Tiré de Democracy Now, 28 février 2023.
Traduction, Alexandra Cyr
DN. Amy Goodman: (…) avec Juan González. Nous examinerons comment le président du Brésil, M. Luiz Inácio Lula da Silva, pourrait avoir un rôle important dans des discussions de paix pour mettre fin à la guerre en Ukraine. La Chine s’est également proposée comme médiatrice au cours des derniers mois et des récentes semaines. Lula devrait rencontrer le président Xi Jinping à la fin de mars. Quand il a rencontré le chancelier allemand, Olaf Scholz à la fin de janvier, il a déclaré que le Brésil travaillera avec d’autres pays pour aider à rétablir la paix en Ukraine et que son pays ne prendra pas pris parti dans ce débat :
Président Luiz Inácio Lula da Silva (depuis la traduction anglaise de cette déclaration)
Je suggère qu’un groupe de pays s’unissent pour discuter à une table unique, avec les Ukrainiens et les Russes pour tenter de trouver la paix, de mettre fin à la guerre. Le Brésil va s’y engager. J’ai déjà parlé au président Macron et je parle au chancelier Scholz. Je vais parler avec d’autres présidents dont celui des États-Unis, Joe Biden. Et je vais rechercher d’autres chefs d’État avec qui discuter à propos de cette idée de réunir un groupe de personnes, dans les institutions, multilatéral, G20, G10, G15 pour rechercher la paix car le monde en a besoin.
A.G. : Il y a tout juste deux semaines, le président Lula était aux États-Unis et rencontrait Joe Biden qui a fait pression pour que le Brésil fournisse des armes en Ukraine. Lula a déclaré sur CNN qu’il a expliqué au président Biden : « Je ne veux pas me joindre à la guerre, je veux l’arrêter »
Président da Silva : (depuis la traduction anglaise)
Dans la situation de l’Ukraine et de la Russie, je pense qu’il faut que quelqu’un parle de la paix. Il faut que nous organisions un groupe d’interlocuteurs qui pourra parler aux deux parties qui se confrontent. C’est ma thèse. Nous devons trouver des interlocuteurs qui pourront rencontrer le Président Poutine et lui démontrer l’erreur qu’il a commise en envahissant l’Ukraine. Et nous devons démontrer à l’Ukraine qu’il faut poursuivre les discussions pour pouvoir éviter cette guerre. Nous devons arrêter la guerre.
A.G. : Le président Lula répondait à (la journaliste) Christiane Amanpour. Il a expliqué au président Biden qu’il ne vendrait pas d’armes ou de munitions à l’Ukraine. Après ces remarques, John Kirby, le porte-parole de la Maison blanche en matière de sécurité a accepté de réagir dans une entrevue sur CNN :
John Kirby : Nous ne voyons aucune pression pour créer une table de négociations. C’est pour cela que nous concentrons nos efforts à nous assurer que l’Ukraine a tout ce qu’il lui faut pour réussir sur le champ de bataille. Donc, quand le président Zelensky nous dira : « je suis prêt à m’assoir » (pour négocier), il pourra le faire avec un certain avantage. Ce qui est en jeu en Ukraine, quand vous allez au fond des choses, c’est sa souveraineté. Comme ça serait ironique, hypocrite de la part des États-Unis, dans ce cadre, d’intimider, ou de tenter de se disputer avec d’autres pays pour qu’ils en donnent plus, d’en faire plus, de dire plus.
A.G. : Cela se passe au moment où, la semaine dernière, le sous ministre des Affaires étrangères russe commentait ainsi, sur les ondes du service de presse russe TASS, que Moscou a pris note des déclarations du président Lula : « à propos de possibles médiations pour prévenir une escalade en Ukraine, pour que la sécurité internationale corrige de mauvais calculs sur la base du multilatéralisme et qui considérerait les intérêts de toutes les parties ».
Pour aller plus loin nous nous dirigeons vers Brasilia, la capitale du Brésil, pour parler à Celso Amorim, le conseiller du président Lula en matières d’affaires étrangères. Antérieurement, il a été ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement da Silva et ministre de la Défense dans celui de Mme Dilma Rousseff.
