Adrian Vermeule est professeur de droit constitutionnel à l’Université Harvard. Converti au catholicisme en 2016, il est connu pour son travail sur le principe de bien commun dans une perspective légale et juridique. Alors que Le Verbe fait paraitre son numéro spécial printanier sur le thème de la loi, M. Vermeule nous fait le plaisir et l’honneur de cet entretien.
Le Verbe: Ces dernières années, un mouvement intellectuel critique du libéralisme s’est développé aux États-Unis, souvent porté par des penseurs catholiques – qu’ils soient philosophes, théologiens ou politologues – dont vous faites partie. Or, vous avez la particularité, dans cette nébuleuse intellectuelle, d’être juriste. D’où vous sont venues l’inspiration et la volonté de participer à cette démarche?
Adrian Vermeule: Le droit classique est l’un des joyaux de la tradition occidentale. C’est l’un des aspects d’un fameux triptyque – philosophie grecque, droit romain et foi chrétienne.
Je vois mon travail comme la partie juridique de la revitalisation de ces piliers fondamentaux de la tradition occidentale. J’ai des collègues qui travaillent sur la théorie politique, comme Patrick Deneen. J’ai des collègues qui travaillent sur la théologie, comme Chad Pecknold. J’ai un collègue, Gladden Pappin, qui fait à la fois de la théorie et de la théologie politiques.
Ma contribution concerne la partie juridique. C’est quelque chose qui, après la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, a été plus ou moins effacé sous l’influence du libéralisme. L’un de mes principaux arguments est que la tradition américaine était une variante particulière de cette tradition pendant la majeure partie de son histoire.
Nous devons comprendre le droit romain ici dans un sens large. Non pas dans le sens étroit des règles particulières du droit civil de la République romaine ou de l’Empire romain, mais plutôt dans un sens plus étendu, impliquant le courant principal du droit occidental.
Cette tradition, appelée ius commune, comporte un riche mélange du droit romain à proprement parler – le Corpus iuris civilis –, du droit canonique et du droit local de juridictions particulières. Dans l’anglosphère, il existe une variante de cette tradition juridique européenne appelée common law.
L’une des choses que les historiens du droit ont soulignées au cours de la dernière génération est la forte influence du ius commune sur la common law. Mon ancien collègue de l’Université de Chicago, R. H. Helmholz, a publié un ouvrage merveilleux montrant que la Magna Carta anglaise était fortement influencée par le droit canonique. Cette redécouverte des racines européennes de la tradition de la common law n’a fait que progresser depuis lors.
Selon la vision classique, le droit est une branche spéciale de la moralité politique. Il implique des principes de justice légale qui font partie intégrante de ce que Thomas d’Aquin appelle la vertu de justice générale ou légale, et qui sont ordonnés au bien commun de la communauté.
Cette tradition a fortement influencé les fondateurs américains. C’est un point qui a été en quelque sorte oublié ou même effacé au cours des dernières décennies, mais qui a été récemment rappelé par les historiens du droit. L’un des objectifs de mon travail est d’illustrer cette influence du droit classique sur les fondateurs américains.
En ce qui concerne le métier de juriste, en particulier, le droit classique est en partie indépendant de la partie philosophique et théologique de la tradition. On parle donc du bien commun juridique, par opposition au bien commun philosophique ou théologique.
Selon la vision classique, le droit est une branche spéciale de la moralité politique. Il implique des principes de justice légale qui font partie intégrante de ce que Thomas d’Aquin appelle la vertu de justice générale ou légale, et qui sont ordonnés au bien commun de la communauté. Je pense donc qu’il est naturel qu’un juriste souhaite faire revivre cette branche du triptyque qu’est le droit classique. Je voudrais plutôt retourner la question et demander pourquoi tant de juristes l’ont oublié.
