Deux professeurs de philosophie font l’objet d’une grave sanction pour leurs prises de parole publiques. Dans quelle mesure faut-il s’en inquiéter ?
Quelques faits
À la mi-mars, Franklin Nyamsi apprend qu’il est suspendu (donc privé de salaire) pour trois mois. Cette suspension a été confirmée le 5 mai par le tribunal administratif de Rouen :
Mi-avril, René Chiche apprend qu’il fait l’objet de la même sanction. Les deux cas sont assez semblables : tous les deux sont professeurs de philosophie dans l’éducation nationale, très engagés dans la vie publique et très actifs sur les réseaux sociaux. Et c’est précisément ce qui leur est reproché par le ministre Pap Ndiaye, qui a fini par intervenir publiquement sur ces deux affaires, comme l’expliquent ces deux articles :
Les deux professeurs, en s’exprimant publiquement et abondamment, auraient manqué à leur « devoir de réserve » (selon les termes du ministère), nuisant ainsi « au bon fonctionnement du service public » (selon l’expression de la commission paritaire qui a condamné René Chiche). Mais Pap Ndiaye, dans son intervention publique, précise sa critique : les deux professeurs auraient tenu des « propos outranciers, complotistes, injurieux d’une très grande violence ».
Au-delà de leurs ressemblances, les deux cas présentent des différences. Franklin Nyamsi, à ma connaissance, ne critique pas l’éducation nationale. L’essentiel de ses interventions publiques porte sur le néocolonialisme, et en particulier sur la Françafrique, cet ensemble de réseaux d’hommes d’État français, de grandes entreprises françaises et de dictateurs africains, qui s’entendent pour dépouiller certains peuples d’Afrique de leurs richesses et de leur souveraineté militaire, politique et économique (par exemple avec le maintien d’une monnaie favorable aux intérêts français : le franc CFA). C’est peut-être à cette critique de la Françafrique que le ministre Ndiaye faisait allusion lorsqu’il parlait de propos « complotistes ». René Chiche, en revanche, est connu pour ses critiques vives à l’égard de l’éducation nationale. Il est d’ailleurs vice-président et porte-parole d’Action et démocratie – CFE-CGC, un syndicat d’enseignants qui le soutient sans hésitation dans cette affaire : https://actionetdemocratie.com/education-nationale-nouvelle-grande-muette/embed/?secret=HdQGFTc1nc
Mais René Chiche ne s’est pas contenté de critiquer l’éducation nationale : il a également dénoncé d’autres aspects de la politique menée par le président Macron et ses ministres successifs. L’une de ses interventions les plus polémiques, rappelée d’ailleurs par le ministre Ndiaye, portait sur le pass sanitaire, qu’il comparait au statut des Juifs dans la France du maréchal Pétain :
Une autre différence entre le cas de René Chiche et celui de Franklin Nyamsi, c’est que le premier a été condamné par la commission paritaire réunie en conseil de discipline alors que le second a été directement sanctionné par le ministère de l’éducation nationale, contre l’avis du conseil de discipline. C’est en tout cas ce qu’explique Franklin Nyamsi dans cette vidéo, où il répond à Pap Ndiaye :
https://www.facebook.com/FranklinNyamsi/videos/790192502303353
Enfin, Franklin Nyamsi a fait l’objet d’une sanction plus grave encore qu’une suspension de traitement : ses comptes bancaires ont été clôturés sur ordre du gouvernement, comme il l’explique dans cette vidéo :
https://www.facebook.com/FranklinNyamsi/videos/3393696447538197/
Cette information est tellement énorme qu’on a peine à y croire. Mais on voit mal quel intérêt Franklin Nyamsi aurait à mentir sur ce point : l’information peut être vérifiée assez facilement, et le gouvernement aurait beau jeu de réfuter les propos de l’enseignant afin de le discréditer aux yeux de l’opinion publique.
