Un pays qui vit sous le joug de l’impérialisme voit ses richesses pillées. Par conséquent, ses dirigeants ne peuvent pas répondre dignement aux besoins de la population en développant une économie nationale et des services tels que la sécurité alimentaire, la santé ou encore l’éducation. Certes, des dirigeants libérés des chaînes de l’impérialisme peuvent toujours accaparer les richesses sans en faire profiter leur peuple. Reste que la lutte contre l’impérialisme est une première étape incontournable. Si bien que pour les progressistes occidentaux, lutter contre cet impérialisme est le premier devoir de solidarité avec les pays du Sud. D’autant plus que c’est auprès de leurs propres dirigeants que les progressistes occidentaux peuvent avoir le plus d’influence. Ce débat sur le rôle des intellectuels occidentaux est fondamental. L’historien Yadullah Shahibzadeh y contribue en analysant dans cet article deux déclarations d’intellectuels et universitaires occidentaux qui entendent manifester leur solidarité avec les manifestants iraniens. (IGA)
De temps en temps, des universitaires et des journalistes du Sud expriment leur déception à l’égard de ce qu’ils appellent les intellectuels progressistes occidentaux. Ces « intellectuels progressistes » sont accusés de critiquer d’une part les politiques impérialistes de leurs gouvernements et la nature propagandiste des grands médias de manière générale, mais de s’appuyer d’autre part sur la même désinformation et les mêmes fausses informations que les médias diffusent et d’approuver les mêmes politiques impérialistes que leurs gouvernements poursuivent dans le Sud, en particulier contre les États et les nations qui résistent à l’hégémonie occidentale.
Un exemple est fourni par la réponse de ces soi-disant intellectuels progressistes aux récents troubles sociopolitiques en Iran. Cette réponse est exprimée dans deux déclarations : « Listen to the Voices of a Feminist Revolution in Iran » et « Faculty for Women, Life, Freedom ». Ces déclarations sont les réponses de deux groupes d’universitaires et de féministes occidentaux aux manifestations qui ont eu lieu dans différentes villes iraniennes après la mort en détention de la jeune Iranienne Mahsa Amini le 16 septembre 2022. Et ces déclarations nous montrent qu’il doit y avoir un brin de vérité dans les affirmations des universitaires et journalistes du Sud qui se plaignent.
En effet, alors que les manifestations pacifiques se transformaient en émeutes et en lynchages collectifs, ces soi-disant intellectuels progressistes du Nord mondial ont pris pour des faits indiscutables la campagne coordonnée et féroce de désinformation sur les événements en Iran. Cette campagne de propagande a d’abord été diffusée par les chaînes de télévision persanes, financées par l’Europe et les États-Unis ainsi que par leur vache à lait, l’Arabie saoudite. La campagne s’est ensuite poursuivie sur les réseaux sociaux et les grands médias occidentaux. S’appuyant sur une telle campagne de désinformation et à l’unisson avec leurs ministères des Affaires étrangères, ces soi-disant intellectuels progressistes ont interprété les manifestations en Iran – qui ont à peine rassemblé quelques centaines de personnes en un seul endroit – tantôt comme une « révolution féministe » en marche qui renverserait le « régime en place », tantôt comme un soulèvement dans lequel des « millions d’Iraniens » sont descendus dans la rue pour défendre leurs droits humains fondamentaux, ces mêmes droits que ces « intellectuels » considèrent comme acquis dans les démocraties occidentales.
Alors que ces intellectuels progressistes ne considéreraient jamais une quelconque manifestation en Occident comme une menace pour la légitimité de la structure dirigeante de leurs pays, néanmoins, sur la base de la même campagne de désinformation sur l’Iran, ils remettent non seulement en question la légitimité de l’État iranien au nom de la solidarité avec le peuple iranien, mais prédisent son effondrement inévitable à brève échéance. Indépendamment des intentions de leurs signataires, la fonction réelle de ces déclarations doit être évaluée par rapport au rôle géostratégique dynamique que joue l’État iranien dans la région de l’Asie occidentale et dans sa région immédiate. Un rôle confronté aux efforts désespérés des gouvernements occidentaux menés par les États-Unis pour protéger et préserver leur suprématie dans la région en tant que composante de leur hégémonie mondiale.