Votre contribution au discours public sur ces questions a tourné autour de la revitalisation de la tradition juridique classique – souvent associée à la compréhension du droit naturel d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin – et de la promotion de ce que vous appelez le «constitutionnalisme du bien commun». Quelle est la signification de votre proposition et pourquoi est-elle pertinente dans le contexte actuel?
Le constitutionnalisme du bien commun n’est pas une nouvelle théorie. C’est la récupération ou le rappel d’une approche, la tradition juridique classique. Cette tradition juridique classique a à la fois un côté civil distinctement juridique et des influences philosophiques et théologiques.
Ainsi, bien que j’estime beaucoup la compréhension d’Aristote et de saint Thomas Aquin du droit naturel, je tiens à souligner que les juristes de cette tradition travaillent dans un registre juridique, et non dans un registre philosophique ou théologique. Ce que l’on entend par «bien commun», c’est le communis utilitatis, le bénéfice pour la communauté de règles juridiques bien ordonnées.
Ceci est développé dans la tradition au fur et à mesure qu’elle se déploie dans le temps à travers des précisions de plus en plus explicites sur ce que signifie avoir une communauté bien ordonnée. Il s’agit d’une communauté caractérisée par la paix civile, par la justice entre les individus, par l’application de règles juridiques claires et stables, et par l’application de procédures équitables. Par exemple, toute personne doit être entendue lorsqu’une accusation est portée contre elle. Elle ne peut pas être condamnée sans être entendue.
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Il vaut mieux être pauvre dans un État riche que riche dans un État pauvre
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Saint Thomas cite un auteur romain, Valerius Maximus, qui affirme qu’il vaut mieux être pauvre dans un État riche que riche dans un État pauvre. C’est une pensée très frappante. Que signifie-t-elle?
Cela signifie que le plus grand bien pour les individus est de vivre dans une communauté avec des biens publics robustes et bien développés. Donc, pour être concret: des parcs publics, des écoles publiques, des services publics qui fournissent des espaces au sein desquels tous les citoyens peuvent se rassembler. Cela est préférable, même pour les individus, que d’être extrêmement riche et de vivre dans une communauté fermée ou dans une tour d’habitation à Manhattan, par exemple, entouré d’infrastructures délabrées, de mauvais services publics, de concitoyens désaffectés et appauvris, et ainsi de suite. Voilà donc la compréhension concrète du bien commun juridique dans la tradition.
C’est quelque chose qui s’est beaucoup perdu, je pense, aux États-Unis. Maintenant, pour répondre à votre question, pourquoi cette approche est-elle pertinente dans le contexte actuel? Je pense qu’elle l’est pour deux raisons, une raison théorique et une raison sociologique.
Les fondateurs américains étaient des juristes classiques. Les historiens du droit ont donc redécouvert que les fondateurs américains disposaient du cadre juridique ordinaire du droit classique. Ils pensaient qu’il y avait le ius naturale (droit naturel), le ius civile (droit civil), le ius gentium (le droit des gens), etc. C’est ainsi qu’ils concevaient le droit. Et c’est très différent de la façon positiviste et moderne de penser le droit.
La deuxième raison, plus sociologique, qui explique la réception vraiment extraordinaire et inhabituelle de mon travail, c’est qu’il y a une insatisfaction croissante à l’égard des idées reçues parmi les jeunes juristes et les étudiants en droit. En l’occurrence, aux États-Unis du moins, il s’agit du progressisme et de l’originalisme. Ces idées sont bien ancrées chez les juristes américains, mais elles sont de plus en plus remises en question par les avocats en exercice, les jeunes juristes et les étudiants en droit.
Vous soutenez que la tradition juridique classique sous-tend le tissu constitutionnel américain. Toutefois, vous identifiez des éléments de cette tradition dans le contexte constitutionnel canadien, notamment en ce qui concerne la maxime « paix, ordre et bon gouvernement ». Est-il juste de dire que votre travail est essentiellement ancré dans le contexte américain, ou trouvez-vous qu’il a une portée plus large, un intérêt qui va au-delà d’un particularisme local?
