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par Majed Nehmé
Soudan depuis le coup d’État contre Omar al-Bachir en 2019, à la faveur d’une insurrection populaire conduite par une myriade d’ONG, la plupart téléguidées, voire financées par les États-Unis et l’Union européenne, le pays est entré dans une nouvelle période d’instabilité chronique lourde de menaces pour lui-même et pour la région.
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L’embrasement du Soudan n’est pas un éclair dans un ciel bleu. Loin d’apporter la démocratie, la « révolution de couleur » a accouché d’un régime militaire bicéphale dirigé par deux anciens lieutenants du président déchu qui se livrent une lutte sans merci pour monopoliser le pouvoir : d’un côté le général Abdel Fattah al-Burhan, qui dirige les Forces armées soudanaises, et de l’autre, le général Mohamed Hamdan Dagalo, également connu sous le nom de Hamidati, qui dirige une armée parallèle dite Forces d’intervention rapide. Dénominateur commun entre les deux forces antagonistes : leur soumission aux États-Unis qui font, depuis l’éviction d’Omar al-Bachir, la pluie et le beau temps à Khartoum.
L’héritage d’Al-Bachir
Pour arriver à cette situation, Washington a utilisé tous les moyens : partition du Soudan, instrumentalisation de la guerre du Darfour, imposition de sanctions criminelles qui, comme d’habitude, frappent la population la plus fragile et mettent l’économie du pays par terre, tout en épargnant le régime et ses obligés. Ils ont ensuite exploité cette accumulation de misères pour pousser une population exténuée à réclamer la chute du régime. Profitant du chaos engendré par ces manifestations, les deux lieutenants d’Al-Bachir ont pris le pouvoir en avril 2019, déposé leur ex-marionnettiste, qui a gouverné le pays pendant trois décennies en s’appuyant tantôt sur les Frères musulmans, avec l’aide de Hassan al-Tourabi, tantôt sur l’armée régulière dont il était issu et qui lui avaient permis de s’emparer du pouvoir en juin 1989, et enfin, dans les dernières années, sur la milice tribale des Janjawid de sinistre mémoire, devenue la garde prétorienne du régime militaro-islamiste.
À l’issue de ce coup d’État favorisé par une révolution de couleur à la soudanaise, un accord de partage du pouvoir a été conclu en août 2019 entre un Conseil militaire dit de transition et l’Alliance pour la liberté et le changement, une myriade disparate et hétéroclite de formations politiques, d’ONG et de mouvements sécessionnistes. Un Conseil de souveraineté transitoire (CST) composé de 11 membres a été mis en place pour préparer la voie à un gouvernement de transition censé remettre le pouvoir à des civils. Le pays était depuis lors gouverné par ledit CST, avec pour président le chef de l’armée al-Burhan et pour vice-président Hamidati de la Force de soutien rapide (FSR).
Un nouveau coup d’État d’octobre 2021 a perturbé cette transition et a conduit à un nouvel accord en décembre dernier. Il ne s’agissait en fait que d’une façade pour jeter le Soudan dans l’escarcelle américaine au moment même où une fronde généralisée contre l’hégémonie étasunienne montait dans la région. Plutôt que d’aider le pays économiquement à travers un plan Marshall régional, Washington a exercé des pressions insoutenables sur la nouvelle junte pour la contraindre à normaliser ses relations avec Israël dans un pays majoritairement acquis à la cause palestinienne. Et cela avant même l’organisation d’élections générales censées instaurer un régime démocratiquement élu. Si Hamidati, un ambitieux mercenaire tribal originaire du Darfour, au passé sanglant, et qui a envoyé des dizaines de milliers de jeunes darfouriens se faire tuer au Yémen pour le compte de l’Arabie saoudite, est prêt, pour se faire racheter, à toutes les trahisons, Al-Burhan, tout en maintenant des relations politiques et sécuritaires avec les dirigeants israéliens, préfère attendre l’aboutissement du processus électoral, pour se prononcer sur cette question non consensuelle.
Confrontation et compétition
La lecture de la magistrale analyse de Michel Raimbaud, qui suit, donne un éclairage géopolitique inédit sur cette énième crise qui déchire ce pays. Ayant occupé pendant cinq ans le poste d’ambassadeur de France à Khartoum, il a mis à profit ses connaissances en tant qu’observateur du Soudan, pour lui consacrer une somme géopolitique sans égale en français. Intitulé « Le Soudan dans tous ses états », ce livre, aujourd’hui épuisé dans sa version papier, a été réédité et actualisé en 2019 en format digital. Dans ce numéro de 2A Magazine, il apporte un éclairage sans concession sur les vrais enjeux géopolitiques de cette tempête qui souffle sur le pays et éclaboussera inévitablement la Corne de l’Afrique, les pays du Golfe et dont les secousses arriveront jusqu’au Sahel et le Maghreb. Cette situation n’est pas hélas inédite. Depuis son indépendance en 1956, le Soudan, ancienne colonie britannique, n’a été gouverné, avec de courts intermèdes, que par des dictatures militaires.