Pour terminer cette présentation des faits, je voudrais parler brièvement de quelques réactions suscitées par cette double affaire. Franklin Nyamsi est soutenu par le département de philosophie de l’Université de Rouen, où il a donné des cours. Ses collègues soulignent la qualité de son enseignement et son respect de la neutralité politique lorsqu’ils s’adressent aux étudiantes et aux étudiants. Franklin Nyamsi a reçu également un soutien syndical franc et massif. Dans cette affaire, l’unité syndicale est comparable à celle qu’on a pu constater dans le combat pour les retraites. L’intersyndicale a d’ailleurs lancé une pétition qu’on pourra trouver ici :
Même si vous ne comptez pas signer ce texte, je vous recommande tout de même de le lire, car il contient une argumentation intéressante, que je vais d’ailleurs reprendre à mon compte et développer ci-dessous.
René Chiche, pour l’instant, ne semble pas avoir reçu un soutien aussi massif, à l’exception de son propre syndicat. Mais la sanction dont il est victime est plus récente, et il est probable qu’il bénéficiera d’autres soutiens dans les jours qui viennent.
Quant à l’APPEP (association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), elle estime manquer d’informations. Elle n’apporte donc pas un soutien inconditionnel aux deux professeurs. Néanmoins, elle estime que les informations dont elle dispose sont « suffisantes pour susciter l’inquiétude légitime des professeurs. Tout indique en effet que le ministère s’appuie non sur la législation en vigueur, mais sur une construction jurisprudentielle aux contours flous. L’Appep rappelle que les libertés d’opinion et d’expression du fonctionnaire sont protégées au plus haut de la hiérarchie des normes, conformément au principe consacré par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ») et le cinquième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (« Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions et de ses croyances »).
Dans ce climat inquiétant, l’Appep partage le désarroi des professeurs : quel usage pourront-ils encore faire de leur liberté d’expression sans risquer d’encourir une sanction administrative, y compris lorsqu’ils critiquent les politiques mises en œuvre par le gouvernement ? Elle tient aussi à rappeler son attachement au principe de sécurité juridique dont tous les agents publics doivent pouvoir bénéficier, et singulièrement les professeurs de philosophie, qui ont besoin d’être protégés des pressions pour que leur liberté pédagogique soit garantie. »
Je viens d’exposer quelques faits concernant cette double affaire. Reste maintenant à savoir ce qu’il faut en penser. Trois questions au moins méritent d’être posées :
Les sanctions sont-elles légales ?
Sont-elles légitimes ?
Sont-elles inquiétantes ?
Une légalité douteuse
Je laisse de côté le blocage des comptes bancaires de Franklin Nyamsi, dont je ne vois pas très bien quelle loi pourrait le justifier. Mon propos est ici simplement de réfléchir sur le « devoir de réserve » des enseignants, et des agents de la fonction publique en général. J’ai fait quelques recherches sur différents sites :
– le site officiel de l’administration : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F530#:~:text=En%20quoi%20consiste%20le%20devoir,orale%20de%20ses%20opinions%20personnelles.
– des sites syndicaux :
https://snalc.fr/les-enseignants-et-le-devoir-de-reserve/
https://www.sudeducation.org/le-devoir-de-reserve-intox/
– le site du Figaro étudiant : https://etudiant.lefigaro.fr/article/le-devoir-de-reserve-restreint-il-la-liberte-d-expression-des-enseignants-_db27250c-090f-11e9-ae87-d482e856990e/
Il ressort de cette enquête les faits suivants. D’abord, aucune loi n’impose un « devoir de réserve » aux agents travaillant dans la fonction publique d’État, même lorsqu’il s’agit de fonctionnaires. En réalité, la loi garantit même la liberté d’expression pour tous les citoyens, y compris les agents en question. Ce principe, comme le rappelle l’APPEP dans le communiqué cité plus haut, est mentionné dans deux textes qui ont été intégrés dans la constitution de la cinquième République : la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la constitution de 1946. Par ailleurs, la loi du 13 juillet 1983, dite loi Le Pors, garantit aux fonctionnaires la liberté d’opinion et ne mentionne nulle part un devoir de réserve.