Le principal message des campagnes de propagande sur l’Iran qui ont trompé les « intellectuels progressistes » occidentaux était que le système politique iranien était au bord de l’effondrement, que malgré la répression implacable des manifestants et les meurtres de masse commis par les forces de sécurité iraniennes, les « courageux manifestants » affluaient dans les rues par millions, et que les hommes d’État iraniens fuyaient le pays et se réfugiaient à l’étranger. Omid Djallili, le comédien britannique, a par exemple affirmé que le leader iranien s’était enfui au Venezuela. Selon les campagnes de désinformation, la révolution qui avait commencé au nom de « Femmes, Vie, Liberté » en Iran allait, avec l’aide de « la communauté internationale », renverser le « régime iranien » en quelques jours ou semaines. Nous savons que « la communauté internationale » est composée de gouvernements occidentaux et de leurs alliés, d’ONG occidentales, de stars de cinéma, de musiciens et d’ « intellectuels progressistes ». La campagne de désinformation contre l’Iran a présenté comme des « manifestants pacifiques » les voyous qui ont lynché, assassiné et agressé des policiers non armés et des personnes ordinaires accusées d’être du côté du gouvernement iranien ; ils ont également brûlé des biens publics [1]. Leur seul crime aurait été de s’opposer au « régime iranien ». Ces « manifestants pacifiques » ont pourtant pris des vidéos de leurs méfaits. Elles ont été publiées instantanément sur les émissions en persan financées par l’Arabie saoudite et les gouvernements occidentaux, puis sont apparues sur les réseaux sociaux. Mais grâce à leurs informateurs iraniens, les « intellectuels progressistes » occidentaux ont pris chaque élément de propagande pour argent comptant.
La première déclaration, intitulée « Écoutez les voix d’une révolution féministe en Iran », rédigée par un groupe de « militantes féministes et d’universitaires » et leurs informateurs iraniens, a été publiée fin septembre. Cette déclaration affirme que « nous assistons à une révolution féministe en Iran » pour mettre fin à la violence d’un « régime théocratique » contre « les corps marginaux. » La déclaration, qui a été publiée dans les premiers jours des manifestations, se plaignait du silence de « la communauté universitaire et militante plus large dans le monde » sur l’événement et appelait les médias occidentaux et le monde universitaire à rendre plus visible la « révolution féministe » en cours en Iran. Ces « activistes universitaires-féministes » décrivent la « révolution féministe » en Iran comme une révolution contre un régime qui avait rendu les femmes invisibles dans la sphère publique. Elles rappellent donc aux « voix progressistes du Nord » leur responsabilité éthique et politique et que « la longue histoire de l’oppression coloniale, [et] du racisme » et « les approches néo-orientalistes » ne devraient pas les empêcher « d’adopter une position de solidarité totale avec les luttes des peuples du Moyen-Orient et des autres pays à majorité musulmane ». La déclaration exhorte les « voix progressistes du Nord global » à reconnaître non seulement les subjectivités épistémiques et politiques des peuples de ces régions en général, mais aussi la subjectivité épistémique et politique exprimée dans les « résistances féministes et queer iraniennes » ainsi que son rôle dans la « révolution féministe en Iran ». Les « activistes féministes universitaires » exhortent « les communautés féministes internationales à construire un réseau de solidarité transnationale avec les femmes et les corps marginalisés en Iran ». Ils demandent aux forces progressistes du Nord de reconnaître le caractère « queer-féministe, anticapitaliste et antifasciste » de la révolution actuelle, qui est la lutte des corps marginalisés pour leur émancipation de la « théocratie islamique ».