Nous vous souhaitons la bienvenue, c’est super de vous avoir avec nous. Pouvez-vous commencer par nous expliquer la signification de ce que votre président a déclaré au président Biden, de son refus de fournir des armes à l’Ukraine et de la possibilité qu’il fasse office de médiateur?
Celso Amorim : (…) Je pense que l’argument principal est que nous ne voulons pas participer à la guerre. Si vous fournissez des munitions et l’Allemagne nous l’a demandé, pas les États-Unis, vous participez à la guerre et c’est ce que nous ne voulons pas. Cela ne veut pas dire que nous cautionnons l’invasion de l’Ukraine; violer l’intégrité territoriale (d’un pays) c’est violer les normes de la Charte des Nations Unies. Nous pensons qu’il faut parler de la paix. C’est absolument nécessaire parce que si vous ne traité que de la défaite de la Russie, de comment l’affaiblir, vous n’arriverez jamais à une conclusion positive. Je pense que la guerre se poursuivra. Le résultat sera une Russie pleine de ressentiments quel que soit son dirigeant. Et je ne crois pas que ce soit une situation qui aide à la paix en Europe ou dans le monde.
DN. Juan González : (…) Ce n’est pas que le Brésil mais la majorité des pays d’Amérique latine qui attestent de leur neutralité et refusent de fournir des armes à l’Ukraine. On en a critiqué quelques-uns, mais pas tous. Pourquoi, selon vous, une telle différence de position face à cette guerre?
C.A. : D’abord, nous n’avons même pas tenté de nous coordonner. C’est une attitude spontanée face à la guerre. Nous sommes une région de paix. Nous voulons, et en passant ce n’est pas que l’Amérique latine, mais aussi toute l’Amérique du sud, le sud Atlantique, nous sommes une région de paix. Nous ne sommes pas impliqués dans cette guerre ce qui ne veut pas dire que nous ne condamnons pas les agissements de la Russie. Je veux souligner cela une fois de plus.
Mais je pense qu’il est plus important de trouver un chemin vers la paix que de condamner ou non la Russie, de tenter de l’affaiblir, de la défaire (sur le terrain). C’est ce que nous avons à faire. En plus, personne n’en parle. Nous sommes heureux de voir que d’autres s’y intéresse, comme la Chine. De grands intellectuels comme Jürgen Habermas en Allemagne et bien sûr le Pape François, en ont déjà fait autant. Nous voulons trouver notre voie. Ça ne sera peut-être pas tout de suite que nous arriverons à la paix durable que nous voulons, mais peut-être à un cessez-le-feu ou à un certain armistice. Cela nous permettrait d’arriver à une solution pacifique aux conflits dont les causes sont profondes et multiples.
J.G. : Il y a eu d’autres efforts pour arriver à une médiation au cours des derniers mois. Par exemple, l’ancien premier ministre d’Israël, M. Naftali Bennett a déclaré y avoir été impliqué et qu’il avait pensé qu’un potentiel accord était possible l’an dernier mais il pense que ce sont les États-Unis qui ne voulaient pas que la guerre s’arrête à ce moment-là. Pourquoi pensez-vous que le président Lula réussirait mieux maintenant?
C.A. : Je ne peux pas être sûr que nous aurons plus de succès, mais nous devons essayer. Nous ne lâchons pas. Nous ne pouvons pas céder quand il est question de la paix.
Vous savez, la situation est dangereuse. Il s’agit du centre géopolitique du monde. Nous ne pouvons jamais être sûrs que telles ou telles armes ne seront pas utilisées même si les gens s’engagent à ne pas le faire. Vous ne pouvez jamais être totalement convaincu. Et des milliers et des milliers de gens meurent. Il y a la crise dans le monde, celle de l’alimentation, de l’énergie qui nous affecte spécialement, nous le monde en développement. Pour beaucoup de pays il n’y a pas d’alternative. Pour les pays en développement, s’il n’y a pas assez à manger (chez vous), vous n’en trouverez pas ailleurs. Donc, pour nous, c’est absolument nécessaire de revenir à la paix.
