par Frédéric Lordon
Il était fatal qu’il vînt. Nous y sommes. Comme toujours quand sonne l’événement, la situation va se clarifier avec une cruelle netteté. On va savoir qui est où, et on va le savoir sans erreur possible.
Pour ce qui est des médias du pouvoir, on le sait déjà – ou plutôt la confirmation est acquise. Car le swing de ces médias s’est fait en une après-midi, avec une brutalité qui ne trompe pas – en un instant, et à cette seule indication, on sait que les points critiques du système du pouvoir sont atteints. Jeudi 23 mars, au soir de la manif monstre, BFM TV avait fusionné avec la salle de commande de la préfecture de police et n’avait plus qu’une source à écouter : Darmanin-Nuñez. Envolés le projet de réforme « Retraite », l’obstination insensée du forcené, les millions de personnes manifestant avec ténacité depuis deux mois – pour ne pas même parler de la porcherie policière dans les rues de Paris et d’ailleurs : il n’y avait plus que poubelles en feu, « éléments radicalisés », et surtout, « violence, « violence », « violence » – des manifestants. France Info, France Télé : à la suite de l’audiovisuel privé, l’audiovisuel public, pour une bonne part, est lui aussi passé en mode Radio-Police, Télé-Police.
L’impasse de la soumission aux médias
Au passage vole en éclats la terrible illusion stratégique de l’Intersyndicale qui pensait conduire un mouvement contre les intérêts de la bourgeoisie sous les vivats de la presse bourgeoise – mais qui ne voit aussitôt l’erreur manifeste de cette formulation ? : « conduire un mouvement contre les intérêts de la bourgeoisie ». L’Intersyndicale n’avait évidemment aucune intention de cette sorte, même si l’entreprise dans laquelle elle se lançait l’impliquait logiquement. Cette contradiction profonde, essentielle, l’a conduite là où elle en est : des manifestations de masse dont l’inanité est désormais avérée (elle l’était dès le début), butant dans un pouvoir décidé à ne rien entendre. Voilà donc l’Intersyndicale rendue au point d’échec qui l’attendait depuis le début, sans la moindre solution alternative puisqu’elle les refuse toutes, que ce soit la grève générale, à laquelle elle n’aura jamais appelé, ou la déclaration du moindre soutien à tous ceux qui, avec conséquence, sont passés à d’autres moyens – les seuls que ce pouvoir a jamais laissés à la disposition de la contestation décidée.
À défaut d’un fer de lance, cette stratégie avait pour instrument principal un doudou. Laurent Berger, le doudou de la presse. Alors on a poussé le doudou sur le devant. Miracle tant espéré : les médias ont ronronné de plaisir. Nous sommes en train de découvrir que leur sympathie n’avait pas d’autre base. Les médias étaient partants pour accompagner le doudou dans la défaite, lui indiquant quelle était son son ambition raisonnable : perdre, mais avec les félicitations du jury.
On aurait pu s’en douter : que ce soit en matière de sélection d’intellectuels, d’artistes de personnes politiques ou de « leaders » variés, l’unique critère guidant les choix (devenus inconscients à force d’incorporation) des médias est l’innocuité. C’est-à-dire la garantie de ne rien déranger. Au moment où il est avéré que, ne servant plus à rien, le moment « doudou » est clos et qu’autre chose doit commencer, les médias reviennent à leur ligne de toujours, entre les-violences-contre-la-démocratie et la défense par tous les moyens, fussent-ils les plus grossiers, du système des pouvoirs.
Sur France 2, Nathalie Saint-Cricq, qui a déjà pris le pli de dire « on » quand elle commente l’action du gouvernement, explique que le mouvement social n’a pas d’autre mobile que la jalousie : la personne d’Emmanuel Macron est une telle perfection – « Il réussit, il est jeune, riche, diplômé » – qu’elle inspire nécessairement du ressentiment. On en est là. Sur le service public. À ce degré d’avilissement intellectuel et moral – à l’image du régime aimé. Saint-Cricq ne sait pas qui est Peter Watkins, elle n’a pas entendu parler de la Commune, elle ignore que le premier a fait un film sur la seconde : elle ne peut donc pas imaginer qu’elle y aurait eu sa place, dans le casting hilarant de Télé-Versailles.