Dirigé dès l’indépendance par le parti d’Al-Oumma, résolument pro-anglais, son chef du gouvernement Ab-dallah Khalil (1956-1958) s’aligne alors sur les États-Unis et entre en confrontation directe avec Nasser, en s’opposant à sa propre opinion publique résolument nassérienne. Sa détestation du président égyptien l’avait amené à intégrer la stratégie américaine de l’endiguement mise en place par John Foster Dulles, le secrétaire d’État sous Dwight Eisenhower. Il a ainsi fait partie de la ceinture des périphériques pour contenir Nasser, particulièrement après l’union syro-égyptienne en 1958, une ceinture de courte vie qui comprenait la Turquie d’Adnan Menderes, l’Iran du Shah, Israël de Ben Gourion et l’Éthiopie de Hailé Sélassié.
C’est ce même Abdallah Khalil qui se retourne contre son propre gouvernement et livre le pouvoir à une junte militaire dirigée par le maréchal Ibrahim Abboud qui sera balayé du pouvoir en octobre 1964, laissant la place à des gouvernements civils aussi instables qu’incompétents. Ce qui provoque un deuxième coup d’État qui amène au pouvoir une dictature militaire sous Gaafar al-Nimeiry. Bien que se définissant comme progressiste, il mène une répression féroce contre le parti communiste, se rapproche de l’islamiste Hassan Tourabi, impose la Charia et conclut un pacte avec Israël pour laisser passer les juifs éthiopiens (Falashas) vers Israël. À son tour, il sera balayé en 1985 par une révolte populaire suivie par un coup d’État militaire mené par son ministre de la Défense, le maréchal et commandant en chef des forces armées Swar al-Dahab.
Ce dernier se retire après avoir organisé des élections qui porteront au pouvoir le parti Al-Oumma qui a brillé par son incurie, favorisant ainsi le coup d’État d’Omar al-Bachir en 1989 qui instaurera une dictature militaro-islamiste marquée par l’amputation du Soudan, la tragédie du Darfour, une multitude de rébellions périphériques et une animosité assumée avec l’Égypte qui s’était repliée sur elle-même après son retrait du conflit israélo-arabe, à la suite de la paix séparée avec Israël en 1978. Ce retrait a transformé le Soudan en un champ de confrontation et de compétition entre de nouveaux acteurs régionaux, comme les pays du Golfe, en conflit entre eux, la Turquie, l’Iran, l’Éthiopie, le Tchad… Parallèlement, les grandes puissances (États-Unis, Chine et Russie) menaient leur propre guerre d’influence qui va crescendo avec la nouvelle guerre froide qui vient d’entrer dans une phase cruciale et dangereuse avec le conflit ukrainien.
Pompiers et pyromanes
L’implosion du Soudan, sa descente aux enfers, redistribue les cartes. Les États-Unis voient apparemment leur échafaudage s’écrouler. L’accord faustien entre l’administration Trump (poursuivi avec aveuglément par ses successeurs démocrates), Israël et les États du Golfe pour attirer les dirigeants militaires soudanais dans l’accord d’Abraham en 2020 bat de l’aile…
Comme l’a souligné avec pertinence le diplomate indien M.K. Bhadrakumar, « les règlements politiques immatures et irréalistes promus par les démocraties libérales occidentales ont considérablement alimenté les luttes intestines des militaires. Les tractations anglo-américaines se sont largement limitées au Conseil militaire de transition et aux Forces pour la liberté et le changement, une coalition balbutiante de groupes civils et rebelles soudanais triés sur le volet (par exemple, l’Association professionnelle soudanaise, l’initiative « Non à l’oppression des femmes ») qui ne représentaient en aucun cas les forces nationales du Soudan. Sans surprise, ces tentatives néoconservatrices d’imposer des règlements exotiques à une civilisation ancienne étaient vouées à l’échec. »
Ce pays, promis à être un point de départ de leur nouvelle stratégie de reconquête de l’Afrique et du Golfe, particulièrement après le fiasco otanien en Libye et dans le Sahel, est en train de leur échapper. La descente aux enfers risque de s’accélérer. Au grand dam des pays de la région, à la fois pompiers et pyromanes, qui appréhendent la propagation du feu soudanais chez eux.
source : Mondialisation
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