C’est ce dont le président Lula parle. Ce n’est pas une formule magique. Mais il le faut, au lieu de parler seulement d’armes, de plus de force. (…) J’ai appris de Kofi Annan, l’ancien secrétaire des Nations Unies, qu’il faut parler à tous y compris vos adversaires. Si vous ne leur parlez pas, seuls les conflits, la guerre et la mort seront devant vous. C’est ce que nous ne voulons pas.
A.G. : Celso Amorim, je voudrais connaître votre opinion à propos d’un nouveau mouvement (qui a débuté) l’an dernier (et qui dure) jusqu’à tout récemment, qui veut poursuivre le président Poutine non seulement pour crimes de guerre et contre l’humanité mais pour avoir déclenché une guerre d’agression. En ce moment, c’est un mouvement très intéressant. Mais, les États-Unis ne sont pas signataires de la Cour pénale internationale pas plus que la Russie et la Grande-Bretagne. Et, alors que ceux et celles qui font pression pour cela en raison de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, ils n’en font pas une généralité et n’exercent pas de pression pour que d’autres leaders coupables de guerre d’agression soient poursuivis.
Quand vous étiez ministres des Affaires étrangères dans le premier gouvernement da Silva, en 2003, les États-Unis ont envahi l’Irak sous le président Bush. Vous vous y êtes opposé férocement. Le président Lula s’y est opposé. Que penser de cette catégorie : poursuivre le président Poutine (maintenant) et qu’est-ce que cela veut dire pour les dirigeants.es américains.es?
C.A. : Vous savez, si vous cherchez à mettre en accusation tous les leaders qui ont déclenché des guerres et qui ne l’ont pas été, peut-être que vous n’en attraperai aucun. Je pense que le plus important en ce moment…. je ne veux pas m’intéresser aux mérites, aux mérites spécifiques, de l’un ou l’autre pour les mises en accusation. Je pense que la question actuelle est de pouvoir leur parler et de chercher une voie de solution qui ne sera pas l’idéale pour personne bien sûr. Je suis d’accord pour dire qu’il ne faut pas récompenser la Russie pour avoir déclenché cette guerre. Mais, par contre, il faut examiner les autres causes profondes qui existent si nous voulons arriver à une paix durable.
Vers quoi dirigez-vous vos efforts, voilà le plus important; vers la guerre, le combat, la destruction, à l’affaiblissement de votre ennemi ou vers la recherche des conditions de la paix aussi vite que possible? Cela peut vouloir dire passer d’abord par un cessez-le-feu ou une sorte d’armistice; c’est la question la plus profonde et ça a été fait dans le passé. Malheureusement, nous ne nous occupons pas des mérites en ce moment. Les accords de Minsk ont été, en quelque sorte une forme de base pour la convivialité; peut-être pas une bonne base, mais au moins pour une certaine coexistence entre la Russie et l’Ukraine, mais ils n’ont pas été suivis ni respectés. Les deux côtés s’accusent.
Quoi qu’il en soit, nous devons rechercher la paix. Si nous ne faisons que chercher la guerre, à défaire notre ennemi ou à trouver un criminel, une personne ou un leader criminel, c’est peine perdue. Évidemment nous condamnons la guerre en Irak. Nous n’avons jamais pensé que le président Bush devrait être traduit devant la Cour pénale internationale. C’est une situation différente. En ce moment, nous faisons face au besoin de trouver une solution pacifique à cette guerre. Les jugements moraux sont très importants. Je ne dis pas qu’il ne faudrait pas les considérer.
Mais le plus important en ce moment est de trouver une paix juste, qui ne récompense pas les actions répréhensibles mais qui peut aider les pays à vivre là où ils sont car la géographie ne bouge pas. Ils seront toujours au même endroit. La Russie et l’Ukraine seront voisins pour toujours qu’ils aiment cela ou non. Donc, nous devons trouver un moyen pour qu’ils vivent côte à côte aussi bien que possible.
A.G. : Au jour du premier anniversaire de l’invasion russe, le Brésil s’est joint à la vaste majorité du monde (aux Nations Unies n.d.t.) pour condamner la Russie. D’autres pays, comme la Chine, l’Afrique du sud se sont abstenus. Alors, de quoi pourrait avoir l’air l’entente pour la paix dont vous parlez?
