Poétesse et essayiste, Marie-Hélène Voyer fait désormais partie du paysage littéraire québécois. Quelques mois après avoir fait paraitre l’essai coup de poing L’habitude des ruines (Lux), où elle dissèque notre rapport trouble au territoire, à la beauté et au patrimoine, l’enseignante en littérature au Cégep de Rimouski récidive avec un recueil de poèmes très intime, dans lequel elle scrute la trame de son histoire familiale (Mouron des champs, La peuplade, 2022).
Le Verbe: La nostalgie traverse l’ensemble de votre œuvre. À un certain moment, vous évoquez le «façadisme», cette sorte de nostalgie sélective en architecture qui consiste à ne conserver que les façades de vieux édifices pour les intégrer à de nouvelles constructions qui rivalisent parfois de laideur. À vous lire, c’est à se demander si nous n’aurions pas plutôt besoin d’une nostalgie «intégrale» et non seulement sélective.
Commençons par la nostalgie. Je crois qu’il s’agit pour moi davantage d’avoir une loyauté envers ceux qui ont été là avant nous. Un devoir de mémoire, mais aussi un devoir d’ancrer nos enfants dans une temporalité plus grande. Je pense que c’est le point de départ de ma colère quand je me promène en ville avec mes enfants: tout est bétonné, tous les bâtiments sont interchangeables. Il n’y a pas de différence entre un concessionnaire auto, une épicerie ou un CLSC. Ce sont toutes des boites en tôle ondulée ultra vitrées.
Et puis la laideur… La laideur, je crois que ça étrangle les rêves, ça étrangle les projets collectifs. Comment peut-on espérer faire croire à des enfants que c’est important l’éducation, la culture, alors qu’ils apprennent dans des écoles déglinguées, des écoles qui tombent en ruine? On nous répondra qu’on n’a pas les moyens pour la beauté, que la beauté c’est un caprice, que la mémoire et le patrimoine, ce sont des passetemps pour intello. On est dans une logique fonctionnelle de rentabilisation au plus bas cout possible, et je trouve qu’on va droit dans le mur avec tout ça.
Dans Mouron des champs, vous retranscrivez la prière de l’«acte d’humilité» apprise par cœur enfant. Ça prend de l’humilité pour accepter de recevoir d’abord un territoire ou un patrimoine et accepter aussi de le transmettre. C’est quand même une attitude à rebrousse-poil de notre époque, non?
Oui, tout à fait. L’humilité, c’est probablement le seul ingrédient de mon legs catholique auquel je tiens. Je trouve que c’est une qualité à protéger dans notre rapport aux lieux que nous habitons, et aussi à ce que nous sommes, ce que nous représentons, ce que nous incarnons. Notre époque n’est pas le bout de l’histoire. Pourquoi avoir besoin de nous fabriquer une fausse royauté dans notre manière de fabriquer notre maison? Pourquoi imiter des châteaux, pourquoi imiter un luxe ou un exotisme? Je sens qu’on est en perte de repères.
Si nous ne racontons pas à nos enfants les lieux qui les entourent, ils vont traverser leur monde en aveugles.
Je pense que mon père m’a beaucoup légué cette importance de se créer un lieu signifiant. On a encore l’érablière familiale, et c’est un lieu d’accueil, un lieu où tout le monde peut venir sans avertir. On insiste là-dessus: personne n’a besoin de demander la permission pour venir à l’érablière. Le vieux camp en bois est toujours ouvert. Quand les gens arrivent, on chauffe le poêle, on met des buches. Je pense qu’on manque de ces lieux pour mettre une buche quelque part et parler entre amis et être toujours accueillis. Même nos églises sont désormais verrouillées en dehors des heures de messe, et ça, moi, je trouve que c’est une forme de violence. Ça devrait être toujours ouvert.
Comment peut-on conserver ce qui, collectivement, n’a plus de sens? Dans une société matérialiste, ce sont la santé et le confort qui semblent être l’ultime horizon de l’existence. Si une église est un bâtiment qui ne veut plus rien dire à personne, quelles pourraient être les raisons de la conserver?