La deuxième déclaration, « Faculté pour les femmes, la vie, la liberté », publiée début octobre par un groupe d’universitaires dont les idées et les visions représentent les « voix progressistes » du Nord global, appelle les universitaires de différentes parties du monde à montrer leur solidarité avec les « manifestants » iraniens en boycottant les universités et les établissements d’enseignement supérieur iraniens. La déclaration considère les manifestations comme un soulèvement du peuple iranien qui se bat au nom des femmes, de la vie et de la liberté et pour la réalisation de ses droits humains fondamentaux. La violence et la haine insensées qui ont été exprimées par la suite à l’encontre de quiconque critiquait la soi-disant révolution ou le soulèvement féministe ont révélé que le slogan « Femme, Vie, Liberté » n’était que des mots sans aucune référence aux réalités du terrain, des mots assemblés pour impressionner des personnes qui n’avaient aucune idée du degré de haine exprimé, de la soif de vengeance attendue, de la violence exercée et des crimes commis sous la bannière de ce joli slogan. Selon le communiqué, au nom des femmes, de la vie et de la liberté, des millions de manifestants iraniens « courageux, braves et créatifs » sont descendus dans les rues et sur les campus universitaires pour défier « la dictature théocratique » et réclamer « leurs droits humains fondamentaux, leur dignité et leur justice. » Les manifestants, issus « d’un large éventail de classes sociales et de régions du pays », refusent, selon la déclaration, de se laisser abattre par l’intimidation et la répression. C’est pourquoi, bien qu’ils aient subi « des passages à tabac, des meurtres, des enlèvements et des disparitions horribles », ils ont déclenché un soulèvement national. En solidarité avec les luttes du peuple iranien « pour la liberté, l’égalité et la démocratie », la déclaration appelle les étudiants et les universitaires du monde entier à condamner la République islamique d’Iran. Elle demande aux universitaires de divers pays et continents « d’empêcher les institutions d’État de la République islamique et leurs représentants d’avoir une quelconque présence dans l’enseignement supérieur mondial, que ce soit physiquement ou virtuellement ». En outre, la déclaration demande aux universitaires du monde entier d’utiliser leur « influence et leurs capacités » non seulement pour boycotter « les événements et les initiatives… soutenus par l’État iranien ou dans lesquels les représentants de la République islamique jouent un rôle actif », mais aussi pour créer un réseau international afin d’accorder « des bourses d’études et de recherches aux étudiants et aux universitaires précaires en danger en Iran. »
Quelques jours après la publication de cette déclaration, les signataires s’étaient rendu compte du contenu scandaleux de la déclaration et de son approbation inconditionnelle des sanctions économiques meurtrières mises en œuvre par les États-Unis et leurs alliés occidentaux contre l’État et le peuple iraniens. Si bien qu’un post-scriptum a été ajouté à la déclaration. Le post-scriptum dit que « l’aspect « boycott » de la déclaration » ne concerne que les fonctionnaires actifs et en exercice occupant des fonctions dans les domaines exécutif, législatif, judiciaire, le bureau du Guide suprême, la sécurité ou les services de renseignement. » Le problème est que ceux qui imposent des sanctions économiques à l’Iran peuvent trouver les connexions nécessaires entre tous les universitaires iraniens et leurs institutions d’étude et de recherche d’une part, et les institutions étatiques iraniennes d’autre part.
Il est intéressant de noter que si Jacques Rancière et Judith Butler sont cosignataires de la première déclaration, Angela Davis, Cornel West, Etienne Balibar, Slavoj Žižek et Yanus Varoufakis figurent parmi les signataires de la deuxième déclaration. Cependant, un grand nombre des universitaires qui ont signé cette déclaration sont originaires du Sud et de l’Iran, et vit dans le Nord. Ce groupe d’universitaires est conscient du jeu géostratégique en cours dans la région. Ses principaux acteurs sont les États-Unis et leurs alliés occidentaux et régionaux d’un côté et l’Iran de l’autre. Alors que la première déclaration appelle les « voix progressistes du Nord » à montrer leur solidarité avec les manifestants, la deuxième déclaration témoigne sa solidarité avec les manifestants en appelant les universitaires de différentes parties du monde à boycotter les institutions universitaires affiliées à l’État iranien et à exclure les universitaires iraniens de l’enseignement supérieur mondial. Les signataires des deux déclarations souhaitent se qualifier de militants universitaires et se considèrent mutuellement comme des « intellectuels », tel que Jean-Paul Sartre définissait ce terme dans les années 1960. Pour Sartre en effet, les intellectuels sont des techniciens du savoir pratique. Ils découvrent et exposent la contradiction qui oppose l’universalité de leur méthode de recherche à la particularité de l’idéologie dominante. Seuls les techniciens du savoir pratique qui, dans leur recherche de l’universalité, découvrent que l’universalité n’existe pas, mais doit être créée, se réinventent en tant qu’intellectuels. Ils le font, parce qu’ils sont conscients que l’idéologie dominante n’est pas « un ensemble de propositions clairement définies », mais qu’elle s’actualise dans les événements sociaux et politiques [2].
