Samir Saul est professeur d’histoire, Université de Montréal
Michel Seymour est professeur retraité, Université de Montréal
Le domaine des relations internationales est assurément celui où l’écart entre le discours public et les réalités est le plus grand. À se fier aux éléments de langage des politiques et à leur répercussion par les médias et les centres, instituts et autres instances, on croirait que les enjeux internationaux ne portent que sur la promotion d’idéaux et la défense de « valeurs ». Quid des intérêts ? Seuls nos adversaires en ont, pas nous. La lecture des documents produits par les décideurs pour les décideurs raconte une tout autre histoire.
L’air est imprégné de l’ineptie voulant que les « démocraties » (les pays occidentaux) seraient aux prises avec les « régimes autoritaires » (les autres). Elle revient comme un gage de fidélité à une doxa. Mais les stratèges politiques détenant le pouvoir semblent n’en avoir pas entendu parler. Dans leurs propos, il ne s’agit que d’une rare figure de style à côté des véritables sujets qui retiennent leur attention : les intérêts tangibles, les rapports de force mesurables, les objectifs terre à terre et les moyens de les atteindre.
Appel à la force militaire
Une récente illustration de cette dichotomie est fournie par un rapport de l’état-major interarmées étatsunien (le sommet de la hiérarchie militaire) mettant de l’avant un « concept », celui de la « concurrence stratégique » (Joint Concept for Competing, février 2023). Un balayage révèle que le mot « démocratie » n’apparaît qu’une fois dans les 91 pages; « autoritaire » est à peine plus usité : un petit deux fois. Loin du beau récit sur l’épique combat des « démocraties » contre les « autoritarismes », un franc réalisme règne, enveloppé dans la foisonnante prose bureaucratique caractéristique de ce genre de « littérature ».
Un pas de recul est nécessaire pour apprécier l’intérêt de ce document. L’observateur le plus distrait du monde aura remarqué que l’hégémonie étatsunienne de l’après-guerre froide vacille et que la Chine, la Russie et le Sud global se renforcent. Contre l’unipolarité étatsunienne, ces derniers prônent la multipolarité. Au rythme actuel, l’économie chinoise passera devant celle des États-Unis à brève ou moyenne échéance. Associée à celle des BRICS, elle mettra fin à la prépondérance semi-millénaire de la zone atlantique.
Désindustrialisée, l’économie étatsunienne ne peut rivaliser sur le terrain purement économique. D’où le fil conducteur de la politique des États-Unis : perturber le cours de l’histoire, favorable à ses adversaires, par l’application du levier militaire, atout toujours à leur disposition. La Chine et la Russie veulent commercer. Elles n’ont pas besoin de guerres; à lui seul, le développement de l’économie leur est bénéfique. À l’inverse, les États-Unis misent sur la dimension militaire pour conforter leur primauté mal en point.
La « concurrence stratégique »
Telle est l’idée directrice qui préside à Joint Concept for Competing. Son point de départ est l’affirmation que les adversaires des États-Unis « veulent l’emporter sans se battre », vaincre sans recourir aux conflits armés avec les États-Unis. « Nous pensons être en état de paix ou en état de guerre … Nos adversaires ne pensent pas ainsi. » Contre ce danger, les États-Unis sont invités à intégrer la dimension militaire dans tous les dossiers. Leurs forces militaires doivent se mettre dans un état d’esprit de concurrence armée dans tous les domaines, favoriser les intérêts étatsuniens et saper ceux des adversaires. On y prône en somme la guerre économique par d’autres moyens.
La « concurrence stratégique », « concept » doctrinal proposé, postule une lutte de longue durée et une « approche holistique ». « La Force interarmées mènera proactivement des opérations de guerre irrégulière et des activités pour subvertir, créer des dilemmes pour les adversaires et imposer des coûts aux intérêts stratégiques d’un adversaire, y compris son économie, sa société civile, ses processus institutionnels et ses infrastructures critiques. »
Les documents stratégiques et le discours public ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre. L’action réellement envisagée a besoin d’un paravent ennoblissant. Les reportages récents au sujet de Huawei, de TikTok, des ballons, des députés d’origine chinoise, de Temu nouveau rival chinois d’Amazon et du don fait à la Fondation Trudeau installent un climat de méfiance morale et idéologique qui sied parfaitement aux stratèges militaires, tandis que se poursuivent et se multiplient les « sanctions », les bases militaires et les provocations en mer de Chine.
Joint Concept for Competing est un exposé libre d’embrouillage idéologique et de prêt-à-penser à l’intention du public. Défense à la fois décomplexée et inquiète des intérêts, principalement économiques mais aussi géopolitiques, il plaide pour une imbrication entre le militaire et les autres domaines, ce qui conduirait à une militarisation accrue de la politique étatsunienne et des relations internationales. Il reflète la volonté d’une grande puissance de conserver son statut en jouant sa meilleure carte.
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