Je pense qu’un regard sur le monde, ça se forge. Si nous ne racontons pas à nos enfants les lieux qui les entourent, ils vont traverser leur monde en aveugles. Il me semble que la mémoire et l’histoire ne devraient pas dormir uniquement dans les bibliothèques et les musées, pour quelques privilégiés qui ont le temps et les moyens d’y aller.
Quand je me promène avec ma petite fille de cinq ans dans Rimouski, elle voit un clocher puis elle me demande: «C’est quoi ça? C’est quoi un clocher?» Puis, je lui explique que c’était la première église en pierre de la région. Elle comprend qu’elle ne vit pas dans un présent perpétuel; elle comprend qu’elle n’est pas sortie du néant, que d’autres l’ont précédée.
Dans L’habitude des ruines, vous citez Fernand Dumont: «Le patrimoine devrait ramener aux sources d’une culture communautaire.» Impossible de ne pas penser à l’apôtre Pierre qui, dans une de ses épitres, écrit aux membres de la communauté qu’ils sont les pierres vivantes de la construction qu’est l’Église. D’après vous, est-ce la résurgence d’une culture communautaire qui va permettre de sauver le patrimoine, ou c’est sauver le patrimoine qui va contribuer à nous aider à revivre un peu quelque chose ensemble?
J’ai l’impression que ça va partir des vivants. Il faut se rapailler les uns les autres et trouver des lieux aussi pour faire émerger nos espoirs collectifs, nos projets de société. La pandémie est extrêmement violente pour ça: elle nous a relégués dans nos intérieurs, et là, ça va être un patient travail de se remailler les uns les autres. Si on n’a pas de lieux, si chaque fois qu’on désire se rencontrer, il faut payer pour aller dans un resto ou dans un bar, où est-ce qu’on pourra s’inventer?
Je suis une amoureuse des terrains vagues. Laissez-nous donc des lieux qui ne servent à rien, laissez-nous des espaces pour respirer et s’inventer. Je trouve que les villes manquent de terrains vagues pour se fabriquer du communautaire, pour s’inventer un match de baseball en dehors des terrains autorisés. C’est peut-être parce que je jouais au baseball au travers des champs de vaches. (Rires.)
Il y a un passage central, dans Mouron des champs, où vous évoquez vos deux grands-mères, si différentes, comme deux faces d’un même amour. «Je suis fondée à parts égales par ces incarnations tiraillantes d’un même amour.» Dans la Bible, il y a aussi ce paradoxe. Le quatrième commandement demande d’honorer nos parents, alors que, dans la Genèse, Dieu avait demandé de quitter son père et sa mère. Je vois dans votre œuvre cette même tension: accepter nos origines pour mieux nous en affranchir. Est-ce juste?
Vous êtes probablement la personne qui m’en a parlé d’une manière qui ressemble le plus à ce que j’ai voulu faire. On passe notre vie à se nouer et à se dénouer de nos origines, constamment dans un double mouvement. J’ai toujours refusé de me chercher des généalogies glorieuses. Je sais qu’il y a des gens qui fouillent pour découvrir qu’ils sont parents avec Angelina Jolie où je ne sais qui. Moi, au contraire, je suis fascinée par les failles dans mon histoire, par des aïeux peu aimables, parce que je suis aussi peu aimable à mes moments. On est tous comme ça, ce mélange tiraillant d’imperfections. Et aussi, comment parler de ce qu’ils nous ont fait, en étant juste, en n’étant pas dans le reproche?
Ma mère s’est enlevé la vie il y a quinze ans. Quand son papa, mon grand-père, m’a dit ce matin-là: «On dira qu’elle est morte du cœur, on dira à tout le monde qu’elle est morte du cœur», je n’étais pas en colère contre lui. C’est sa douleur que j’entendais, c’est l’immense douleur et tout ce qui l’a fabriquée comme honte, humiliation, comme configuration par rapport au suicide à son époque.
Je refuse d’être dans l’accusation. En même temps, je ne peux pas passer ma vie avec des injonctions, des hontes qui ne m’appartiennent pas, et c’est ce que je souhaite à ma fille aussi, de se libérer de moi ou de garder de moi ce qu’elle voudra bien, de trouver ses sentiers.
C’est ça que nous devons faire collectivement aussi, par rapport à notre passé?