Cela ne signifie pas que ce dernier soit une invention de M. Pap Ndiaye. Il a été défini par une jurisprudence attestée par le conseil d’État en 1993, et qui a à ce titre une valeur juridique incontestable. Cependant, dans la hiérarchie des normes, c’est la loi – et en particulier la loi constitutionnelle – qui a la prééminence. En cas de doute, donc, c’est la liberté d’opinion (avec son corollaire : la liberté d’expression) qui devrait l’emporter. J’ajouterai que le droit à la liberté d’expression n’aurait aucun intérêt s’il protégeait seulement les personnes exprimant des opinions consensuelles, ou conformes aux idées du gouvernement. Défendre la liberté d’expression, cela implique de reconnaître aux membres de la société le droit d’exprimer certaines idées qu’on estime fausses, voire stupides ou choquantes.
Ensuite, le devoir de réserve s’applique surtout aux fonctionnaires d’autorité, ceux qui ont une autorité sur d’autres fonctionnaires ou agents de la fonction publique : par exemple un recteur ou une rectrice, un principal, une proviseure…
Enfin, le devoir de réserve concerne la forme plus que le fond : un professeur peut critiquer la politique du gouvernement mais en évitant les insultes ou les propos outrageants.
Par ailleurs, la liberté de parole des enseignants est encadrée par un principe de neutralité politique et religieuse dans le cadre scolaire, mais aussi par les dispositions du droit commun : comme les autres citoyennes et citoyens, les professeurs doivent s’abstenir de propos racistes ou diffamatoires, par exemple.
Qu’en est-il maintenant des propos tenus par Franklin Nyamsi et René Chiche ? Peuvent-ils être qualifiés d’illégaux ou de contraires au devoir de réserve ? On peut sérieusement en douter. D’abord, les deux professeurs ne sont pas sanctionnés pour des propos tenus en classe, mais pour leurs interventions publiques.
Ensuite, il n’est pas évident qu’on puisse qualifier ces interventions d’insultantes. Franklin Nyamsi fait valoir dans une des vidéos mentionnées ci-dessous qu’il n’a jamais été inquiété pour sa critique de la politique étrangère de la France sous les mandats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. D’après lui, pourtant, la nature de ses propos n’a pas changé. Il semble donc que la critique de la Françafrique ne semble plus aussi bien tolérée aujourd’hui qu’autrefois.
On pourrait d’ailleurs faire ici un parallèle entre Franklin Nyamsi et le regretté François-Xavier Verschave, qui fut le président de l’association Survie et l’auteur de plusieurs livres sur la Françafrique. En 2000 sortait Noir procès, un livre passionnant qui relatait le procès de François-Xavier Verschave et de Laurent Beccaria, son éditeur. Le plaignant, dans cette affaire, n’était pas l’État français : il s’agissait de trois dictateurs africains – Omar Bongo, Idriss Déby et Denis Sassou Nguesso, défendus par maître Vergès – qui attaquaient Verschave et Beccaria pour « offense à chef d’État » (et non pour informations calomnieuses). Le juge a finalement relaxé les accusés, arguant que la législation européenne, très protectrice à l’égard de la liberté d’expression, était supérieure à la loi française. Le délit d’offense à chef d’État a depuis disparu de la législation française (mais on peut toujours punir ceux qui « emmerdent » Macron pour outrage à dépositaire de l’autorité publique). On peut donc se demander si le devoir de réserve n’est pas ici utilisé contre un opposant à la Françafrique parce que l’État français sait qu’il perdrait probablement un procès relevant du droit commun : faute de pouvoir s’attaquer au citoyen franco-ivoirien, on s’attaque au fonctionnaire.