En France, un grand nombre de techniciens du savoir pratique se sont transformés en intellectuels pendant l’affaire Dreyfus, parce qu’ils ont réalisé que le capitaine Dreyfus était la victime de l’idéologie raciste française qui dominait à la fois les médias et les institutions juridiques. Pour Sartre, les techniciens du savoir pratique se sont transformés en intellectuels lorsque, dans leur recherche de la vérité et du savoir universel censée servir l’humanité entière, ils ont découvert la contradiction entre leur recherche de la vérité et du savoir universel d’une part, et leur pratique de la production du savoir qui servait les intérêts de la classe dominante d’autre part. Puisque cette contradiction théorique reflète les contradictions sociales existantes entre le petit nombre d’exploiteurs et les masses exploitées au sein des systèmes capitaliste et impérialiste, les techniciens de la connaissance pratique ont deux choix. Soit ils restent fidèles à leur quête de vérité et d’universalité et prennent la position des masses opprimées, soit ils continuent à contribuer à l’idéologie dominante qui préserve les intérêts capitalistes et impérialistes. Maintenant, la question est de savoir de quel côté les signataires des déclarations susmentionnées se placent. Se considèrent-ils comme des forces progressistes et des intellectuels dont la politique est la continuation de leur recherche de la vérité et de l’universalité ? En réalité, les déclarations susmentionnées ne sont pas la réflexion de techniciens de la connaissance pratique sur un événement historique. Car un événement historique ne se réalise pas en reprenant les éléments de propagande qui ont décrété qu’il y avait en Iran une « révolution féministe » ou un « soulèvement » populaire. Ces déclarations sont en Occident des contributions de techniciens contemporains de la connaissance pratique à l’idéologie impérialiste dominante, une idéologie qui s’est vue actualisée dans les opérations de propagande contre l’Iran. Ainsi, le savoir produit dans les déclarations des « activistes féministes universitaires » et des « voix progressistes du Nord global » sur la prétendue « révolution féministe » et le soulèvement populaire en Iran est en réalité une contribution à la rationalisation de l’aventure impérialiste en Asie occidentale.
Plutôt qu’une déclaration de solidarité avec les masses exploitées et opprimées de la région, ces déclarations sont un geste de solidarité avec les forces impérialistes occidentales en tant que principaux exploiteurs et oppresseurs. Tout d’abord, la deuxième déclaration est un complément aux sanctions économiques imposées par les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux à l’État et à la nation iraniens. L’objectif de ces sanctions est de rendre l’économie iranienne si instable que la société iranienne implosera de l’intérieur en raison du mécontentement et des protestations populaires. Par ailleurs, la déclaration appelle à soutenir les « étudiants et universitaires à risque » en Iran sous la forme de bourses d’études et de recherche. Mais les signataires de la déclaration savent parfaitement qu’ils ne peuvent compter que sur les gouvernements occidentaux et les entrepreneurs proches de ces gouvernements pour financer les projets des « étudiants et universitaires à risque ». Ainsi, les deux déclarations contribuent à la stratégie impérialiste actuelle. Cette stratégie vise à mettre l’État iranien au pied du mur afin qu’il fasse des concessions aux exigences des États-Unis et de leurs alliés concernant sa technologie nucléaire pacifique, sa technologie de défense et son influence politique dans la région. Les États-Unis et leurs alliés occidentaux considèrent l’État iranien comme le seul État de la région qui a la capacité et la volonté de défier leur hégémonie dans la région. Par conséquent, ils accueillent favorablement tout soutien qu’ils peuvent obtenir dans leur guerre à plusieurs niveaux contre l’Iran. Peu importe que ce soutien vienne de l’Arabie saoudite sous forme d’argent, de « militants féministes universitaires » ou de « voix progressistes du Nord ».
