :
Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté.
Qu’est-ce donc que la Liberté ? Que la Guerre ? Que la Révolution ? Qui sont les complices des dérives du « progrès » et de « l’invasion de la Machine » ? Quel sursaut peut-on espérer ?
C’est à toutes ces questions que tente de répondre Georges Bernanos, avec la sincérité et la conviction qu’on lui connaît, espérant remettre l’église au milieu du village français.
Si la matière humaine française était restée trop riche, trop vivante pour un monde égalitaire, où l’uniformité tient lieu d’ordre ? (…) La France qu’on aime, c’est la France de Rousseau, la même France qui faisait l’orgueil de cette société dont Watteau est le peintre- à la fois si naturelle et si raffinée, si violente et si facile, d’esprit si lucide, de nerfs si fermes et pourtant si aisée à émouvoir de pitié ou de colère…
Il annonce d’entrée : « certaines vérités » vont déplaire, surtout aux lâches et aux « imbéciles » qui en prennent pour leur grade dans les derniers chapitres, avec une multiplication d’interpellations vocatives rageuses (« Imbéciles ! ») qui les prennent à parti. Bernanos cherche ici à défendre « l’homme du passé » et sa « tradition révolutionnaire », inspirée par « une foi religieuse dans l’homme ». Il en profite pour remettre à leur place certains préjugés historiques installés par la société moderne :
Le Français du XVIIIeme siècle n’est pas un chien qui brise sa chaîne, un mouton devenu enragé, mais un homme fier du travail de ses aïeux, conscient de la grandeur de son histoire, et qui se croit au seuil d’une civilisation nouvelle, sortie de son esprit et de ses mains.
Le titre de cet incroyable essai annonce l’axe de la réflexion : la société (occidentale, surtout, celle des « démocraties ») est depuis la fin de la Seconde guerre, envahie par « les machines », qui ne sont là que pour soumettre « le matériel humain », créer une « humanité docile » et acquise à toutes les folies de la Technique. Bernanos pointe déjà le rôle des « contrôleurs de marché », de leur cupidité : l’idée est d’inventer « mécaniques à faire de l’or » en s’appuyant et en spéculant sur les vices de l’Homme, à commencer par la soif matérielle :
Je prédis que la multiplication des machines développera d’une manière presque inimaginable l’esprit de cupidité.
Dans un monde sans dieu, vidé de toute spiritualité, « l’or, lui, sera Dieu », et occasionnera une « crise profonde, une déviation, une perversion de l’énergie humaine ». Bernanos parle aussi de l’obsession de la vitesse, forcément présentée comme une avancée mais dommageable à l’homme qui n’a plus loisir de s’abandonner à un vital « otium ». Avec cette phrase demeurée célèbre :
On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! La liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles !
La Technique rend aussi les guerres « propres ». Alors qu’à l’époque des chevaliers ou même de la Révolution (« La guerre était une science et un art ») on tuait avec la conscience (violente !) de tuer, la civilisation des machines entraîne une déresponsabilisation du meurtre. Difficile de ne pas penser aux « frappes chirurgicales américaines » sur l’Irak (ou autre) quand on lit que « le premier venu du haut des airs peut liquider en vingt minutes des milliers de petits enfants avec le maximum de confort ». Les soldats ne mènent plus de guerres saintes, à l’appui de leurs « hautes valeurs » mais sont des techniciens qui tirent à l’aveugle et sans se salir les mains. C’est le « progrès » que la fin de ces cas de conscience humains, que cette « universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie ».
Est-il permis croire, sans être fou, que l’Humanité laborieuse mettra un jour en commun ses travaux et ses capitaux dans l’intention de se détruire ? Est-il permis de croire que les Savants et les Riches – l’élite des Nations – s’associeront dans cette œuvre perverse ?
Bernanos pointe les forces mortifères à l’œuvre dans la société moderne qui œuvrent à « l’universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie ». La liberté elle-même, pourtant constituante de l’identité de ce « peuple des barricades » , est en premier lieu visée. Les individus se sont laissés entraîner sur une pente dangereuse dès lors que la liberté n’est plus considérée comme « l’héritage, la Maison, le Refuge, le Foyer » des Français qui ont perdu l’habitude de s’en servir. Pire encore :
Vous avouerez peut-être même que le mot de liberté vous suggère vaguement l’idée du désordre.
Dans un monde « totalement épuisé » par des guerres orchestrées pour faire du profit, la Technique arrive donc et installe « une paix injuste » qui aurait « les apparences de l’ordre » mais prépare la dictature. Nous voyons bien dans quelle société de surveillance et de contrôle nous vivons en 2023…. Tout contrevenant, tout dissident à ce triste ordre établi, devient un ennemi :
C’est le mot de criminel dont le sens s’est prodigieusement élargi, jusqu’à désigner tout citoyen peu favorable au Régime, au Système, au Parti, ou à l’homme qui les incarne.
