Il était légal pour le président Emmanuel Macron de faire passer un projet de loi augmentant l’âge de la retraite en France sans un vote du Parlement. Mais la légalité est une chose et la légitimité en est une autre.
Par Roger Cohen, le 18 mars 2023
Source : New York Times
Traduction [et commentaires] : lecridespeuples.fr
« Nous avons un président qui a recours à un coup d’État permanent ». C’est le verdict d’Olivier Faure, le chef du Parti socialiste français, après que le président Emmanuel Macron a fait passer un projet de loi portant l’âge de la retraite en France de 62 à 64 ans sans un vote parlementaire complet la semaine dernière.
En fait, l’utilisation par M. Macron de « l’option nucléaire », comme l’a décrite la chaîne de télévision France 24, était tout à fait légale en vertu de la Constitution française, élaborée en 1958 pour Charles de Gaulle et reflétant l’opinion ferme du général selon laquelle le pouvoir devrait être centré dans le bureau du président, et non parmi les députés qui se querellent.
Mais la légalité est une chose et la légitimité en est une autre. M. Macron peut considérer sa décision comme nécessaire pour consolider son héritage en tant que dirigeant qui aura laissé la France prête à affronter le reste du XXIe siècle. Mais pour de nombreux Français, cela ressemble à un diktat présidentiel, à une tache [supplémentaire] sur sa réputation et à un coup porté à la démocratie française.
Le Parlement a réagi en déposant deux motions de censure contre le gouvernement de M. Macron. Il est peu probable que ces motions soient maintenues lors du vote de la semaine prochaine, en raison des divisions politiques au sein de l’opposition, mais elles sont l’expression d’une profonde colère.
Six ans après le début de sa présidence, entouré de « brillants » technocrates, M. Macron fait figure de solitaire, son silence hautain se faisant remarquer en ce moment d’agitation.
« Il a réussi à contrarier tout le monde en occupant tout le centre », a déclaré Jacques Rupnik, politologue. L’attitude de Macron semble être la suivante : « Après moi, le déluge ».
Cet isolement était évident lorsque deux mois de manifestations et de grèves qui ont laissé Paris jonché d’ordures ont culminé jeudi dans la panique soudaine d’un gouvernement qui avait cru que le vote sur les retraites était gagné d’avance. Soudain, les doutes de l’empereur ont été révélés au grand jour.
M. Macron pensait pouvoir compter sur le parti Les Républicains de centre-droit pour voter en faveur de son plan à l’Assemblée nationale, la chambre basse du Parlement. Deux des membres les plus en vue de son gouvernement, le ministre des finances Bruno Le Maire et le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, sont issus de ce parti. Les Républicains avaient préconisé un départ à la retraite encore plus tardif, à 65 ans.
Le Premier ministre Élisabeth Borne, en bas à gauche, avec des députés à l’Assemblée nationale jeudi. Si le gouvernement tombe lors d’un vote de défiance, elle ne sera plus Premier ministre.
Pourtant, par un mélange de calcul politique à la lumière des vagues de protestation et de rancune envers l’homme qui a miné leur parti en construisant un nouveau mouvement du centre, ils ont commencé à abandonner M. Macron.
L’échec de la réforme des retraites était un risque que même Macron, le preneur de risques, ne pouvait pas prendre. Il a opté pour une mesure, connue sous le nom de 49.3 d’après l’article pertinent de la Constitution, qui permet à certains projets de loi d’être adoptés sans vote. Si la motion de censure n’est pas adoptée, l’âge de la retraite en France passera à 64 ans, ce qui est plus conforme à la pratique de ses partenaires européens.
Mais ce qui aurait été une victoire décisive pour M. Macron, même si le vote parlementaire en sa faveur avait été étroit, ressemble désormais à une victoire à la Pyrrhus.
Quatre années supplémentaires au pouvoir attendent M. Macron, avec la mention « M. 49.3 » sur son front. Il a fait rêver les Français [seulement les nantis et les imbéciles, mais il est vrai que ça fait beaucoup de monde…] lorsqu’il a été élu à 39 ans en 2017 ; on ne sait pas comment il pourra le faire à nouveau.
« L’idée que nous ne sommes pas en démocratie a progressé. Elle est présente en permanence sur les réseaux sociaux, mi-théorie du complot, mi-expression d’une angoisse profonde », explique Nicolas Tenzer, un auteur qui enseigne les sciences politiques à l’université de Sciences Po. « Et, bien sûr, ce que Macron vient de faire alimente cela ».
Le porte-parole du gouvernement est Olivier Véran, et il est également ministre délégué au Renouveau démocratique. Ce titre auguste a une raison d’être : la conviction largement répandue qu’au cours des six années de la présidence Macron, la démocratie française s’est érodée.
Après que le mouvement de protestation des Gilets jaunes a éclaté en 2018 en raison d’une augmentation des prix de l’essence, mais aussi d’un élitisme que M. Macron semblait personnifier, le président a effectué une « tournée d’écoute ». Il s’agissait d’une tentative de rapprochement avec les travailleurs, qu’il avait semblé dédaigner.