Je me considère comme un ennemi de l’esprit de clocher américain, et je tente précisément de reconnecter le droit américain avec la tradition juridique occidentale, dont l’influence sur le droit canadien, par exemple, me semble plus évidente encore.
La tradition juridique classique possède ce cadre unique et flexible qui comporte à la fois une partie universelle et une partie particulière. La partie universelle signifie que les juristes classiques travaillent avec le même ensemble de concepts de base – le droit civil, le droit naturel, le droit des gens, etc. Historiquement, ils appliquaient ces concepts à de nombreux types de corps politiques. Ils les appliquaient dans le Saint-Empire romain germanique, la monarchie française, les cités-États républicaines et aristocratiques de l’Italie du Nord, etc.
Ils ont développé cette tradition de manière transnationale, en appliquant la partie générale de manière universelle, mais en respectant le fait que des juridictions particulières, des États particuliers ou des corps politiques particuliers ont leurs propres formes institutionnelles. Et c’est ce que les juristes classiques appellent determinatio.
Mon travail comporte donc à la fois une partie méthodologique parfaitement générale et une partie particulière qui tente d’interpréter l’ordre constitutionnel américain. Cette double structure reflète la manière dont le droit classique procède ordinairement. Ainsi la partie méthodologique, qui est générale, sera parfaitement applicable dans le contexte canadien. Les avocats et les juges canadiens devraient alors, et certains d’entre eux le font déjà, appliquer ces principes au cadre institutionnel particulier de l’État canadien. Je crois comprendre qu’à partir de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, la vision classique des fins ou de l’ordre du gouvernement, à savoir «la paix, l’ordre et le bon gouvernement», est inscrite dans le droit canadien.
En effet, cette maxime est un proche parent ou un descendant du triptyque de la paix, de la justice et de l’abondance que j’ai mentionné. Je pense donc que tout cela est très pertinent dans un contexte canadien. Et j’entends bien combattre l’esprit de clocher des avocats américains qui ont oublié que leur droit faisait partie de cette tradition juridique occidentale plus large.
Quand, dans quelles conditions et pour quelles raisons cette tradition semble-t-elle s’être perdue? Quels sont, selon vous, les effets négatifs de cette transformation?
Je pense que la tradition juridique classique doit être remémorée, mais elle n’a pas été entièrement perdue. La situation plutôt amusante est que les principes de la tradition juridique classique sont implicites dans la pratique juridique. Ils ne sont simplement pas reconnus comme tels.
Lorsque les avocats praticiens et les juges américains appliquent la loi, ils font constamment appel aux concepts du bien commun. Ils font appel aux principes du droit naturel, mais ils ne l’appellent plus ainsi. Ils l’appellent quelque chose comme «l’équité fondamentale» ou «les droits humains intrinsèques», ou quelque chose de ce genre.
Dans la pratique réelle du droit, les principes du droit classique sont encore très vivants. Ce qui s’est passé, c’est que la théorie juridique américaine a oublié ou nié ces principes. Ce que nous avons aujourd’hui dans la théorie juridique américaine, ce sont le progressisme et l’originalisme. Et ce sont deux formes de positivisme juridique dans le sens suivant.
Les deux croient ou supposent que toutes les lois sont créées par la volonté humaine. Ils nient donc l’existence de toute loi non créée par la volonté humaine. Maintenant, le progressiste et l’originaliste identifient différents législateurs comme les sources de la volonté humaine. Ainsi, l’originaliste dit que seuls les fondateurs de la Constitution s’expriment à un moment donné par le biais de documents juridiques ratifiés. Le progressiste pense que nous créons et recréons constamment la loi au fur et à mesure, et que la loi est un instrument vivant ou un «arbre vivant», comme on dirait au Canada.