Le JDD a beau expliquer que Macron « veut tenir quoi qu’il en coûte » et « refuse toute remise en question ou pause de la réforme des retraites », nous entendrons bientôt que ceux qui prennent la rue sont des « jusqu’auboutistes ». Ou « des radicalisés » – « des éléments très radicalisés », dit le ministre des bassines et du glyphosate Fesneau sur BFM TV. Qui ne demandera à aucun moment s’il n’y aurait pas un peu de radicalisation sur les bords du côté d’un pouvoir prêt à mettre le pays à feu et à sang et à ce que des manifestants meurent.
« Est-ce que vous condamnez ? »
Mais non : l’heure est à « condamner ». « Est-ce que vous condamnez ? » glapissent jusqu’à épuisement de l’invité – de gauche – les journalistes de BFM TV, de RTL ou de France Info. Car la seule chose « condamnable » dans le pays aujourd’hui, ce sont les feux de poubelle – également de se défendre contre une police de provocation et d’intimidation. Quand verra-t-on l’inénarrable Alice Darfeuille sur BFM TV, quand entendra-t-on les pitres de France Info ou bien Caroline Roux harceler un ministre ou un député de la majorité pour lui demander jusqu’à signature des aveux s’il « condamne » : « est-ce que vous condamnez la violence sociale d’une réforme des retraites qui va infliger à des travailleurs déjà démolis deux ans de démolition supplémentaire ? » ; « est-ce que vous condamnez la violence politique d’un gouvernement qui ne répond plus à aucune régulation démocratique et ne connaît plus que le passage en force ? » ; « est-ce que vous condamnez la violence physique d’une police d’intimidation ? » ; « est-ce que vous condamnez la violence générale d’un pouvoir décidé à faire la guerre à son peuple ? » ; « est-ce que vous condamnez ? ». Non : on ne condamne pas. Pas plus qu’on n’a jamais eu à l’idée de condamner la violence des morts au travail, des plans de licenciement, de leurs suicides, de leurs dépressions, de leurs divorces. « Geoffroy Roux de Bézieux, est-ce que vous condamnez ? », « Dominique Seux, est-ce que vous condamnez ? ».
Certes, de la réforme des retraites elle-même, du 49.3, des paroles étranges qui tombent de la bouche « du président » en interview, des petits « dérapages » de la police, on parle. On informe. On interroge, même : « La réponse policière est-elle disproportionnée ? » (Sainte-Soline, BFM TV). On soupèse les « proportions », on analyse la « réponse ». On fait venir des experts, on a des invités en plateau. Mais sommer de condamner, jamais. C’est quand une poubelle brûle que l’hystérie explose, et que les médias fusionnent avec la police, lampe dans la figure du gardé-à-vue – plus exactement : quand suffisamment de poubelles brûlent pour que la position du pouvoir en soit inquiétée.
Mettre à l’envers
C’est qu’ici nous sommes au point tri-critique, le point de coalescence de toutes les composantes du système de pouvoir : gouvernement-police/capital/médias. Dans cette phase indistincte, toute inquiétude de l’une des composantes devient aussitôt celle des autres. Le degré d’autonomie relative de ces médias ne trompe déjà pas grand monde en temps ordinaires, mais leur nature, leur position et leur fonction véritables sont exposées en pleine lumière dans les situations d’exception : quand les enjeux vitaux du régime sont en question.
Dans ces moments-là, il n’y a plus d’information : il n’y a plus que des communiqués préfectoraux. Des policiers blessés sont en « urgence absolue », dit le communiqué. Curieusement on ne sait jamais rien de bien précis quant à la nature de ces urgences – sinon que, d’« absolues », elles ne tardent pas à devenir « relatives », mais plus discrètement. Ici le fact checking a un peu de retard à l’allumage, mais peu importe : la préfecture fait foi, on vérifiera plus tard (comme à la Salpêtrière en 2018). On sait en revanche qu’un jeune homme est entre la vie et la mort après la boucherie policière programmée de Sainte Soline et, dans son cas, malheureusement, la véracité de l’information est hors de doute.