Aujourd’hui, près d’un an après le début de son second mandat, ce rapprochement semble lointain. M. Macron a à peine préparé le terrain pour sa mesure sur les retraites, même s’il savait pertinemment qu’elle toucherait une corde sensible des Français en cette période de difficultés économiques. La pression qu’il a exercée pour retarder l’âge de la retraite a été imposée d’en haut, accélérée à chaque tournant et, en fin de compte, impitoyable.
A l’extérieur de l’Assemblée nationale, la chambre basse du Parlement français, vendredi. M. Macron pensait pouvoir compter sur les républicains de centre-droit pour voter en faveur de son plan, mais ils ont commencé à le déserter.
Les arguments en faveur de la réforme étaient solides [comme un château de cartes]. M. Macron n’était pas le seul à penser que la retraite à 62 ans semblait intenable à mesure que la vie s’allongeait. Les calculs, du moins à long terme, ne tiennent pas la route dans un système où le rapport entre les travailleurs actifs et les retraités qu’ils soutiennent par leurs cotisations sociales ne cesse de diminuer [le gouvernement n’a aucun mal à trouver 160 milliards pour les entreprises, mais 10 milliards pour les retraites, c’est impossible…].
Mais dans une France angoissée, où de nombreuses personnes peinent à payer leurs factures et ne sont pas sûres de leur avenir, M. Macron n’a pas pu faire valoir cet argument. En fait, il a à peine semblé essayer.
Bien entendu, l’attitude des Français à l’égard d’une présidence forte est notoirement ambiguë. D’une part, la fonction quasi-monarchique semble satisfaire une certaine aspiration des Français à un État tout-puissant : c’est un roi français, Louis XIV, qui aurait déclaré que l’État n’était rien d’autre que… lui-même. D’autre part, la présidence est mal perçue en raison de l’étendue de son autorité.
M. Macron a semblé le comprendre lorsqu’il a déclaré à son cabinet jeudi : « Parmi vous, je ne suis pas celui qui risque sa place ou son siège ». Si le gouvernement tombe lors d’un vote de censure, Élisabeth Borne ne sera plus premier ministre, mais M. Macron restera président jusqu’en 2027.
« Un coup d’État permanent », la phrase de M. Faure, était également le titre d’un livre que François Mitterrand avait écrit pour décrire la présidence de de Gaulle. C’était avant que M. Mitterrand ne devienne lui-même président et ne jouisse, avec le temps, de tout le faste et de tout le pouvoir de sa fonction. M. Macron ne s’est pas montré plus imperméable aux tentations de la présidence que ses prédécesseurs.
Mais les temps changent, les hiérarchies sociales tombent, et l’exercice de l’autorité de M. Macron a suscité un fort ressentiment dans une société française plus plate, à un moment de tension induite par la guerre en Europe.
« Il y a un rejet de la personne », a déclaré M. Tenzer. Le quotidien Le Monde a noté dans un éditorial que M. Macron courait le risque de « nourrir une amertume persistante, voire d’allumer des étincelles de violence ».
D’une certaine manière, M. Macron est la victime de sa propre réussite. Ses dons politiques [et ses amis milliardaires qui contrôlent les médias, sans parler d’une opposition de pacotille] sont tels qu’il a été élu pour deux mandats —aucun président français n’avait fait cela en deux décennies— et a effectivement détruit les deux piliers politiques de la France d’après-guerre : le Parti socialiste et les gaullistes.
Il est donc mal perçu par le centre gauche et le centre droit, tout en étant détesté par l’extrême gauche et l’extrême droite [cette dernière vote pourtant tous ses projets].
À l’heure où il entame son dernier mandat, il doit parcourir un chemin solitaire. Il n’a pas de successeur évident, et son parti de la Renaissance n’est guère plus qu’un véhicule pour ses talents. C’est le « déluge » dont parle M. Rupnik : un vaste vide politique qui s’annonce en 2027.
Pour que Marine Le Pen de l’extrême droite ne le comble pas, M. Macron le réformateur doit offrir la France résiliente et dynamique pour laquelle il pense que sa réforme très contestée a été un fondement essentiel.
Il est donc mal perçu par le centre gauche et le centre droit, tout en étant détesté par l’extrême gauche et l’extrême droite [cette dernière vote pourtant tous ses projets].
À l’heure où il entame son dernier mandat, il doit parcourir un chemin solitaire. Il n’a pas de successeur évident, et son parti de la Renaissance n’est guère plus qu’un véhicule pour ses talents. C’est le « déluge » dont parle M. Rupnik : un vaste vide politique qui s’annonce en 2027.
Pour que Marine Le Pen de l’extrême droite ne le comble pas, M. Macron le réformateur [qui est l’homme providentiel pour le RN, qu’il a renforcé et dont il se rapproche de plus en plus ouvertement] doit offrir la France résiliente et dynamique pour laquelle il pense que sa réforme très contestée a été un fondement essentiel.
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