Depuis le début des années 1990, les intellectuels ou les voix dites progressistes de l’Occident sont convaincus que les démocraties libérales occidentales/le Nord global ont atteint la fin de l’Histoire. Ils ont théorisé l’idée que le reste du monde ou les pays du Sud global, à la traîne de ces démocraties, seraient capables de surmonter leurs lacunes démocratiques soit par des révolutions ou des réformes, soit par des bombes et par l’éducation. Des concepts tels que « révolution féministe » et « soulèvement pour les droits humains fondamentaux » – auxquels se réfèrent les signataires des deux déclarations – ont été introduits dans le discours politique parce que le reste du monde est censé être encore dans la cage de l’Histoire. Son destin, contrairement à celui de l’Occident, est déterminé par le mouvement de l’Histoire. À cet égard, les activistes féministes universitaires occidentaux et les intellectuels progressistes, tout comme leurs propres gouvernements et leurs informateurs autochtones qui se tiennent en dehors du temps historique, agissent comme les sujets omnipotents du mouvement historique qui se déroule dans le reste du monde. Et ils utilisent la subjectivité épistémique et politique de qui ils veulent. Même si les personnes concernées sont des petits groupes de voyous, cruels, mais présentés comme des manifestants pacifiques qui exercent leur subjectivité politique à travers cette « révolution féministe » et ce « soulèvement populaire ». Ils passent également sous silence le fait que bon nombre des leaders de cette soi-disant révolution ou soulèvement [3] sont des employés des gouvernements étasunien et européens. Et que les médias, petits ou grands, qui soutiennent cette révolution sont financés soit par l’Arabie saoudite, soit par les gouvernements étasunien et européens [4]. Peut-être les signataires des déclarations mentionnées ci-dessus considèrent-ils leur alliance avec leurs gouvernements et les entrepreneurs proches de ces gouvernements comme la renaissance de l’alliance entre les penseurs français des Lumières et la bourgeoisie française autour des revendications de liberté et d’égalité qui ont abouti à la Révolution française ?
En tant qu’hommes de savoir pratique, les penseurs des Lumières exigeaient la liberté de recherche comme condition fondamentale d’une recherche indépendante. Mais cette liberté ne pouvait être protégée sans l’égalité de tous les citoyens devant la loi. La revendication de l’égalité devant la loi a permis à la classe bourgeoise de mobiliser l’ensemble de la société contre la noblesse. Alors que la noblesse aristocratique accusait les penseurs des Lumières de se mêler d’affaires qui n’étaient pas les leurs, la bourgeoisie défendait son droit à la liberté de recherche et son droit de se mêler des affaires publiques et politiques. Selon Sartre, dès lors que les penseurs des Lumières ont rejeté les principes d’autorité, renouvelé l’esprit de contestation et embrassé l’universalité de la liberté et de l’égalité de tous les hommes – qui sont devenus les grands principes de l’humanisme bourgeois – ils se sont transformés en intellectuels. Mais une fois que la bourgeoisie a atteint ses objectifs politiques, elle a intégré les intellectuels dans la bureaucratie d’État et les a réduits à de simples techniciens du savoir pratique dont la demande concrète de liberté avait été transformée en idéologie bourgeoise de la liberté [5].
