par Karl-Jürgen Müller
L’autre jour, j‘ai lu que 196 des chars de combat (sur 293) que les gouvernements occidentaux ont déjà livrés ou sont en train de livrer à l’Ukraine viennent de l’Allemagne – on peut y ajouter les chars de combats de fabrication allemande provenant d’autres États autorisés à être exportés par le gouvernement allemand. C’est à ce moment qu’une question inéluctable s’est imposé à nouveau. Comment est-il possible qu’un gouvernement allemand soit capable de mener une nouvelle guerre contre la Russie, en première ligne, sans avoir été attaquée ni même menacée ! Cela 80 ans après une guerre d’extermination contre les peuples de l’Union soviétique menée avec une brutalité extrême et 80 ans après Stalingrad et Koursk. Participer à cette guerre par le biais du peuple ukrainien dont les soldats donnent leurs vies par dizaines de milliers pour une bataille qui n’apporte rien à l’Allemagne, si ce n’est la mort et la destruction. Il s’agit d’une guerre dans laquelle se combattent des êtres humains partageant la même histoire et ayant vécu ensemble en paix pendant des décennies.
Pas de « changement d’époque »
Beaucoup partagent l’opinion que la guerre occidentale contre la Russie est menée par les États-Unis, que les États européens ne sont rien de plus que des vassaux mis sous pression et qu’ils participent (plutôt à contrecœur) à cette guerre à l’encontre de leurs propres intérêts.
Je pense qu’il faut relativiser ce point de vue. Pour les pays d’Europe centrale comme la Pologne et les pays baltes, le réflexe antirusse est évident. Leurs gouvernements actuels suivent de toute évidence la voie de la guerre. Dans ce contexte, une question s’impose : le gouvernement allemand est-il lui aussi passé à l’escalade de la politique allemande de grande puissance et ainsi à la guerre – dans ses propres intérêts ? Et cela serait-il le fameux « changement d’époque », une politique qui, il faut l’avouer, s’est dessinée pas à pas depuis la « réunification » allemande avec sa « République de Berlin » – dans les années de l’ancienne République fédérale ?
Voici donc des mots clés à ce sujet :
La politique allemande de grande puissance belliqueuse depuis plus de 30 ans
- La mainmise allemande sur les « morceaux de premier choix » de la Yougoslavie, en crise économique et politique depuis le milieu des années 1980, son rôle de précurseur dans le démembrement du pays (pour des raisons ethno-politiques et économiques) et le soutien précoce de ses services secrets à l’UÇK terroriste au Kosovo ;
- sa politique d’occupation du pays, commencée juste après 1990 ; sa « tactique du salami » de militarisation du Kosovo : pas à pas, on est passé de la défense du pays à la disposition de mener des guerres d’agression contraires au droit international ;
- le rôle de précurseur joué par l’Allemagne, non seulement dans l’é largissement à l’Est de l’UE (avec le commissaire allemand à l’é largissement Günther Verheugen), mais aussi dans l’OTAN ;
- son rôle de précurseur dans le soi-disant partenariat oriental de l’UE et donc dans l’accès aux États limitrophes de la Russie – tout en évinçant délibérément la Russie ;
- son rôle dans le changement anticonstitutionnel de gouvernement en Ukraine en février 2014 ;
- le faux jeu allemand avec les accords de Minsk : aucune tentative sincère de trouver une solution pacifique en Ukraine, mais des préparatifs de guerre contre la Russie.
Certes, ce ne sont jamais les Allemands dans leur ensemble qui répondent de ces faits ni les élites allemandes au pouvoir dans leur ensemble. Le chancelier Kohl, le chancelier Schroeder et une partie importante du SPD, par exemple, n’ont pas misé sur la confrontation avec la Russie, mais sur les avantages économiques (et politiques) d’une bonne relation avec ce pays et son gouvernement. De tels intérêts existaient également dans l’économie allemande. Mais à long terme, ne s’agissait-il pas que de voies secondaires ?