On voit bien aujourd’hui que toute parole libre, toute résistance sont immédiatement conspuées et rangées parmi les actes factieux, séditieux ou « d’extrême droite ». Une situation qui conduira naturellement à imposer « une marque extérieure » afin d’aller vers « l’épuration des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires ». What else ?
Mais la plus grande des menaces dans cette situation, c’est ni plus ni moins que la disparition de la civilisation par la disparition de l’homme qui l’a créée. Le Français de la Révolution a en effet bien peu à voir avec celui du XXème siècle : la Technique est passée par là, tout comme la lente déliquescence du catholicisme, celle aussi du « mot de Patrie », qui fut « cet Absolu pour quoi l’on meurt » et désormais relégué au « vocabulaire sentimental ». Alors la liberté ne signifie plus rien à personne (« Des millions d’hommes ne croyaient plus à la liberté, c’est à dire qu’ils ne l’aimaient plus, ils ne la sentaient plus nécessaire ») et elle peut bien tout simplement disparaître, entraînant avec elle toute notre civilisation. Bernanos en profite pour redorer notre blason historique (« En 1789, notre prestige spirituel était immense, on ne lui aurait rien trouvé de comparable depuis Athènes et Rome ») et pour battre en brèche certaines idées reçues sur la royauté et la période qui précéda la Révolution, ainsi que sur les hommes d’alors :
L’homme d’autrefois ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui. Il n’eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties nourrissent pour l’usine et le charnier. Il n’eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s’avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines, chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, décidés à tuer, résignés à mourir, et répétant jusqu’à la fin, avec la même résignation imbécile, la même conviction mécanique : « C’est pour mon bien… C’est pour mon bien… »
Ah, il semble loin à nous lecteurs de 2023, d’imaginer qu’il fut un temps où l’Académie de Berlin choisissait comme sujet de concours : « Raisons de la supériorité de la langue française »… Depuis, nous (la France comme de nombreux pays européens) nous sommes fait phagocyter par la « démocratie impérialiste » anglo-saxonne, toujours avide d’étendre son hégémonie. La France est d’ailleurs particulièrement visée car « notre langue est la fleur et le fruit d’une civilisation absolument différente de la Civilisation des Machines », qui ne saurait « être jugée supérieure à la fois par les humanistes de Berlin et par les hommes de San Francisco ». Envahis que nous sommes actuellement par les questions d’Intelligence Artificielle, nous ne pouvons qu’être frappés par les mots de Bernanos :
Ils souhaitaient en finir le plus tôt possible avec leur conscience, ils souhaitaient, au fond d’eux-mêmes, que l’Etat les débarrassât de ce reste de liberté, car ils n’osaient pas s’avouer qu’ils en étaient arrivés à la haïr.
Naît au milieu de ces décombres contemporaines, une engeance humaine inédite, très éloignée de ses aïeux, de leur esprit, de leurs valeurs, des êtres formés pour l’Etat totalitaire, « raisonneurs et sceptique en apparence mais terriblement mal à l’aise avec les libertés qu’ils ont désapprises une fois pour toutes. »
L’homme moderne, le « bétail humain » compose « une nouvelle espèce d’hommes, assouplies et brisés par l’épreuve, résignés à ne pas comprendre, à ne pas » chercher à comprendre ». Je pense que tout lecteur un tant soit peu informé pensera à quelqu’un de son entourage, qui s’est révélé notamment durant la crise Covid…
Bernanos brosse un portrait terrible et terrifiant de ces nouveaux hommes sculptés pour la tyrannie et qu’on a déjà pu voir à l’œuvre des derniers temps (« une sorte d’hommes capables de toutes les formes de soumission et de violence (…) des bêtes intelligentes et féroces pour sa police, des bourreaux… »). Des réflexions qui ne pourront qu’épouvanter les lecteurs qui ont gardé leur âme vivace et vivace leur flamme tricolore. C’est d’autant plus terrible que c’est la destinée parfaitement inverse de la France, dont la « civilisation pacifique » devait naturellement conduire à l’émergence d’un monde « très près de la nature et prodigieusement raffiné ». Mais des « défaillances des hautes facultés désintéressées » chez l’homme et « l’invasion de la Machine » ont mis à bas cet horizon de rêve.
