Le Refus global, ni périmé, ni inoffensif

Le Refus global, ni périmé, ni inoffensif

Avec une ferveur contagieuse, l’écrivaine féministe jette un regard éclairant sur « la matière textuelle brutale » du Refus global dans Aux artistes la grande colère.

75 ans ont passé depuis la parution du manifeste artistique en 1948. L’éditeur français Alexandre Curnier-Pregigodsky lui a proposé d’écrire une analyse sentie d’une cinquantaine de pages pour la collection « Penser, décider, agir » des Éditions Belopolie.

Dans l’une de ses parutions majeures (Écrits au noir, remue-ménage, 2009), cette passionnée d’histoire littéraire, pour qui chacun des mots « a été gagné un par un », se remémore sa lecture du manifeste en 1968. Elle préparait un numéro spécial sur le mouvement automatiste à La Barre du jour (revue littéraire où Théoret a été membre du comité de rédaction entre 1967 et 1969). Elle rencontre l’un des signataires du Refus, le poète et dramaturge Claude Gauvreau, au vocabulaire excessif et transgressif au bord des « limites du texte qui voisinent la déraison et la folie ». Ce dernier lui prête son manuscrit des Lettres à un fantôme. Sa pièce La Charge de l’orignal épormyable sera un choc qui ne la quittera jamais.

Des décennies plus tard, l’autrice signe un texte d’accompagnement d’un tableau de Marcelle Ferron, exposé au Musée des beaux-arts de Montréal, et une recension de sa correspondance (Boréal, 2016) dans Les Cahiers de lecture de l’Action nationale. Mentionnons que les deux créatrices ont collaboré à la pièce de théâtre La Nef des sorcières au Théâtre du Nouveau Monde en 1976.

Depuis sa venue au monde littéraire, France Théoret est habitée par l’esprit de rébellion et de condamnation des dogmes et idéologies mortifères. Cette quête s’inscrit dans les idéaux de liberté du Refus global. D’où le titre « Je suis une héritière du Refus global depuis le commencement de l’acte d’écrire » d’un chapitre de son livre La Forêt des signes (remue-ménage, 2021).

Le Refus global

« Rejetons de modestes familles canadiennes-françaises, ouvrières ou petites-bourgeoises, de l’arrivée au pays à nos jours restées françaises et catholiques par résistance au vainqueur, par attachement arbitraire au passé, par plaisir et orgueil sentimental et autres nécessités. » Voici l’amorce du Refus global, rédigé par le peintre Paul-Émile Borduas, lancé en août 1948 par la maison d’édition (crée pour la circonstance) Mythra-Mythe à la Librairie Tranquille (Montréal).

L’ouvrage « tiré à 400 exemplaires fut distribué en cachette, sous le manteau, tant son contenu est explosif. Ce qui est absolument remarquable pour l’époque (…), c’est que les signataires comptaient presque autant de femmes (sept) que d’hommes (neuf). (…) C’est un jalon important, voire un exploit historique, en plus du contenu du manifeste », rappelait l’essentielle Hélène Pedneault dans la préface de l’essai Les Échos du Refus global de Jonathan Mayer (Michel Brûlé, 2008).

Les cosignataires comprennent Madeleine Arbour, Marcel Barbeau, Bruno Cormier, Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Marcelle Ferron-Hamelin, Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau, Maurice Perron, Louise Renaud, Françoise Riopelle, Jean-Paul Riopelle et Françoise Sullivan.

La publication est immédiatement condamnée au « nom de la morale chrétienne et de la raison ». Le 7 septembre 1948, Borduas est renvoyé de son poste d’enseignant à l’École du meuble (« châtiment social » dans les mots de Théoret) et s’exile à New York. Charge contre l’immobilisme d’une société dominée par le clergé et Maurice Duplessis (« une version soft de l’autoritarisme » lit-on sous sa plume) le Refus global est considéré comme un précurseur des soubresauts de la Révolution tranquille et l’une sinon, parfois, la première manifestation dite de la modernité au Québec.

D’innombrables interventions critiques démontrent l’importance jamais démentie de cette charge contre les valeurs ancestrales. Mentionnons les contributions de l’écrivaine Fernande Saint-Martin (qui a souligné dès 1959 sa dimension pluridisciplinaire), de l’historienne de l’art Rose-Marie Arbour ou encore de Patricia Smart (Les Femmes du Refus global, Boréal, 1998). Loin d’une unanimité, certaines personnes ont également remis en question la pertinence et le propos au fil du temps.
 

Des individualistes pour le bien commun

Rendre l’acuité « brutale » du Refus global (« ni périmé, ni inoffensif ») rejoint les préoccupations de l’écrivaine récipiendaire des prix Athanase-David (2012) et Hélène Pedneault (2018). Le présent plaidoyer se rapproche de l’esprit de ses plus récentes réalisations. Son roman Patriarcat (Leméac, 2021), l’un de ses meilleurs, sondait avec encore plus de férocité le joug de la prédation et de l’enfermement. Son recueil de poésie Cruauté du jeu (Écrits des Forges, 2017) s’amorce avec un Art poétique lu en public par la femme de théâtre Pol Pelletier, où est explicitée l’urgence de « rompre avec la société québécoise qui ramène à la léthargie, au rabaissement de la vie ».

L’essai Aux artistes la grande colère, débute avec la quête de Borduas, pour « un renouvellement émotif où puiseront les siècles à venir ». Théoret enchaîne sur l’impact de la rupture causée par sa famille, elle l’urbaine, qui doit quitter la métropole québécoise pour un village d’une dizaine d’habitants. Elle y perçoit une obligation de rester muette, isolée de toute existence concrète, en rupture avec le monde et la réalité. « Comme je n’avais pas d’avenir, l’avenir est devenu une obsession. »

La question du langage dans un espace à soi constitue le cœur de la philosophie à la fois éthique et esthétique de l’autrice. Celle-ci revendique une société décente en rupture avec les avidités du capitalisme « qui détruit les solidarités ». Par ses affinités intellectuelles avec Kate Millett (La Politique du mâle) et Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe), elle déplore avec fougue ici la dégradation de notre écoute et notre langue « malmenée par l’enflure verbale, les phrases vides et absconses ».

Dans les phrases les plus percutantes, France Théoret souligne l’influence des artistes pour dénoncer les injustices, les interdits et sonder les abîmes. Dans une langue toujours tranchée, sans grandiloquence, son écriture plate, pour reprendre une expression de l’écrivaine nobélisée Annie Ernaux, conjugue le « feu intérieur » à la colère.

Le « renouvellement émotif » vécu au Québec, selon ses dires, jusqu’à la fin des années 1970 (et au début de la décennie suivante) a lui donné des ailes (« nous étions dans une spirale ascendante et ouverte »). À cette époque, paraissent ses premiers recueils de poésie (Bloody Mary, Vertiges, Nécessairement putain), son monologue dans La Nef des sorcières et son récit Une voix pour Odile. Ces réalisations lui permettront de devenir l’une des voix majeures de l’écriture féministe au Québec, aux côtés de Nicole Brossard (toutes deux de La Nef et de la cofondation de la revue féministe Les Têtes de pioche en 1976) et de Louky Bersianik (sujet d’une novela dans Va et nous venge et avec qui elle réalisera le livre d’entretiens L’Écriture, c’est les cris en compagnie d’André Gervais).

« S’intéresser, être concerné (…), la société peut se renouveler. Nous, les artistes, sommes des individualistes pour le bien commun », martèle France Théoret en conclusion d’Aux Artistes de la grande colère. Car « demain naîtra du présent. »

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