par Davide Arcidiacono
Comme s’il s’agissait de la fin d’un roman de Houellebecq, la « guerre civile rampante » – comme l’a qualifiée Fabrizio Agnocchetti dans le quotidien Il Messaggero du 26 mars – touche de manière égale une partie de plus en plus large, interclassiste, métropolitaine et périphérique de la société. Le casus belli, comme on le sait, est la réforme des retraites, le défi de tous les présidents français qui ont tenté de s’en emparer. Ces dernières semaines ont été marquées par des intrusions dans des sièges financiers (comme l’assaut de BlackRock) et des attaques de banques, des incendies de mairies et de nombreux affrontements avec la police, ainsi que par des centaines d’arrestations. Au-delà de la réforme elle-même, considérée par certains comme une atteinte scandaleuse aux droits des travailleurs français, par d’autres comme fondamentale dans un pays qui consacre 14% de son produit intérieur brut à la sécurité sociale, soit le double de la moyenne européenne. Agnocchetti lui-même avait déjà décrit la France comme « un pays déchiré », en raison du malaise social provoqué par un sentiment commun de perplexité face aux échecs de la mondialisation et à l’accroissement des inégalités.
Dans ce contexte, Emmanuel Macron n’a pas cherché à calmer le jeu : il a engagé une procédure parlementaire pour contourner le vote de l’Assemblée sur les retraites (ce qui ne s’était pas produit depuis 1958), et s’est montré à plusieurs reprises peu enclin au dialogue avec les partenaires sociaux.
Jamais auparavant le président français n’avait rappelé l’image idéalisée de la vieille noblesse, méprisante pour le peuple. Cela n’a pas aidé la controverse bien connue de l’interview télévisée de l’Élysée, lorsqu’il a enlevé la montre de luxe de son bras, officiellement « parce qu’elle cognait sur la table. »
La relation entre le Palais et le Peuple est donc compliquée, c’est un euphémisme. Et ce, alors que le consensus autour du président s’effrite de jour en jour, comptant actuellement sur le soutien d’un Français sur trois. Par rapport aux manifestations qui ont fait connaître le mouvement bigarré des « Gilets jaunes », cette fois-ci, les manifestants ne sont pas des entrepreneurs, des comptables fiscaux et des indépendants, mais des salariés, des employés de l’État, un segment interclasse qui estime qu’il n’a pas d’autre choix que de faire grève jusqu’au bout, pour inverser la tendance qui, depuis les années 1980, a vu émerger un mode de vie de moins en moins enviable. Macron, à y regarder de plus près, représente parfaitement l’arrogance de cette élite, peut-être 10% du pays, qui fait effrontément semblant d’être au même niveau que les 90% restants, alors qu’ils en sont de plus en plus éloignés. Comme un principe de vases communicants appliqué à la politique, l’Élysée tente ces jours-ci de faire parler des affaires internationales (c’est-à-dire de Taïwan) pour détourner l’attention de ses propres affaires intérieures. C’est une vieille tactique des dirigeants du monde entier : ceux qui s’intéressent ou se préoccupent des équilibres géopolitiques du nouvel ordre mondial qui se dessine ne suivront pas la contestation en cours avec la même attention.
Mais en allant plus loin, la « Marche française » ne fait que réitérer un éternel retour de la logique politique transalpine, intrinsèque à son système institutionnel, qui, d’une part, place la personnification du pouvoir au centre, et, d’autre part, assume une centralité populaire qui a émergé, de facto, après 1789, et qui n’a pas été éludée depuis. Les attaques contre les vitrines des marques de luxe, les raids sur les centres du capital financier international, témoignent d’autre chose : un sursaut existentiel contre une inégalité perçue comme insurmontable, et pour cette raison d’autant plus frustrante.
Ainsi, pour psychanalyser l’inconscient de la logique du pouvoir français, le plus grand service que le président puisse rendre dans de telles circonstances est de représenter encore plus le snobisme typique de ceux qui sont obligés de cacher leur origine sociale pour être crédibles aux yeux de l’opinion publique. L’Élysée, quel que soit son représentant, doit se faire le catalyseur de la haine de classe : c’est la clause du contrat social signé par tous les Français il y a quelques siècles. Un état de fait sans doute plus vivable que le scénario inverse, où au contraire le pouvoir s’affiche et oblige les autres à le percevoir comme une morale, et plus encore comme l’essence même de l’éthique politique.
Si l’on s’en tient à ce jeu de rôle, Macron représente l’idéal de l’homme politique « haïssable », comme d’autres avant lui, capable de créer les conditions de base de l’explosion de rage utile à la décompression du pays. C’est le modèle français, qui fonde son existence sur le dualisme entre le palais et le peuple, où l’un est le miroir de l’autre, et où les principes démocratiques, au-delà de l’attitude de l’exécutif, s’accomplissent sous de nouvelles formes. En un sens, le pouvoir, par définition, ne peut être que détestable et détesté. Dans d’autres pays, comme les États-Unis, dont le modèle, sans surprise, est attaqué par Macron lui-même, les dirigeants, pour subsister, doivent incarner une éthique politique, exprimant une sorte de leadership éclairé pour le monde. Une condition unique et fondamentale pour justifier l’empire.
Une condition qui étouffe pourtant le débat sur la possibilité d’un pouvoir juste, celui-là même que le Français Michel Foucault et l’Américain Noam Chomsky ont mené à l’Université technique d’Eindhoven il y a plus de cinquante ans. Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis, même si les idées se sont malheureusement traduites par des pratiques contradictoires.
source : Disspatio via Euro-Synergies
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