Dès les années 1840, Marx expliquait que la bureaucratie s’était toujours appuyée sur l’autorité et était parvenue, dans sa version reconstruite et bourgeoise, à faire de l’autorité un principe de connaissance et de l’obéissance un principe d’éthique ; la bureaucratie s’opposait ainsi à toute forme de réflexion publique et politique [6]. Marx soutenait qu’il y a un aspect spirituel dans la bureaucratie bourgeoise qui génère un « matérialisme d’obéissance passive » parmi les bureaucrates. À tel point qu’« ils sont incapables de distinguer leur existence et l’existence du système bureaucratique. » En conséquence, les bureaucrates sont convaincus que « la vie matérielle est la seule vie réelle et significative » et que le but le plus significatif de la vie est le carriérisme et la compétition pour les postes supérieurs [7]. Dans un bref moment de l’histoire française, au milieu des années 1890, pendant l’affaire Dreyfus, en se mêlant d’une affaire qui n’était pas censée être la leur selon la classe dominante, un grand nombre d’enseignants, de médecins, d’écrivains, d’artistes et de professeurs français qui avaient été intégrés dans l’État bourgeois en tant que techniciens du savoir pratique, et dont les positions sociales étaient définies par la classe dominante pendant près de cinq décennies, ont agi comme des intellectuels. Mais l’ingérence des techniciens du savoir pratique dans les affaires publiques n’a pas duré longtemps. Ils sont rapidement revenus à la fonction sociale qui leur avait été assignée, à savoir transmettre l’idéologie et les valeurs reçues de l’État bourgeois par le biais de l’éducation et d’autres moyens culturels et politiques, à condition que la classe dirigeante leur accorde un certain pouvoir social et politique pour poursuivre leurs intérêts de groupe.
Jusqu’à la fin des années 1970, bon nombre de communistes européens ont essayé de convaincre leurs États respectifs de leur utilité [8]. En tant que transmetteurs de l’idéologie et des valeurs reçues, les techniciens de la connaissance pratique ont fonctionné depuis lors comme les agents du particularisme idéologique des États capitalistes et impérialistes et comme les serviteurs du nationalisme européen agressif qui s’était exprimé à la fois dans le nazisme et dans l’humanisme libéral revendiquant son universalité. Ce que le nationalisme européen agressif et le libéralisme avaient en commun, c’était l’idée que les non-Occidentaux étaient des races inférieures ou seulement des « ombres d’hommes ». Sartre soutenait que, puisque les techniciens européens du savoir pratique dépendaient économiquement de la plus-value extraite de l’exploitation de la classe ouvrière, ils étaient convaincus de l’infériorité de cette classe. La cause de cette conviction était, selon Sartre, qu’un petit pourcentage seulement des techniciens du savoir pratique était issu de la classe ouvrière. Sartre espérait qu’avec l’augmentation du nombre de techniciens du savoir pratique issus de la classe ouvrière en France, ils seraient en mesure de démasquer le véritable sens de l’égalitarisme humaniste bourgeois et son universalité, et donc de dénoncer son particularisme [9]. Nous pouvons dire la même chose de la dépendance des techniciens du savoir pratique occidentaux vis-à-vis des plus-values extraites de l’exploitation impérialiste du Sud.
Le temps a passé, et aujourd’hui, un nombre écrasant de techniciens contemporains du savoir pratique sont des enfants et des petits-enfants de la classe ouvrière. Certains d’entre eux ont signé les déclarations mentionnées ci-dessus. Or, ces déclarations démontrent que les techniciens contemporains de la connaissance pratique ont intériorisé le principe autoritaire de l’idéologie impérialiste dominante qui suppose que les États et les nations non occidentaux ont des places assignées dans l’ordre mondial. Ainsi, ils n’hésitent pas à théoriser et à justifier les décisions des gouvernements occidentaux dirigés par les États-Unis pour punir les États et les nations comme l’Iran qui refusent de reconnaître ce principe autoritaire et impérialiste. Certains des signataires de ces déclarations sont originaires du Sud global et s’identifient ou se présentent comme les compatriotes du peuple iranien. Ils expriment leur solidarité avec leurs luttes, mais ils sont incapables d’en comprendre le sens réel. Que ce soit en tant que travailleurs, femmes, intellectuels, ou sous toute autre forme, le peuple iranien est engagé dans de nombreuses luttes sociales et politiques pour résoudre ses conflits internes, surmonter ses contradictions sociales et politiques, acquérir ses droits politiques et sociaux en tant que citoyens, et en tant que nation. Le peuple iranien définit son avenir en exerçant ses droits égaux à ceux des autres nations et États, en résistant à l’ingérence des forces extérieures dans la région de l’Asie occidentale. Mais au lieu de reconnaître ces luttes sociopolitiques et d’agir en tant qu’intellectuels, les techniciens du savoir pratique originaires du Sud ont choisi de contribuer à la campagne de désinformation autoritaire et impérialiste qui vise l’autonomie, la dignité et le bien-être du peuple iranien. Ce faisant, ils agissent comme des informateurs autochtones.