La raison pour laquelle les deux, les progressistes et les originalistes, sont, je pense, alarmés par mon travail est que les deux nient qu’il y ait une loi qui ne soit pas créée par la volonté humaine. Ils nient donc l’existence d’un droit naturel, ou même d’une sorte de droit transnational, à la fois coutumier et écrit, qui émerge de la pratique des nations.
À travers la majeure partie du droit américain, l’idée que tout le droit soit un droit positif créé par la volonté humaine était tout simplement inconcevable. En d’autres termes, les avocats et les juges américains pensaient qu’en plus du droit civil positif, il existait des choses comme le droit naturel et que nous devions harmoniser le droit créé par l’homme avec les principes juridiques qui subsistent hors de la volonté humaine.
Après la Seconde Guerre mondiale, c’est ce qui est fondamentalement oublié dans notre théorie juridique, bien que cela continue dans notre pratique.
Certains commentateurs ont qualifié votre travail de critique radicale de la démocratie libérale, vous accusant de promouvoir une certaine forme de régime théocratique. Comment réagissez-vous à ces analyses?
Le plus souvent en riant. C’est un slogan tellement transparent de fausseté. Laissez-moi vous expliquer. La vision classique du droit n’est pas une théorie libérale du droit, dans la mesure où elle considère le bien commun comme le principe fondamental d’ordonnancement du système juridique et où elle pense que le bien commun est lui-même le bien le plus élevé pour les individus.
Ceci est différent des théories libérales du droit qui célèbrent la libération dynamique perpétuelle de l’individu de toutes les contraintes non choisies: nous pouvons nous refaire, nous pouvons refaire nos corps si nous le voulons, refaire nos identités. Une théorie libérale du droit célèbre tout cela. Mon point de vue est qu’il s’agit d’une fausse théorie du droit. Et c’est dans ce sens que la tradition juridique classique n’est pas une théorie libérale.
Cependant, en ce qui concerne la partie sur la démocratie, c’est tout simplement faux. La tradition classique ne prend pas position sur ce qu’est la forme appropriée du régime politique. Le droit classique est cohérent et utilisé dans une variété de régimes. Il est utilisé dans les empires et les monarchies, dans les cités-États républicaines ou, si vous voulez, démocratiques. Il est tout simplement agnostique quant à la forme de gouvernement appropriée et laisse cette question à la détermination du corps politique particulier.
Ce que dit le droit classique, c’est que, quelle que soit la forme du régime, il doit être ordonné au bien commun. Ainsi, une monarchie, par exemple, qui n’est pas ordonnée au bien commun est une tyrannie. Mais de même pour une démocratie qui, si elle n’est pas ordonnée au bien commun, devient une tyrannie. L’idée que la théorie classique est intrinsèquement antidémocratique est simplement fausse.
Maintenant, sur la théocratie: la vision classique reconnait que le pouvoir temporel a une base d’autorité indépendante. Cela a toujours fait partie de la vision classique du droit. Elle dit que la souveraineté du pouvoir temporel est en fait enracinée dans le ius gentium, le droit des gens. Or, la théocratie est dirigée par l’Église. Le droit classique n’a jamais dit que l’Église catholique devait gouverner de son propre chef. Or, le terme le plus exact pour cela serait de toute manière le gouvernement hiérocratique.
Ce que dit le droit classique, c’est que, quelle que soit la forme du régime, il doit être ordonné au bien commun.
Cela ne fait pas partie de la tradition juridique classique, notamment parce que la théologie catholique elle-même reconnait la base indépendante de l’autorité temporelle. Je pense donc que les critiques sont soit ignorants du contexte théologique ou, peut-être moins charitablement, essaient d’effrayer le public, peut-être même de se faire peur entre eux.