Quant à René Chiche, s’est-il montré insultant ? Quelle est la limite entre une critique vive, éventuellement exagérée, et l’insulte pure et simple ? Comparer le pass sanitaire avec le statut des Juifs est évidemment discutable, voire choquant. Mais il faut se souvenir que cette mesure a suscité à l’époque d’intenses débats, et qu’elle n’allait pas de soi. On pouvait y voir une mesure discriminatoire et disproportionnée à l’égard des personnes qui ne souhaitaient pas se faire vacciner. Le président Macron lui-même a tenu des propos très violents à l’égard de ces personnes : « Moi, je ne suis pas pour emmerder les Français. Je peste toute la journée contre l’administration quand elle les bloque. Eh bien là, les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout. C’est ça, la stratégie. » Plus choquant encore : « Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen ». Source : https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/01/04/les-non-vaccines-j-ai-tres-envie-de-les-emmerder-declare-emmanuel-macron_6108205_823448.html
Le discours du président était donc clair : les non vaccinés n’étaient plus des citoyens. De là à faire un parallèle avec les Juifs sous le régime de Vichy, il y avait sans doute un pas que René Chiche a franchi trop vite, mais la virulence de son propos doit tout de même être resituée dans le contexte politique de l’époque. Et si vraiment le contenu du propos tombe sous le coup de la loi, alors il faut que l’État ou des associations intentent un procès à René Chiche. Mais, comme pour Franklin Nyamsi, il est probable que ce procès tournerait en faveur de l’accusé. Il est donc plus facile, pour le gouvernement, d’user d’une procédure administrative réservée aux agents de la fonction publique plutôt que d’arguer du droit commun.
Les sanctions sont-elles légitimes ?
En admettant que les sanctions frappant messieurs Nyamsi et Chiche soient légales, sont-elles légitimes pour autant ? Pour répondre à cette question, il me semble utile de faire un parallèle avec la constitution actuelle. Il est possible que la procédure adoptée par le gouvernement pour imposer sa « réforme » des retraites soit légale – même si ce point a été contesté par des juristes spécialistes de la constitution, comme le rappelait la philosophe Barbara Stiegler face à l’inénarrable Raphaël Enthoven, toujours aussi enclin à défendre l’ordre établi :
Mais en admettant que l’usage qui a été fait de la constitution soit légale, il n’en était pas moins éloigné de l’esprit de la démocratie. Il est donc permis de penser que la constitution est antidémocratique, ou qu’elle a en elle des potentialités antidémocratique. Cette constitution, c’est le coup d’État permanent, comme l’écrivait un célèbre politicien français avant d’en faire lui-même usage une fois parvenu au pouvoir. Il en va de même pour le devoir de réserve brandi par Pap Ndiaye. Si vraiment ce principe permet la condamnation de Franklin Nyamsi et de René Chiche, on peut se demander s’il est compatible avec les droits humains fondamentaux.
Ces sanctions sont-elles inquiétantes ?
La réponse est : oui, évidemment. Elles sont inquiétantes pour les professeurs, sur lesquels s’abat depuis quelques années une répression antidémocratique dès lors qu’ils contestent un peu vigoureusement la politique du ministère de l’éducation nationale. Plusieurs professeurs ont ainsi subi une « mutation dans l’intérêt du service », une sanction qui ne dit pas son nom et peut se passer de toute justification détaillée – même si elle est parfois désavouée après coup par un tribunal administratif. Mediapart en avait parlé il y a quelques mois :
On pourra également consulter le site du collectif « Sois Prof et Tais-Toi », créé en soutien au professeur Kaï Terada et à d’autres collègues ayant subi comme lui une mutation « dans l’intérêt du service » :
https://www.soutienakaiterada.org/collectif
Mais une suspension de trois mois est une sanction encore plus grave. Elle peut s’interpréter comme un signal fort adressé aux enseignants et aux enseignantes qui seraient tentés de critiquer publiquement la politique du gouvernement. Mais les profs, bien évidemment, ne sont pas les seuls en cause. Depuis des années, les libertés publiques sont attaquées en France, à commencer par la liberté d’expression. Et ce climat de censure s’est encore détérioré récemment. Le 28 avril, Amnesty International et Human Rights Watch ont publié une tribune dans Libération à ce sujet : https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/france-est-il-encore-possible-de-critiquer-la-politique-du-gouvernement-sans-crainte-de-sanctions
Il est encore temps de réagir. Certes, le régime actuel n’est pas encore une dictature caractérisée. Mais cela ne doit pas nous conduire à sous-estimer la gravité de la situation. Il n’y a pas de raison que les dérives autocratiques s’arrêtent en si bon chemin – surtout si nous restons passifs à cause d’un excès d’optimisme ou de pessimisme. Le déni de la réalité et le défaitisme sont nos principaux ennemis.
Source : Médiapart
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