L’Etabli : un intellectuel chez les ouvriers — Rosa LLORENS

L’Etabli : un intellectuel chez les ouvriers — Rosa LLORENS

L’Etabli raconte l’expérience de Robert, professeur d’Université et militant maoïste, qui se fait embaucher, en 1969, chez Citroën pour organiser des actions de lutte ; le film adapte le livre du même titre de Robert Linhart, qui date de 1978. C’est un film réussi, dans un genre malaisé : les ouvriers au cinéma sont souvent peu vraisemblables, et la rencontre entre ouvriers (ou paysans) et intellectuel est souvent décrite avec arrogance à l’égard des premiers (Le Christ s’est arrêté à Eboli, pourtant d’un grand cinéaste, Francesco Rosi, en fait foi). L’Etabli échappe à ces deux dangers et produit un récit de grève convaincant et émouvant. L’actualité du film est évidente dans le contexte de lutte actuel ; mais que peut-on penser aujourd’hui du mouvement des « établis » ?

L’usine Citroën, cadre de l’action, a été reconstituée à Clermont-Ferrand, dans des locaux désaffectés de Michelin. Robert découvre les difficultés du travail sur une chaîne de montage, et a d’abord du mal à s’y habituer (maladroit, il commence par se blesser, et travaillera pendant une partie du film avec des bandages autour des doigts). Mais la pénibilité de ce travail vient surtout de son caractère répétitif, et de la vigilance permanente qu’il exige : le soir venu, l’ouvrier est abruti (là-dessus, plutôt que Les Temps modernes, il faut citer La classe ouvrière va au Paradis, d’Elio Petri, avec Gian Maria Volonte, de 1971 ). La tension psychique est encore accrue par la surveillance des agents de maîtrise, qui se traduit par d’incessantes humiliations, notamment à l’égard des ouvriers de couleur ; c’est ce qui amènera l’un des temps forts du film, lorsqu’un Sénégalais, insulté, pète les plombs et agresse un agent de maîtrise raciste.

Cette présentation des conditions de travail et l’adaptation de Robert au travail manuel constitue le premier centre d’intérêt du film. Le deuxième est l’action militante de Robert, déclenchée, en janvier 1969, par la décision de la direction de « récupérer » les heures de travail « perdues » du fait des grèves de mai-juin 68 : les ouvriers devront, pendant plusieurs mois, travailler, gratuitement, 3/4 d’heure de plus par jour (ainsi les augmentations de salaire accordées lors des accords de Grenelle n’auront été qu’un miroir aux alouettes). Mais cette mesure humiliante va déclencher la révolte : ce sera le moment jubilatoire du film, lorsque les ouvriers, pour défendre leur dignité, s’organisent, autour de Robert, et que la grève rallie de plus en plus de travailleurs.

Mais la fierté retrouvée et l’action solidaire ne dureront que quelques jours : la direction passe à la contre-attaque, et organise un vote sur la grève, qu’elle ne se privera pas de truquer (les élections marquent souvent la fin des mouvements sociaux !). Commence alors la répression, avec le renvoi des meneurs. C’est le troisième temps, l’échec.

Le quatrième temps, c’est celui du bilan, de la réflexion, des questions. Jusque-là, Robert s’est efforcé de se fondre dans la masse des ouvriers, faisant de l’agit-prop (secondé, de l’extérieur, par un étudiant mao qui distribue des tracts à la sortie de l’usine), organisant, mais poussant certains des ouvriers au premier plan. Maintenant, la barrière de classe réapparaît : les conséquences ne seront pas les mêmes pour l’intellectuel établi, et pour les ouvriers qui perdent leur logement (attribué, en foyer, par l’usine) et leur gagne-pain. Robert s’interroge alors sur ses responsabilités : il a poussé les ouvriers à la grève, mais lui retrouve tous les soirs un confortable appartement bourgeois et même, une fois renvoyé, un poste de professeur à l’Université (de Vincennes). Que doit-on penser de cette expérience des établis et de la façon dont le film en rend compte ?

Mathias Gokalp, le réalisateur, montre tout le monde (sauf bien sûr la direction et ses chiens de garde, agents de maîtrise et milice patronale) sous un jour très sympathique : les ouvriers, avec chacun son histoire, notamment un groupe de trois ouvrières yougoslaves chargées de monter une pièce délicate, le compteur de vitesse (dans la réalité, c’est des hommes qui faisaient ce travail), comme les militants. Parmi ceux-ci, il faut mettre à part le prêtre ouvrier, délégué CGT (Olivier Gourmet) : on remarque que Gokalp ne le diabolise pas, alors qu’à l’époque les groupuscules gauchistes étaient en guerre contre les communistes « révisionnistes » ; mais il n’a rejoint les ouvriers grévistes qu’à titre personnel, la direction de la CGT refusant de les soutenir. Quant aux militants gauchistes, ils sont tous solidaires des ouvriers, sans aucun intérêt personnel ou sectaire : Robert renonce même à un poste à l’Université (pas celle de Vincennes, peut-être la Sorbonne) pour partager les luttes et les problèmes des ouvriers : n’y a-t-il pas là un certain angélisme ? Elio Petri, lui, se montre plus caustique et désabusé : il montre un ouvrier manipulé par les gauchistes qui, lorsqu’il est licencié, lui expriment leur sympathie mais l’abandonnent à son sort.

Que penser finalement de cette expérience « transclasses » ?

Certes, le film nous laisse sur des notes d’espoir : l’ouvrier qui avait toute la confiance de Robert, mais avait joué les agents provocateurs pour le compte de la direction, sort transformé de son compagnonnage avec l’établi, et organise des luttes dans son nouveau poste, et Robert, redevenu professeur, transforme son enseignement, passant des abstractions de la philosophie pure à des problèmes sociaux concrets. Mais l’« établissement » garde-t-il une actualité ?

Le mouvement des Gilets Jaunes a vu une nouvelle classe populaire tenir en échec un Etat autoritaire et violent en s’organisant d’elle-même ; selon Emmanuel Todd, le peuple, dont les meilleurs éléments ne vont plus offrir du sang neuf aux élites, faute d’ascenseur social, va devenir de plus en plus intelligent, face à des élites crétinisées par un enseignement supérieur à l’américaine. En 2016, déjà, Christophe Guilluy, dans Le Crépuscule de la France d’en haut, parlait du « marronnage » des classes populaires : comme des esclaves marrons, elles ont échappé à la tutelle des élites et ne veulent plus les entendre ; elles forgent leur propre réflexion et définissent leurs propres revendications. Certes, le marronnage pourrait tourner en marginalisation. C’est ce qu’estimait Todd, dans Les luttes de classes en France au XXIe siècle. Mais, dans une interview plus récente *, sa position semble avoir évolué : la crise du Covid a montré que les ouvriers et la production, et plus largement les employés dans les services à la personne, étaient indispensables au pays ; il est donc possible qu’ils retrouvent une place centrale et que leurs revendications acquièrent plus de poids. Cela peut sembler paradoxal alors que la loi sur les retraites vient d’être nuitamment promulguée ; mais il se pourrait que ce soit une victoire à la Pyrrhus, tant on sent monter le malaise et l’exaspération.

*https://www.agoravox.tv/…/emmanuel-todd-la-france-n-est-plus-93817

France-Culture a consacré une émission à L’Etabli, avec la participation de Robert Linhart.

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

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