Les seigneurs de guerre à Berlin – et leurs dames
Dans les faits, les tentatives de convaincre le gouvernement allemand par des arguments n’ont pas non plus porté leurs fruits. Ces arguments vont majoritairement dans le sens que la Russie mène une guerre pour défendre les Russes et la Russie contre une Ukraine rendue belliqueuse et surtout contre un Occident agressif et que les responsables en Ukraine instaureraient pas à pas – même avant le 24 février 2024 – une dictature nationaliste extrême qui n’a rien à voir avec la « liberté », l’« État de droit » et la « démocratie ». Car les véritables seigneurs et dames de guerre ne résident pas seulement à Washington, il y en a aussi à Berlin. La Seconde Guerre mondiale a déjà montré que l’on se sert de régimes fascistes pour faire la guerre. L’anti-bolchévisme de Hitler n’était pas seulement une affaire allemande. Sous de nouvelles constellations, l’histoire se répète.
Préjugés
Cette fois-ci, la politique allemande a réussi à éviter une guerre sur deux fronts comme c’était le cas lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Elle a réussi à faire croire, à une grande partie de la population allemande (à l’aide de désinformations et de propagande massives) qu’on aidait un petit pays attaqué sans raison (« sans provocation ») se battant pour rien d’autre qu’une vie en liberté et en démocratie pour ses paisibles citoyens ; tout cela contre un agresseur surpuissant et dictatorial méprisant le peuple. Dans ce narratif, on ne souhaite en fait rien d’autre que la paix, on veut éviter toute escalade, mais on se trouve face à la nécessité de tout faire pour que « l’agresseur » perde sa « guerre d’agression brutale » (ce qui se résume à « faire la paix avec toujours davantage d’armes »).
Le fait que cette désinformation et cette propagande puissent avoir un impact sur de nombreuses personnes en Allemagne est également lié aux vieux préjugés profondément ancrés à l’égard de la Russie et des Russes exploités amplement dans notre pays – bien plus fortement dans sa partie ouest que dans l’Est. Les nombreuses voix qui s’é lèvent contre la guerre dans la partie Est de l’Allemagne, et qui ne proviennent guère d’« extrémistes », montrent que les horloges fonctionnent différemment à l’Est (voir encadré).
Y a-t-il des perspectives salvatrices ?
Le 8 avril 2023, RT DE a titré : « Pourquoi l’Occident mérite un coup de poing dans la figure ». Face à cela, en Occident et surtout en Allemagne, il faudrait que des millions de manifestants se rangent activement derrière un appel comme celui de la conférence de paix de Berlin qui revendiquait le « Dialogue au lieu des armes – paix avec la Russie » (voir page 6). Mais le temps pour réaliser un tel mouvement s’écoule.
La question du rôle de l’Allemagne en Europe est d’une importance capitale. La revendication souvent soulevée selon laquelle l’Europe doit se détacher des États-Unis et suivre une voie indépendante dans la politique mondiale ne peut avoir de sens que si cette voie indépendante se définit comme la voie du droit international, de l’égalité des droits de tous les États et peuples, de la coopération et de la paix. À cet égard, il convient de poser des questions très critiques à la politique allemande des 30 dernières années. Ces questions s’adressent également à d’autres États européens. Elles se posent notamment à l’Allemagne puisque, cette dernière s’arroge le « leadership » dans cette Europe UE qui ne fait aucunement preuve de sensibilité envers les autres États européens, au moins depuis la crise financière de 2008. Nombreux se souviennent encore du ministre des Finances Steinbrück et de sa bévue de 2009 qui consistait à menacer, devant les caméras, la Suisse de lui envoyer « la cavalerie », ainsi que des diktats allemands dans la crise de l’euro depuis 2010 (dans le style d’un Volker Kauder, président du groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag allemand, qui a dit avec satisfaction en 2011: « Ces temps-ci […] on parle allemand en Europe »).
Dans ce contexte, selon toute vraisemblance, les conditions allemandes doivent subir une transformation fondamentale ; sinon l’Europe, même celle s’é tant débarrassée du diktat états-unien, ne pourra jamais se transformer en promoteur de la paix, rôle qui lui conviendrait mieux que celui qu’elle joue actuellement.
source : Horizons et Débats
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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