On sait aussi qu’aux bassines comme dans les rues, règne la stratégie de la tension : brutaliser, à mort s’il le faut, pour terroriser. Et faire porter aux brutalisés le chapeau de la brutalisation. Le tout avec le gracieux concours des médias qui se chargeront de donner crédit à cette histoire retournée sur la tête. Qu’on ne s’inquiète donc pas : demain sur BFM TV, sur France Info, la « violence » restera celle des brûleurs de poubelles, des opposants au désastre des bassines, et d’eux seuls.
Au milieu d’articles pourtant dévastateurs, mais demeurant purement factuels, nous verrons bien si l’autorité sentencieuse du Monde se décidera un jour à une position éditoriale franche et claire, défaite des entortillements du « raisonnable » et du « modéré », c’est-à-dire à la hauteur de ce qui se passe actuellement, qui n’est ni très raisonnable ni très modéré. Le Monde finira-t-il par articuler sans faux-fuyants et d’un seul tenant l’effondrement des libertés publiques, la militarisation du maintien de l’ordre, la terrorisation délibérée des populations, l’enfoncement dans un illibéralisme qui dépasse celui, tant aimé, de la Hongrie ou de la Pologne, et ceci sans éprouver le besoin de mettre en regard des poubelles en feu, des abribus cassés, ni même les actions de défense légitime et conséquente que des individus plus courageux conduisent contre le pouvoir, d’ailleurs avec l’estime et la gratitude des moins courageux. Conséquente en effet, dès lors que la radicalisation gouvernementale, épuisant toute procédure dialogique, ne laisse plus d’autre choix que des formes d’action directe.
Le pouvoir veut la violence
Nous verrons bien surtout, et ce sera sans doute le test décisif, s’il se trouvera quelque « commentateur » pour dégager la logique d’ensemble de l’action gouvernementale, désormais dissoute dans celle de l’action policière : la logique de l’affrontement. De l’affrontement voulu, pensé, organisé. Sainte-Soline, à cet égard, aura été comme la preuve étendue, criante, de ce qui se passe partout ailleurs. Car tout le monde a bien compris que sans une armée de gendarmes dépêchée pour garder un trou (!), les opposants ne rencontrant ni provocation ni confrontation, la manifestation, par défaut, serait restée entièrement paisible. Mais la confrontation est ardemment souhaitée par le pouvoir. Le pouvoir veut la violence, car il sait pouvoir compter sur le traitement médiatique de la violence. Aussi, voulant la violence, il n’a de cesse de l’organiser lui-même. Avec, croit-il, son double bénéfice : et de communication et d’intimidation.
Il n’est plus douteux en tout cas, et c’était somme toute assez logique, que du gouvernement d’un forcené, nous sommes passés à un gouvernement de la peur. Appliquer des moyens de violence indiscriminée pour terroriser une population à des fins politiques, c’est une définition possible du terrorisme. C’est dans le monde inversé de Darmanin, mais validé par les médias, que ce sont les activistes du climat qui sont rebaptisés « (éco-)terroristes ». Attendons donc qu’un éditorialiste ou un animateur de tranche matinale, après avoir retourné la charge de la « condamnation », exhibe le pattern stratégique gouvernemental de l’affrontement – non, pas la peine d’attendre, ça ne viendra pas.
Les peuples ne veulent pas l’affrontement, ils ne veulent pas la violence. Les peuples ont une préférence profonde pour la vie paisible. Mais pas à n’importe quelle condition. Ils n’entrent dans l’action que quand on leur a trop, et depuis trop longtemps, fait violence. En l’occurrence ça fait trente ans que ça dure, trente ans d’une longue, d’une usante montée de la violence sociale et politique – et puis soudain une explosion sans précédent, non seulement de maltraitance sociale, également de mépris et d’insultes, de coups et blessures pour finir : le macronisme. Les peuples ne veulent pas l’affrontement, mais quand on les a trop cherchés, on les trouve.
Maintenant, nous allons voir ce que les uns et les autres font de cette vérité.
source : Le Monde Diplomatique
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