Ce monde robotisé, mécanique, sans âme, oublieux de son passé et de son Histoire, fait de l’humain une espèce redoutable et de sa vie une séquence « entièrement orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. »
Ce que l’homme ne saisit pas, c’est qu’en donnant la main, en offrant son assentiment et sa soumission à cet univers monstrueux, il scie lui-même la branche sur laquelle il est assis. Comment ne pas songer à l’IA et au « grand remplacement » qui s’annonce des hommes par des robots ?
Quant à vous, consentez à disparaître. Cet assemblage un peu bizarre de fer et de bois qui achève de brûler dans un coin de la cour fait votre métier mieux que vous-même. Résignez-vous !
Le culte du veau d’or a anéanti tout espoir et Bernanos est lucide et son constat est grave, à l’appui de sa morale chrétienne. L’on comprend mieux pourquoi et comment les destructeurs sont portés au pinacle et suscitent l’admiration. Il faudra attendre le chaos total pour que les choses puissent éventuellement prendre une tournure différente et que s’engage « l’ère des soulèvements » dont parle Michel Maffessoli, emboîtant le pas à Bernanos.
Lorsque l’argent est honoré, le spéculateur l’est aussi. Il aura donc beaucoup plus à craindre l’envie que le mépris ; n’espérons donc pas un réveil des consciences. Quant à la révolte des intérêts, on a tout lieu de prévoir qu’elle ne pourra éclater qu’après un grand nombre de crises et de guerres…
Les conclusions de cet essai éclatant sont sévères et hélas peu engageantes, d’autant moins quand on ne peut que constater chaque jour la pertinence de ce qu’annonçait Bernanos, notamment cette collaboration, cette collusion même, des « imbéciles » avec la Civilisation des Machines. Beaucoup trouvent leur compte et leur place dans cette société qui les favorise et qui met à l’index ceux que l’imbécile appelle haineusement les « originaux » ou les « inconformistes ». Plus étonnant encore, on croirait l’auteur de La Grande Peur des bien-pensants annonçant déjà la crise inflationniste actuelle :
Le jour ne tarderait pas à venir où la baisse des prix, fût-ce ceux des objets indispensables à la vie, serait considéré comme un mal majeur, pour la raison trop simple qu’un monde né de la spéculation ne peut s’organiser que pour la spéculation.
Bernanos explique aussi parfaitement les rouages de la Propagande et du pouvoir, et qu’il suffit d’acheter quelques journaux et cinéma pour s’attirer les faveurs des électeurs qui « s’achètent en gros ».
On ne saurait être plus visionnaire quand on voit l’hyper-concentration oligarchique des « médias » français, premiers promoteurs de cette monstrueuse société de robots (« Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles »). Quand on voit aussi le lent dévoiement et la déliquescence des démocraties occidentales, peu à peu virant vers la dictature. De catastrophe en catastrophe, de Charybde en Scylla, le Système « impose à ses victimes l’idée de sa nécessité », lui intimant l’ordre suivant : « Achète ou meurs ! »
Les Puissances d’argent savent utiliser à merveille le suffrage universel, mais cet instrument ressemble aux autres, il s’use à force de servir.
Impossible évidemment pour Bernanos de proposer des solutions pour sortir de ce marasme global, si ce n’est un retour vers les racines chrétiennes françaises (et européennes), déjà conseillé par René Guénon dans La Crise du monde moderne, quelques années plus tôt.
Un travail titanesque et compromis par le rouleau-compresseur de cette civilisation inhumaine, qui pousse les hommes à accepter l’inacceptable. Et combat ceux qui critiquent ou s’opposent à l’Etat Technique, à savoir « l’homme qui a du temps à perdre » ou « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique. »
Quand la société impose à l’homme des sacrifices supérieurs aux services qu’elle lui rend, on a le droit de dire qu’elle cesse d’être humaine, qu’elle n’est plus faire pour l’homme, mais contre l’homme.
Parfois une trouée d’espoir se fait jour dans le propos, qui ne parvient pas hélas à contrebalancer les désolant constats énoncés par Bernanos. Ne reste plus qu’à prier, à « résister à tous les slogans » et tenter de préserver, autant que faire se peut et dans un « effort continuel », la liberté de notre esprit :
Nous allons connaître des temps difficiles, mais l’humanité n’est tout de même pas au bout de ses ressources, elle se renouvellera une fois encore dans le chaos ; c’est toujours par les plus grandes convulsions que s’annoncent les plus grandes restaurations de l’Histoire.
Implacable, terrible mais indispensable à la compréhension du monde tel qu’il va (mal).
(Un grand merci aux éditions Kontre Kulture pour cet envoi précieux et cette réédition essentielle)
Anaïs Lefaucheux
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Source: Lire l'article complet de Égalité et Réconciliation