Incapables d’assigner militairement l’Iran à la place qu’ils souhaitent dans l’ordre mondial actuel, les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont essayé de pousser la société iranienne vers l’effondrement économique, la désintégration sociale et l’instabilité politique, afin qu’elle soit réduite à un État faible ou défaillant, prêt à céder la souveraineté de sa nation à l’Occident. La fonction des informateurs autochtones, en tant que techniciens de la connaissance pratique, est de traiter la désinformation reçue sur les événements qui sont censés avoir eu lieu en Iran et de présenter les manifestations sporadiques d’une petite fraction de citoyens iraniens avec une demande spécifique de justice – qui ont à peine attiré quelques centaines de manifestants – comme le million de manifestants qui ont afflué dans les rues. Il leur faut alors décrire ces manifestations sporadiques comme une « révolution féministe » ou le soulèvement de « millions d’Iraniens ». Le résultat a été la transformation d’une lutte politique décente et pacifique pour la réalisation d’une forme spécifique de justice, à savoir l’abstention par l’État de l’application de la loi sur le hijab, en une série d’actions violentes nihilistes, fascistes et misogynes qui ont abouti au meurtre et au lynchage de plus de 60 policiers et au meurtre de plusieurs centaines de personnes ordinaires [10]. Pour faire monter la tension entre le peuple mécontent et le gouvernement iranien jusqu’au point de non-retour, les chaînes de télévision persanes basées en Europe et aux États-Unis ont encouragé et même instruit la violence aveugle, puis ont romancé, sur les réseaux sociaux et dans les grands médias occidentaux, la violence meurtrière qui avait eu lieu. D’abord, un groupe de féministes universitaires du Nord global appelle les « universitaires et voix progressistes » du Nord global à reconnaître et à montrer leur solidarité avec ce qu’ils appellent une révolution féministe en Iran. Ensuite, les soi-disant universitaires progressistes qui ne considèrent pas les événements en Iran comme une révolution, les désignent comme le soulèvement du peuple iranien pour ses droits humains fondamentaux, droits qu’ils considèrent comme acquis dans les démocraties occidentales. Concrètement, pour répondre à l’appel à la solidarité des activistes féministes universitaires avec la révolution féministe d’Iran, les « universitaires progressistes » du Nord global ont publié une déclaration. Mais à travers cette déclaration, ils démontrent leur gratitude envers leurs gouvernements démocratiques et soutiennent les sanctions meurtrières contre le peuple iranien. Ces sanctions font partie de la guerre à plusieurs niveaux contre l’État et le peuple iraniens pour réduire le rôle géostratégique de l’Iran en Asie occidentale et les luttes mondiales en cours contre l’hégémonie mondiale occidentale dirigée par les États-Unis.
Contrairement aux penseurs des Lumières dont la recherche de la vérité et de l’universalité les a conduits à défendre durant un certain temps la liberté et l’égalité, et contrairement aux techniciens du savoir pratique qui se sont transformés en intellectuels en étendant leur recherche de la vérité et de l’universalité au domaine de l’éthique et de la politique pendant une brève période lors de l’affaire Dreyfus, les « universitaires progressistes » ou « intellectuels » qui ont signé les déclarations susmentionnées considèrent l’autorité comme le principe de la connaissance. Puisque les signataires des déclarations susmentionnées considèrent l’autorité de l’impérialisme occidental comme le principe de la connaissance qu’ils produisent, ils ne comprennent pas pourquoi l’État et la nation iraniens contestent l’hégémonie de l’impérialisme occidental dans leur région immédiate. Les signataires des déclarations susmentionnées ont-ils signé ces déclarations pour les avantages matériels qu’ils reçoivent de leurs gouvernements ? Nous savons que les universitaires occidentaux consacrent une grande partie de leur temps à demander des fonds pour financer leurs projets de recherche, et ils savent que leurs gouvernements n’oublient pas leurs gestes sincères de loyauté en matière d’intérêts nationaux et de sécurité. Paul Nizan a dit un jour que les intellectuels bourgeois ne craignent pas les révoltes sociales à cause de leurs conséquences dangereuses pour la liberté de pensée, mais parce que les révoltes sociales peuvent mettre en danger leurs revenus et la richesse qu’ils laisseront à leurs enfants ». [11]
De nos jours, les « intellectuels » occidentaux sont très sélectifs dans leur soutien, leur théorisation et leur instigation des protestations et des émeutes dans les pays du Sud. Ils choisissent les émeutes qui, tout en apportant la mort et la destruction aux populations locales, renforcent l’hégémonie mondiale de l’Occident et garantissent la richesse que ces « intellectuels » peuvent laisser à leurs enfants. De nombreux écrivains et universitaires, et en particulier ceux qui sont des « intellectuels » largement reconnus et connus, ne défendent peut-être pas leurs intérêts matériels immédiats, mais leurs intérêts idéologiques, incarnés ou objectivés dans leur travail [12]. Finalement, quelle que soit la raison, les techniciens contemporains du savoir pratique dans le Nord global ne se mêlent pas des affaires impérialistes de leurs gouvernements. Au contraire, ils théorisent, conceptualisent et justifient ces affaires.