Oui, assurément. En fait, quand j’enseigne, j’essaie constamment de montrer à mes étudiants que le passé n’est pas un bloc monolithique. Pendant la Grande Noirceur, il y avait des gens qui s’aimaient, qui étaient heureux, qui faisaient des bébés. Il y avait des rêveurs, des espérants, il y avait des gens qui voulaient mieux, qui espéraient plus à toutes époques. J’espère que les élèves comprennent que ce n’est jamais tout noir ou blanc.
Quand vous m’avez contactée pour cette entrevue, je me suis vraiment questionnée. «Est-ce que je veux vraiment répondre à des questions d’une revue catho?» Puis, je me suis dit: «Mais pourquoi [j’ai cette réaction]?»
Je me rends compte que j’ai toujours eu un rapport très moqueur et frondeur face à l’Église. J’ai eu tous mes cours de religion, tous mes sacrements, parce que j’étais obligée. J’étais tout le temps en avant de la classe à piquer la prof, à montrer les paradoxes, comme si croire, c’était un signe de faiblesse. Finalement, je me rends compte que j’ai beaucoup changé. J’ai beaucoup de tendresse et d’admiration pour les croyants. Ma belle-famille est musulmane pratiquante. Ma belle-mère est adorable. Elle a 91 ans, elle fait ses cinq prières par jour et ça a toujours été serein entre nous. Elle ne m’a jamais demandé si je comptais me convertir à l’islam.
Je suis probablement baptisée à l’eau bouillante, c’est-à-dire que j’ai toujours eu un rapport assez malcommode, mais en même temps attendri, avec la religion. Je pense que je m’intéresse davantage à la culture qu’à la foi, je crois, parce que la foi, ce n’est pas résolu en moi. Au décès de ma mère, j’avais dit au curé: «Je ne crois en rien, de toute façon.» Il m’a répondu: «C’est un cadeau, la foi. Il ne faut pas que tu t’en veuilles. Un jour, tu le reçois ou pas.» J’avais trouvé que sa manière d’accueillir mon incroyance était quand même généreuse.
Je pense que j’ai gardé un peu de ce côté frondeur et l’orgueil aussi de dire: «Je suis capable de me débrouiller toute seule, j’ai pas besoin de ça, moi, la foi, j’ai les livres.» Nous choisissons nos dévotions peut-être.
Je regarde les croyants avec fascination et peut-être envie aussi. Je sais que vous ne serez pas d’accord et que c’est un peu fou, mais quand j’essaie de nommer ce qui me fait résister à la foi, je réalise que je n’ai pas le gout d’être consolée. De mon point de vue, on dirait qu’avoir la foi, c’est être consolée, et que moi, j’ai un devoir de rester inconsolable, parce que ça m’anime. Gaston Miron, probablement le poète le plus important dans ma vie, dit ceci: «Nous sommes désespérément espérants.» J’ai besoin de ça, ce côté désespéré, et en même temps, je ne veux pas être consolée parce qu’être consolée, c’est trop confortable.
Justement, je me demandais quelle était votre espérance. Il peut parfois être compliqué de concilier la nostalgie avec l’espérance. Pourtant, quand vous désirez transmettre quelque chose à vos enfants, être loyal envers les générations précédentes, ça prend une espérance, parce que, si le monde s’arrêtait après vous, vous ne feriez pas ça.
Tout à fait. Être «désespérément espérant», c’est peut-être notre destin. En tout cas, je pense que ça va passer par l’accueil, le plus grand accueil possible. C’est peut-être mon côté très rural, mais chez nous, je n’ai jamais dormi avec une porte verrouillée, de 0 à 18 ans. Je pense que c’est une métaphore qui m’a beaucoup marquée; on ne barre pas la porte dans le 3e Rang du Bic pour dormir. Il y a toujours de la place, les gens n’ont pas besoin de s’annoncer, c’est une valeur incontournable. Les gens n’ont pas à prendre rendez-vous pour venir à ma rencontre. Je veux qu’on lègue ça, l’accueil et la vie bonne pour le plus grand nombre.
On va parler aux croyants, là: il faut bâtir des arches [de Noé] partout, parce que ça ne sera pas beau, ce qui nous attend. Je ne veux pas être apocalyptique, mais on va avoir besoin d’ouvrir grand nos portes, tout le monde, de toutes les manières possibles.
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