Je dirais que l’une des astuces dont nous devons nous méfier ici est la tentative du libéralisme de coloniser, en quelque sorte, la démocratie. Le libéralisme et la démocratie ne sont en fait liés que de manière contingente. Parfois ils ont été alliés, parfois ils ont été en désaccord. Il n’y a pas de relation nécessaire entre les deux, mais une grande partie de la théorie libérale essaie de se définir à travers la démocratie et de dire qu’une démocratie qui n’est pas libérale n’est pas vraiment démocratique.
La tradition juridique classique et le constitutionnalisme du bien commun que vous défendez sont-ils concevables en dehors de la chrétienté?
Oui. C’est une autre chose amusante que l’on entend, je pense, de la part de personnes qui ne connaissent pas du tout l’histoire, et en particulier l’histoire du droit. La tradition juridique classique est née avant la chrétienté et en dehors de la chrétienté.
Historiquement, la tradition juridique classique, et en particulier la partie de la tradition relative au droit naturel, trouve son origine chez les Grecs, à l’époque païenne de l’histoire grecque. Elle trouve en fait son origine chez les stoïciens. Elle fait son chemin par des voies compliquées jusqu’à Rome, à travers des intellectuels et des avocats romains comme Cicéron, où elle est portée à un haut degré de sophistication par les juristes romains de la fin de la république et du début de l’empire, en grande partie avant que le christianisme ne devienne dominant.
Sur le plan théologique, le catholicisme lui-même soutient que la loi naturelle est inscrite dans le cœur de tous les hommes et qu’elle est en principe accessible à la raison naturelle, universelle et commune à tous, même aux personnes non baptisées. Je suis catholique et j’admire la tradition juridique catholique. Je crois qu’elle aide à élever le droit classique à un très haut degré de sophistication et de clarté. Mais il n’y a rien dans l’idée du droit naturel, du droit des nations, qui est intrinsèquement catholique.
Au cours des dernières décennies, les cours suprêmes du Canada et des États-Unis ont souvent interprété le texte constitutionnel de manière progressive. Alors que dans votre pays, cette tendance a récemment été freinée par l’émergence d’une méthode dite originaliste, n’y a-t-il pas un risque à rompre avec elle au profit de l’approche que vous défendez aujourd’hui?
Je ne pense pas que la tendance ait été inversée. Dans cette mesure, je conteste la prémisse de votre question. Je pense que l’originalisme a échoué de manière spectaculaire à freiner le libéralisme progressiste de l’ordre constitutionnel américain depuis les années 1970.
Laissez-moi vous donner quelques exemples. Tout d’abord, la décision Obergefell, qui a reconnu le droit constitutionnel du mariage homosexuel aux États-Unis, dans laquelle le vote crucial a été fourni par le juge Anthony Kennedy, nommé par un président issu du Parti républicain.
Et puis, nous avons des affaires comme la décision Bostock, qui a reconnu dans le Civil Rights Act de 1964 le droit de ne pas subir de discrimination à l’emploi pour des raisons d’orientation sexuelle ou d’identité transgenre. Cette décision a été écrite par le juge le plus consciemment originaliste de la Cour. Il s’agit de Neil Gorsuch. Il s’avère ainsi que l’originalisme est tout aussi cohérent avec des engagements libéraux progressistes qu’avec des engagements conservateurs.
Plus récemment, la juge Katanji Brown Jackson – mise en poste par le président démocrate Joe Biden –, lors de son audience de nomination et ensuite sur le banc de la Cour, s’est fièrement qualifiée d’originaliste. Un contenu progressiste peut être versé dans les méthodes très plastiques et malléables de l’originalisme tout autant qu’un contenu conservateur. Je ne vois donc aucune raison de penser que l’originalisme a freiné ou freinera le progressisme juridique.
