Quand le médecin me convoque avec son air grave dans le salon des familles, je sais pourquoi. Depuis cinq jours, dans une totale impuissance, j’assiste au déclin de l’état de santé de ma mère.
Elle est encombrée de fils, d’alarmes qui sonnent, dérangée par les spécialistes qui passent et repassent pour sauver ses signes vitaux; je constate chaque jour que c’est peut-être son dernier.
Tous les matins, arrivée à l’hôpital avant le trafic, j’ai le cœur noué en montant les marches deux par deux vers les soins intensifs. Dans quel état se trouvera-t-elle?
Et le verdict tombe. «Il reste à votre mère quelques heures à vivre, peut-être quelques jours. On a tout essayé pour la sauver, mais trois de ses organes vitaux sont gravement atteints», m’annonce le docteur un matin.
L’heure du mystère
On débranche ma mère de tous ses fils pour laisser le processus naturel suivre son cours. La mort se tient tout près.
Quinze minutes plus tard, l’intervenante en soins spirituels est là. On vient de basculer dans un autre registre: les questions du mystère et du sens, l’inconnu qui échappe aux mesures.
Dans sa nouvelle chambre, je veille, anxieuse. Mon seul réconfort est le chapelet de la miséricorde. J’en enchaine plusieurs, sans réfléchir. Dans cette autre temporalité, les heures défilent lentement.
J’ose à peine sortir de la chambre, car on pense qu’elle ne passera pas la nuit. Les doigts de ma mère bleuissent, tout comme sa peur, bleue elle aussi. Même si elle vit de la confusion, je pense qu’elle sait ce qui l’attend. Son angoisse est palpable.
À minuit, je suis toujours là. Je lutte avec elle, mais la mort ne se présente pas. Un nouvel infirmier entre dans la chambre, son quart de nuit commence. Je l’interpelle pour savoir s’il juge que ma mère est sur le point de partir. Il me conseille d’aller me reposer. «Certaines personnes vivent un regain d’énergie mystérieux, attendent de régler quelque chose avant de mourir. Ça peut durer des jours.»
L’heure de la réconciliation
Après une courte nuit dans mon appartement-dortoir, je reviens à l’hôpital, la phrase de l’infirmier en tête. Certaines personnes attendent de régler quelque chose avant de mourir.
Quand j’entre dans la chambre, ma mère me salue avec vigueur, à mon étonnement. Pour la première fois depuis qu’elle est hospitalisée, elle m’appelle par mon nom. Elle me parle même de météo, comme avant. Elle semble avoir repris ses esprits, puisqu’elle n’est plus assommée par une tonne de médicaments, même si son état de conscience est encore altéré.
La trouvant plus énergique que jamais, alors que la veille, je voyais poindre la mort, je me surprends à me demander pourquoi elle ne meurt pas. L’évidence me saute aux yeux: moi qui avais toujours voulu la changer, je voulais faire la même chose, même à l’heure de sa mort.
C’était le temps de lâcher prise et de respecter ce temps d’intimité entre elle et Dieu. Accueillir sa vulnérabilité sans désirer la contrôler, c’était ce qu’au fond, j’avais toujours espéré pour notre relation, mais que j’avais échoué à faire.
L’heure de la compassion
Quand je parcourais le long corridor menant vers la chambre de ma mère tout au fond, j’étais attristée d’apercevoir sur l’étage une dame seule avec sa poupée, m’interpeler à mon passage : «Madame, pouvez-vous m’appeler quelqu’un?»
Sans proches pour accompagner un mourant, il est plus ardu de mettre en œuvre l’art des soins palliatifs, qui consiste à soulager la souffrance de la fin de vie. Les proches sont les yeux sur le terrain pour le personnel infirmier. Il s’agit d’observer les agitations et les inconforts pour que soient trouvés les bons dosages de morphine.
Au fil des jours, la chambre est devenue un lieu sacré, un parvis au seuil de l’autre monde.
Grâce au soutien de plusieurs personnes venues m’épauler, je suis entrée dans cet autre rythme: celui de la douceur et de la présence. Caresser les mains de ma mère, lui brosser les cheveux, veiller à ce qu’elle soit changée, lui humecter les lèvres, lui donner des cubes de glace. C’était la moindre des choses de le faire, puisqu’il y a 40 ans, c’était elle qui m’avait prodigué ces soins.
L’éternité de Dieu
Au fil des jours, la chambre est devenue un lieu sacré, un parvis au seuil de l’autre monde. Où aller sinon auprès de ma mère pour cette étape ultime? Passer des heures à la fixer, à la contempler même, pour apercevoir un dernier regard, un dernier sourire, entendre une dernière parole, voilà l’expérience qui a le plus dilaté mon cœur.
Pour sacraliser et donner du sens à ces moments, nous l’avons bénie avec des huiles, nous avons chanté des cantiques en hébreu et récité l’office des défunts. Dans ce climat de prière et de présence soutenue, j’ai vu le visage de ma mère devenir plus lumineux, la sérénité l’emporter sur l’anxiété.
De ce temps de sursis donné par Dieu, je savourais chaque minute, car je savais qu’elles se compteraient bientôt sur les doigts d’une main. Comme dans un accouchement, je calculais le temps entre chacune des respirations. Ma mère était sur le point de naitre dans un autre monde.
Après une lutte de 11 jours, parsemée d’angoisses, de découragement, de tristesse, mais aussi de moments de gratitude, de fous rires et d’actes d’abandon, je lui ai tenu la main une dernière fois.
Et pour une première fois, j’ai pu me dire que j’ai vraiment aimé ma mère jusqu’au bout.
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