C.A. : Comme vous le rappelez, à ce moment-là, nous avons voté en faveur de la motion. Mais nous avons aussi enregistré un vote déclaratoire dans lequel nous insistons sur le fait que rien ne devrait être fait pour empêcher le début de négociations à poursuivre.
Le président Lula et moi avons des idées spécifiques, mais je crois qu’à ce stade, plutôt que de les rendre publiques, nous préférons parler avec tous ceux impliqués pour discerner les résistances, qu’elles sont les positions minimales et la véritable ligne de fond de chaque partie.
Autrement vous vous engagez dans un débat rhétorique, les positions se durcissent et les négociations deviennent plus difficiles. C’est mon expérience de négociateur commercial, mais aussi celle de négociateur dans des situations politiques. Et c’est celle du président Lula.
Donc, je pense que le plus important est d’avoir une idée de la manière d’arrêter les combats et la tuerie. Et, bien sûr, d’arriver aux conditions d’une paix plus durable. Nous ne pouvons pas faire cela en public. C’est impossible parce que, dans ces conditions chacun se sent obligé devant sa propre opinion publique à adopter des positions maximalistes.
J.G. : Le mois prochain, à la fin mars, le président Lula va rencontrer le président chinois, Xi Jinping. La Chine est le premier partenaire commercial du Brésil et la Chine a déposé récemment un plan de paix en 12 points. Quelles seront, selon vous, les principaux enjeux en discussion entre les deux pays? Et que comprenez-vous du plan de paix chinois?
C.A. : Il y a deux aspects différents dans votre question. Bien sûr qu’il y aura beaucoup de discussions sur le commerce, les investissements, la technologie, l’environnement et ainsi de suite. Mais laissons cela de côté pour le moment.
Le plan de paix chinois est bien là. L’Ukraine en a aussi un. Nous l’avons reçu, il y a un mois ou deux. Nous voulons discuter. Les points positifs existent comme le respect de la souveraineté et la renonciation à l’utilisation des armes de destruction massive. Tout cela est positif. Mais il faut aller plus loin.
La Chine est un acteur incontournable parce que, dans ce genre de négociations, il faut avoir des gens qui peuvent parler et qui sont capables d’influencer les deux parties. Je veux dire que les États-Unis, la France et l’Allemagne ont une influence naturelle sur l’Ukraine, mais il y a aussi des pays qui peuvent influencer la Russie. La Chine fait surement partie de ceux-là.
Nous aimerions discuter avec les Chinois, savoir jusqu’où sont allées leurs discussions avec les Russes et leur exposer nos propres idées. Évidemment, la Chine est un important partenaire du Brésil. Cela ne veut pas dire que nous sommes d’accord sur tout. Pendant longtemps, les États-Unis ont été le plus grand, le plus important partenaire du Brésil et nous avions des divergences sur certains points. Nous avons tendance à travailler avec indépendance. C’est la tradition brésilienne.
J.G. : Le ministre des affaires étrangères russes, M. Sergey Lavrov a visité Prétoria le mois dernier et en ce moment, l’Afrique du sud poursuit des exercices militaires conjointement avec la Russie et la Chine. L’histoire des relations entre l’Afrique du sud et la Russie est très longue et celle avec les États-Unis est assez mouvementée. Comment ces histoires affectent-t-elles les positions actuelles de ce pays si c’est le cas?
C.A. : (…) L’autre jour, j’entendais le vice-ministre ou le ministre d’Ouganda, tenir un discours semblable à propos de l’Europe. À l’époque de la colonisation, ces pays ont été aidés par l’Union soviétique, personne d’autre.
La situation actuelle est différente et je pense que nous devons viser un monde en paix, multipolaire où les règles des Nations Unies seront respectées. Personnellement je soutiens fortement une réforme de cette organisation, c’est très important. Mais nous voulons surtout que sa charte et les lois internationales soient respectées. Cela veut dire que nous ne pouvons pas fermer les yeux sur l’invasion russe. Mais il vous faut poursuivre vos objectifs de manière pacifique, privilégier le dialogue, la conversation.
A.G. : (…) Je veux vous remercier Celso Amorim pour votre contribution à notre émission.
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