par Jean-Luc Basle
En Ukraine, ni les États-Unis ni la Russie ne peuvent perdre la guerre. Pour les États-Unis, la perdre signifierait la fin de leur prééminence, pour la Russie, la vassalisation. Poursuivre la guerre conduit à l’affrontement direct – une éventualité que les deux parties refusent. Vladimir Poutine lancera-t-il une grande offensive ou laissera-t-il l’OTAN s’épuiser dans une guerre qu’elle ne peut gagner, évitant ainsi d’être accusé à tort d’utiliser des bombes sales implantées par ses adversaires sur un territoire qu’il ne souhaite conquérir ? Sur le terrain, la guerre est dans une mauvaise passe, reconnaît le général Mark Milley, chef d’état-major de l’armée américaine. Ne pouvant la perdre, Washington doit changer la nature du conflit. De local et meurtrier, il devient mondial et géopolitique. Le but n’est plus de vaincre l’adversaire mais de l’encercler pour mieux le détruire.
Les États-Unis ont lancé la partie en intégrant la Finlande et la Suède dans l’OTAN. En Géorgie, des manifestants se sont opposés au vote d’une loi classant « comme agents de l’étranger les ONG et médias recevant plus de 20% de leur financement de l’étranger ». Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Russie, note qu’il s’agit là d’un évènement ressemblant « beaucoup à la Révolution Maïdan à Kiev ». Les États-Unis aimeraient ouvrir un deuxième front en Géorgie, mais la Russie s’y est préparée en installant des bases militaires en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Des scénarios similaires pourraient se dérouler en Arménie et au Kazakhstan. En Moldavie, la Première ministre Natalia Gavrilita qui avait tenté de tenir son pays à l’écart du conflit ukrainien, a démissionné à la mi-février en raison d’un « manque de soutien et de confiance dans le pays ». Elle a été remplacée par le pro-européen, Dorin Recean. La Moldavie pourrait jouer un rôle clé en raison de la Transnistrie – région moldave séparatrice pro-russe où est installée une base militaire russe. En portant le fer aux marches de la Fédération de Russie, les États-Unis veulent l’affaiblir et effacer leur revers en Ukraine.
L’Afghanistan est aussi une cible. Le 20 février s’est tenu à Paris une conférence réunissant les représentants de l’Afghanistan, de l’Australie, du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Norvège, de la Suisse, du Royaume-Uni et des États-Unis. Son objet était l’examen de la détérioration de la situation humanitaire et économique de l’Afghanistan, ainsi que la violation des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les participants ont condamné sévèrement la décision des Taliban d’interdire aux femmes l’accès à l’université – une violation de leurs droits et de leur liberté. Ils demandent l’annulation de ces décisions. Un observateur averti ne saurait s’étonner de cette situation… d’autant que ce sont les Américains qui ont confié le pouvoir aux Taliban après quinze ans d’une occupation illégale et désastreuse. Plus que les droits des femmes, l’objectif ne serait-il pas plutôt d’étendre le conflit ukrainien à une nation proche de la sphère d’influence russe en réactivant des groupes islamiques rivaux capables de créer le chaos ?
Convaincus de leur supériorité et de leur destinée manifeste à conduire le monde – objet final de leur quête –, les États-Unis s’en prennent aussi à la Chine. Le 13 mars, Joe Biden a reçu le Premier ministre australien Anthony Albanese, et son homologue britannique Rishi Sunak à San Diego, en Californie. Cette réunion a officialisé la fourniture de douze sous-marins nucléaires à l’Australie, cinq devant être livrés par les États-Unis, les sept autres faisant l’objet d’un développement industriel anglo-australien. Cet accord fait de l’Australie la neuvième puissance nucléaire au monde, en violation du traité de 1965 sur la non-prolifération des armes nucléaires. Parallèlement, l’Australie est l’objet d’une campagne de presse dont le but est de convaincre le public qu’une guerre sino-américaine est sur le point d’éclater – guerre à laquelle l’Australie doit participer. En appui de cette campagne, le New York Times a publié récemment un article très critique de la Chine et de sa politique étrangère.
Bien évidemment, la Russie et la Chine poussent leurs pions. La Russie a signé un contrat avec l’Iran pour la livraison de SU-35. Elle serait aussi sur le point de réconcilier la Turquie et la Syrie. S’il est confirmé, ce rapprochement témoignera de l’affaiblissement des États-Unis au Moyen-Orient avec les conséquences que l’on imagine compte tenu du rôle de cette région et de ses ressources. En Afrique, plus précisément au Mali, la Russie remplace désormais la France. De son côté, la Chine est très active. Elle a signé un accord avec l’Iran pour y investir 400 milliards de dollars. Sous son égide, l’Iran et l’Arabie saoudite ont restauré leurs relations diplomatiques rompues en 2016. Ainsi, la Chine non seulement conforte sa position au Moyen-Orient, mais se présente aux yeux du monde comme un artisan de paix, en opposition aux États-Unis partisans de la guerre dans une région déchirée par trois quarts de siècle d’instabilité et d’affrontements, et où la guerre peut revenir à tout instant. Inattendu mais révélateur de l’évolution du monde, l’Arabie saoudite a décidé le 29 mars de rejoindre les rangs de l’Organisation de coopération de Shanghai – institution créée en 2001 par la Russie et la Chine dans le but de renforcer leurs liens économiques, énergétiques et politiques.
Ce jeu d’encerclement s’étend désormais à l’Amérique du Sud. Le Brésil est pris dans ce maelstrom. Ce fut la seule nation avec la Russie et la Chine à voter la demande de la Russie d’enquêter sur le sabotage du gazoduc Nord Stream II au Conseil de sécurité des Nations unies. Or, les liens économiques sino-brésiliens sont étroits. La Chine importe 95% de son soja du Brésil, soit la moitié de la production brésilienne. L’Argentine n’échappe pas à cette recomposition du monde : Buenos Aires envisage d’acheter des chasseurs JF-17 chinois – un pavé dans le pré-carré américain.
En étendant le théâtre d’opérations ukrainien au-delà de l’Europe pour le diluer dans un conflit mondial, les États-Unis ont provoqué un nouvel adversaire, la Chine, dans un jeu subtil qu’elle maîtrise mieux qu’eux : le jeu de go. Alors que les États-Unis concentrent leurs attaques à la périphérie de leurs ennemis, la Russie et la Chine concentrent les leurs sur les zones névralgiques de leur adversaire : le Moyen-Orient et l’Amérique du Sud. Les États-Unis perdront cette partie de go qu’ils ont naïvement entamée. Stratégiquement sans intérêt, l’Ukraine sera livrée à son sort, comme l’est aujourd’hui l’Afghanistan.
source : Centre français de Recherche sur le Renseignement
envoyé par Dominique Delawarde
Adblock test (Why?)
Source : Lire l'article complet par Réseau International
Source: Lire l'article complet de Réseau International