Même l’arrêt Dobbs, qui a renversé Roe c. Wade, est intéressant à cet égard. Dobbs n’est pas une décision originaliste, malgré ce que certains originalistes ont essayé de prétendre. Cette décision accomplit quelque chose de différent. Le principal propos de Dobbs est en fait la défense de la démocratie au niveau des États. Cela a permis à des États comme le Montana de voter par référendum, par exemple, pour que les enfants nés vivants lors d’un avortement raté puissent se voir refuser un traitement médical. C’est une façon très curieuse de promouvoir les valeurs traditionnelles, ou même, si vous voulez, un programme conservateur.
Par ailleurs, les juges progressistes et originalistes travaillent inévitablement avec une conception ou une autre de la justice légale et du bien commun. Ainsi, dans la décision Bostock que j’ai mentionnée, au point crucial de l’opinion, Neil Gorsuch déclare que si nous ne reconnaissons pas de protections légales pour l’identité transgenre, nous favorisons le fort au détriment du faible.
Je ne suis pas sûr du tout d’être d’accord avec cet argument. Mais le fait est que c’est sur une conception de la justice légale qu’il s’appuie. Quand vous regardez la base réelle des décisions originalistes, et c’est quelque chose que je fais dans mon travail, elles font constamment appel aux principes de la justice légale et du bien commun. Je pense donc que cela fait déjà partie de notre droit.
Ce que je demande instamment, c’est de rendre cela transparent afin que nous puissions discuter directement et franchement de la bonne conception du bien commun et de la justice légale. C’est pourquoi je pense que la promesse originaliste de neutralité pour freiner les programmes politiques progressistes est elle-même illusoire.
Votre approche n’ouvre-t-elle pas la porte à l’instrumentalisation de la notion de bien commun par différentes factions? Pour réussir, n’implique-t-elle pas une forme de tyrannie, où la majorité progressiste sera soumise à la volonté d’une minorité conservatrice?
D’abord, la tyrannie peut se trouver des deux côtés. Jean-Paul II a écrit avec beaucoup d’éloquence, dans l’encyclique Evangelium vitae, sur le risque que la démocratie devienne une tyrannie de la majorité. Et en particulier, il a fait référence au cas où, par une majorité, un corps politique vote pour violer les droits de la personne d’enfants à naitre. Je le cite, non pas en tant qu’autorité catholique, mais pour sa valeur persuasive sur le potentiel tyrannique de la majorité démocratique. D’ailleurs, n’importe quelle autre forme de gouvernement peut être tyrannique si elle n’est pas ordonnée au bien commun.
Comme le dit Jean-Paul II, la démocratie n’est en fin de compte qu’un moyen de parvenir au bien commun. Si elle aboutit à la violation des droits de la minorité, c’est en soi une forme de tyrannie. Je reviens au référendum du Montana, qui a permis de refuser tout traitement médical à des enfants nés vivants, comme un exemple évident de ce type de tyrannie.
Le deuxième point que je voudrais souligner ici est que les opinions de la majorité et de la minorité ne sont pas fixées indépendamment de la loi. C’est-à-dire qu’elles sont en partie influencées par la loi. Suivant la maxime classique, la loi est un professeur qui enseigne la moralité aux citoyens. Je pense par exemple que la décision du Montana doit être en partie le produit d’un monde dans lequel Roe c. Wade a légitimé pendant 50 ans l’idée que l’avortement est simplement un choix individuel.
Il en va de même pour la décision Obergefell. Quand elle a été rendue, la plupart des États avaient des lois contre – ou du moins ne reconnaissaient pas – le mariage homosexuel. Après la décision, on voit une forte augmentation du soutien public pour le mariage homosexuel. Je ne pense pas que ce soit indépendant de la décision judiciaire. Je pense que ce qui se passe, c’est que beaucoup de gens se basent sur les décisions judiciaires pour se faire une idée de la moralité, et pensent que si la loi autorise quelque chose, cela ne peut pas être si mauvais et que c’est un choix légitime. Il faut le reconnaitre. Je dirais donc que nous devons être prudents avant de supposer que la majorité et la minorité sont en quelque sorte fixées indépendamment de la loi.
Enfin, en ce qui concerne la malléabilité du bien commun, vous avez tout à fait raison de le soulever, mais le désaccord est autant un problème pour les originalistes que pour n’importe qui d’autre. C’est le fruit d’une propagande que de penser que l’originalisme est parfaitement déterminé ou spécifique, qu’il élimine tout désaccord, contrairement à l’approche classique. C’est une chose idéologiquement sélective à dire.
J’irais même plus loin en disant que le bien commun est souvent inscrit dans les textes juridiques. Un texte juridique peut faire référence à l’ordre public et au bon gouvernement, ou bien il peut dire qu’un ministère peut agir dans l’intérêt public, ou encore il peut faire référence au bienêtre général, comme le fait notre propre constitution.
Le juriste doit donner une interprétation ou une autre. Il n’y a pas moyen de l’éviter. Ainsi, l’idée que nous pouvons simplement mettre de côté le bien commun et procéder sur une autre base est, je pense, fondamentalement fausse.
La polarité entre une interprétation originaliste et une interprétation progressiste du texte constitutionnel est une particularité américaine durable. Dans quelle mesure pensez-vous que le constitutionnalisme du bien commun pourrait contribuer à briser ce binôme ? Pensez-vous que votre approche est transférable à d’autres sociétés, malgré des contextes différents?
C’est une question qui implique dans une certaine mesure un élément de prédiction politique, pour lequel je ne suis pas très doué. Mais permettez-moi de dire ce qui suit. Je pense qu’il y a une situation amusante aux États-Unis aujourd’hui, où il y a une sorte de verrouillage ou de duopole au sujet de la théorie juridique académique entre le progressisme et l’originalisme. Mais ce duopole suscite une insatisfaction croissante chez les jeunes juristes et en général.
C’est, je pense, pour la raison suivante: il est facile d’être sceptique à l’égard de la théorie du droit naturel dans la tradition classique plus largement lorsque votre société fonctionne bien et que les objectifs fondamentaux du gouvernement civil sont atteints. Mais lorsque vous vivez aux États-Unis en 2022 et qu’il y a autour de vous des signes croissants et sérieux de dégradation sociale – appauvrissement, décès par surdose de drogue, malaise économique général, et ainsi de suite – alors, on commence à penser que ce genre de promesse d’une technique juridique neutre ne répond peut-être pas aux besoins humains.
L’idée que la loi doit être ordonnée à la justice, à l’abondance et au bon gouvernement de la communauté commence ainsi à devenir beaucoup plus attrayante. C’est pourquoi nous avons vu périodiquement des renaissances de la tradition juridique classique.
Aux États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu une renaissance majeure dans les années 1950, peut-être en partie parce que Nuremberg a fait apparaitre le positivisme juridique comme manifestement inadéquat, et puis aujourd’hui, il y a une autre renaissance. Je pense donc que cela fait partie d’une sorte de cycle générationnel, et je suis prudemment optimiste quant au fait que dans une génération environ, nous verrons cette renaissance devenir encore plus prononcée qu’elle ne l’est aujourd’hui. En ce sens, je pense que la tradition juridique classique est absolument transférable à d’autres sociétés.
Il est facile d’adhérer à l’idée que le consentement est la seule base des droits. Mais lorsque vous commencez à voir l’euthanasie devenir une pratique généralisée, approuvée par le système de santé, pour prendre un exemple canadien, je pense que les gens commencent à se demander si le consentement est vraiment le seul fondement du droit et de la politique publique. Je pense donc qu’à mesure que les conditions changent, les conditions qui permettront un renouveau de la tradition juridique classique se mettent en place.
Nous pensons, dans le mouvement postlibéral, qu’il y a des possibilités et des opportunités pour ce genre de renaissance.
Pour aller plus loin:
Adrian Vermeule, Common Good Constitutionnalism, Polity, 2022, 270 p.
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