Yadullah Shahibzadeh a obtenu une licence, un master et un doctorat de l’Université d’Oslo, a enseigné et fait des recherches dans la même université pendant de nombreuses années et a publié plusieurs ouvrages, dont Marxism and Left-Wing Politics in Europe and Iran (2018) et Public Intellectuals and their Discontents : From Europe to Iran (2020).
Source originale : Dissident Voice
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action
Notes :
[1] Le meurtre d’Arman Aliverdi, membre non armé de la milice Basij, ici. Les quarante dernières secondes de cette séquence montrent le meurtre du membre non armé de la milice Basij, Rooholah Ajamian. Un citoyen ordinaire est accusé d’être un membre de la milice Basij et battu jusqu’au coma par la foule. Brûlage d’un policier non armé et d’une ambulance. Ici.
[2] Jean-Paul Sartre, Between Existentialism and Marxism (New York : Verso, 2008), p. 234
[3] Ici.
[4] Tout en diffusant des informations sur des manifestations et des grèves qui n’ont pas eu lieu, et en appelant à des manifestations de masse et à des grèves générales qui ne se sont jamais matérialisées, ces derniers mois, ces chaînes de télévision persanes ont joué un rôle central dans l’instigation, la rationalisation et la justification de la violence contre les forces de sécurité dans les rues. « Iran-international, une télévision persane financée par l’Arabie saoudite », le Guardian. La chaîne Manoto TV basée à Londres qui « a perdu environ 92 millions de livres au fil des ans et a fonctionné avec l’argent reçu d’investisseurs inconnus qui ne semblent pas se soucier de faire des bénéfices. » « Les généreux investisseurs derrière Manoto TV ont perdu 92 millions de livres« , Iranian Canadian Journal. BBC Persian financé par le gouvernement britannique, VOA Persian financé par le gouvernement américain, Radio Farda (Radio Free Europe en persan) financé par le gouvernement américain, Radio Zamane financé par le gouvernement néerlandais.
[5] Sartre, p.235-236.
[6] Karl Marx, “Critique of Hegel’s ‘Philosophy of Right’,” in Selected Writings, Edited by David McLellan (London : Oxford University Press, 2000), p. 35.
[7] Marx, pp. 37-38.
[8] Yadullah Shahibzadeh, Marxism and Left-Wing Politics, From Europe to Iran, (New York, Palgrave Macmillan 2018.), p. 206.
[9] Sartre, p.239-240
[10] Selon Radio Farda, financée par les États-Unis, 56 membres des forces de sécurité iraniennes ont été tués pendant les manifestations. Le gouvernement iranien a publié les noms et les photos de 63 personnes qui auraient été tuées par les émeutiers et par l’attaque ds l’État islamique en Irak et en Syrie. contre un sanctuaire chiite à Shiraz, en Iran.
[11] Paul Nizan, Les Chiens de Garde (Paris : Francois Maspero, 1965), pp. 58-60.
[12] Sartre, pp. 292-294.
3 mars 2023
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir