Pour qui sonne le glas ?

Pour qui sonne le glas ?

Par Jean-Luc Baslé – Le 8 mars 2023

Poème de John Donne, 1624.

« La guerre est perdue. Négociez. » C’est en substance, le message d’Emmanuel Macron et d’Olaf Scholz à Volodymyr Zelensky, lors de leur entretien à l’Élysée, début février, selon le Wall Street Journal1. De son côté, Joe Biden aurait fait des propositions de paix, selon Newsweek2. Information immédiatement qualifiée de « complètement fausses » par la Maison Blanche. Y a-t-il désaccord entre alliés ? A la Conférence sur la sécurité de Munich (17-19 février), l’optimisme prévalait officiellement. En privé, c’est le pessimisme qui l’emportait. « Personne ne pense que l’Ukraine puisse regagner les territoires perdus », note Stephen M. Walt, professeur de géopolitique à Harvard, présent à la conférence3. L’objectif n’est plus la victoire mais une négociation aussi favorable que possible à l’Ukraine.

Il n’y a pas désaccord sur l’issue de la guerre, seulement sur la façon d’y mettre fin. Les Européens souhaitent entamer des négociations dans les plus brefs délais, les néoconservateurs espèrent obtenir quelques succès sur le terrain au préalable. Illusion. Les Leopard allemands et les Abrams américains – s’ils sont livrés un jour– ne changeront rien à l’affaire4. Bakhmout est sur le point de tomber5. La guerre est perdue. Les conséquences de cette défaite sont désastreuses pour les États-Unis et l’Europe. Washington, Londres, Paris et Berlin entrent donc dans une phase de « damage control » pour en minimiser les effets. L’ordre mondial qui prévalait depuis la chute de l’Union soviétique, n’est plus.

Le premier souci des dirigeants occidentaux, et non des moindres, sera de contrôler le « narratif », c’est-à-dire la présentation qui sera donnée de cette défaite ukrainienne dans les médias. Ils s’appesantiront très certainement sur la vaillance et le courage des Ukrainiens, puis les oublieront rapidement pour informer leurs lecteurs de la menace que fait peser la Chine sur la paix dans le monde –version amendée du péril jaune de jadis. De ce point de vue, l’affaire du ballon stratosphérique chinois fut une aubaine, et exploitée comme tel par les États-Unis. A noter qu’on ne sait toujours pas si c’était un ballon météorologique, comme l’affirment les Chinois, ou un ballon espion, comme l’attestent les Américains. Précédant cet incident, de nombreux jalons avaient été posés pour discréditer la Chine. Le plus récent et le plus emblématique fut le voyage de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, en août 2022, à Taïwan au cours duquel Taipei fut présenté comme le David de la liberté face au Goliath du totalitarisme. La machine médiatique est en route. Peut-être fera-t-elle illusion à l’ouest, mais pas à l’est.

Le second souci des occidentaux, le plus crucial, est la secousse sismique de cette défaite. Les États-Unis auront fort à faire pour l’endiguer, compte tenu de leurs erreurs passées. Il y a des bourdes qu’une nation ne peut commettre. Aveuglés par leur puissance, les États-Unis les ont multipliés depuis 1991. On ne peut détruire une nation sous un faux prétexte (Irak), en envahir une autre, connue pour être le cimetière des empires, sans en payer le prix fort (Afghanistan), imposer urbi et orbi ses lois extra-territorialement, pousser ses deux plus grands concurrents – la Russie et la Chine – dans les bras l’un de l’autre, en humiliant l’un et contrariant l’autre. On ne doit pas inciter une nation qui a fait du non-alignement la vertu cardinale de sa politique étrangère à se jeter dans les bras du couple russo-chinois. En refusant par deux fois de condamner la Russie à l’Onu, l’Inde s’est engagée du côté de la Russie. Au cours du temps, les États-Unis se sont mis à dos ce qu’on appelle désormais le « Global South », c’est-à-dire l’Asie, le Moyen Orient, l’Afrique et une partie de l’Amérique latine. Ce n’est pas la Russie qui est isolée, comme le clamait Joe Biden, mais les États-Unis et l’Europe. Cet isolement demeurera.

Autre bourde incompréhensible qui s’ajoute aux précédentes : la militarisation du dollar. Le dollar qui est l’un des piliers les plus solides de la puissance américaine, va perdre sa couronne. Son utilité réside dans son potentiel géopolitique et non dans son utilisation comme arme financière. Geler illégalement les réserves monétaires d’une nation aussi puissante militairement que la Russie, est peut-être l’une des plus grandes bourdes que les États-Unis ont commise dans ce conflit. Cette utilisation mettra fin au dollar comme monnaie de réserve par excellence. Les nations du Global South s’en détournent. A terme, une autre monnaie lui fera concurrence. Chinois, et Russes y travaillent. Ils sont en cela encouragés par la situation de plus en plus précaire du dollar. La dette publique américaine s’élève à 30 000 milliards de dollars, soit 120% de son produit intérieur brut. Le dollar est une monnaie fiduciaire qui repose sur un amas de dette. La Chine qui fut longtemps le premier banquier des États-Unis avec le Japon, réduit progressivement le montant des obligations du Trésor américain qu’elle détient. Dans le même temps, l’économie russe que la guerre en Ukraine et les sanctions devaient détruire à retrouvé une santé que personne n’imaginait il y a encore quelques mois, si l’on en croit les prévisions du Fonds monétaire international6.

Le troisième souci qui ne tracasse guère les Américains, mais inquiète fortement les dirigeants européens est l’avenir de l’Europe. C’est dans ce contexte que cette guerre russo-américaine par Ukraine interposée prend tout son sens. Son origine remonte à un passé lointain, à la théorie de l’île-monde du géographe britannique Halford Mackinder, publiée en 1904, voire même au-delà avec la Guerre de Crimée. L’Empire américain est le digne continuateur de l’Empire britannique. L’un et l’autre sont des empires maritimes. Leur puissance repose sur le contrôle des mers, du commerce et des capitaux. Une Allemagne étroitement liée économiquement à la Russie est la matérialisation de l’île-monde que Mackinder craignait tant. Cette vérité transparaît au travers du sabotage du gazoduc Nord Stream commandité par Washington, selon Seymour Hersh, journaliste d’investigation7. En 2020, l’Allemagne dépendait à plus de 60% de la Russie pour ses approvisionnements en gaz8. Cela pouvait en faire un obligé de la Russie. Les États-Unis ne pouvaient tolérer que leur point d’ancrage en Europe soit l’objet d’un chantage économique. Nord Stream a donc été détruit. Cette destruction aura un impact majeur sur l’économie allemande, et par contrecoup sur l’économie européenne. L’Allemagne s’approvisionne désormais en gaz de schiste américain – un gaz beaucoup plus cher que le gaz russe (sans parler de son impact écologique). Quand son prix sera pleinement répercuté sur les coûts de production, l’économie allemande entrera en récession, entraînant l’économie européenne dans son sillage. L’ami américain n’a pas hésité à sacrifier l’économie de son allié européen le plus sûr au nom de sa sécurité – cela semble une politique à courte vue.

Cette remarque nous conduit tout naturellement au quatrième souci des occidentaux dans cette affaire : l’OTAN et l’unité européenne. A mesure que les conséquences du conflit ukrainien se feront sentir sur la population européenne, l’unité occidentale fera place à la désunion. Si on ajoute à cela une inflation mal maîtrisée dont les causes profondes sont une politique monétaire américaine irresponsable, le mécontentement se transformera en révolte, non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis où la campagne pour les présidentielles de 2024 commence. « Le soutien de l’opinion en faveur de l’Ukraine faiblit et les deux principaux candidats républicains sont de plus en plus critiques à l’égard de l’implication des États-Unis dans cette guerre », note le New York Times9. Tant en Europe qu’aux États-Unis, des questions se poseront suite à l’échec de cette guerre. En France, des généraux ont fait part de leur désaccord. Des généraux allemands ont fait de même ainsi qu’un général italien qui demande la dissolution de l’OTAN. La faiblesse à venir de l’économie européenne, jointe au désamour vis-à-vis du dollar, entraînera la disparition de l’euro.

Devant ce scénario qui se développe sous nos yeux, certains s’inquiètent de la réaction des néoconservateurs, responsables de cette guerre, ces va-t-en-guerre que Bush père appelait « les cinglés du sous-sol » de la Maison Blanche où ils résidaient alors. Ils ont depuis grimpé les marches de la résidence du président américain et sont désormais fermement établis au rez-de-chaussée ainsi qu’au ministère des affaires étrangères. Face à la défaite, ils pourraient être tentés par une escalade du conflit qui pourrait conduire à une troisième guerre mondiale, une guerre nucléaire. Cette inquiétude est injustifiée. Hors le cas d’une erreur humaine ou d’une défaillance technique, cette guerre n’aura pas lieu. Les néoconservateurs sont débiles, mais ils ne sont pas suicidaires. Accepteront-ils leur défaite ? Non. Ils reprendront le combat pour l’hégémonie mondiale au Moyen Orient… avec le même résultat que par le passé10. La paix ne reviendra que lorsqu’ils auront quitté les allées du pouvoir.

Pourquoi ces guerres quand l’Empire s’effondre sous le poids de ses contradictions, turpitudes et mensonges ? Les infrastructures américaines demandent un entretien d’urgence. Plus de 1 000 trains déraillent chaque année – le dernier en date a fait scandale en raison de la solution adoptée pour y mettre fin. Les dirigeants de Norfolk Southern, propriétaire du train, et les autorités de l’état de l’Ohio ont décidé de mettre le feu aux gazes toxiques transportés sans égard aux répercussions sur la population locale11. Suite aux délocalisations, les villes du Midwest se vident à l’image de Détroit qui a perdu 40% de ses habitants ces deux dernières décennies. Plus de 100 000 Américains meurent chaque année d’overdose – soit deux fois le nombre de tués au Vietnam. Un tiers de la population est quasiment analphabète, et 43% est obèse. La population carcérale est la plus importante au monde en termes absolus et relatifs. En réponse à la question posée au début de ce paragraphe, Alfred McCoy, historien reconnu, répond12 : « Alors que dans leur phase ascensionnelle, les empires utilisent judicieusement et rationnellement leurs forces armées dans la conquête et le contrôle de nouveaux territoires, dans leur déclin, ils dispersent leurs forces dans des actions mal pensées et mal préparées dans l’espoir de regagner leur gloire passée ».

Et l’Ukraine dans tout cela ?

Son sort sera décidé par Moscou, et non par Washington qui fit avorter les négociations de paix de mars 202213. Pour savoir quelles sont les conditions que Vladimir Poutine souhaitent imposer aux Ukrainiens, reportons-nous à son discours du 24 février 2022 dans lequel il énonce les objectifs de l’Opération militaire spéciale qui a commencé ce jour-là. L’Ukraine représente, dit-il, « une menace, non seulement pour nos intérêts, mais aussi pour l’existence même de notre État et sa souveraineté ». Cela signifie que l’oligarchie qui dirige le pays après avoir illégalement pris le pouvoir en février 2014, doit se démettre. L’Ukraine sera neutre et partie intégrante de la sphère d’influence de la Russie pour ne plus être ce qu’elle était depuis 2014, un membre de fait de l’OTAN. Quant au Donbass et à la Crimée, leur sort est scellé. Ils sont membres à part entière de la Fédération de Russie. Cependant ce plan, s’il est accepté, ne règlera pas le problème européen. L’Europe souffre de sa diversité et de ses dissensions, et donc de son incapacité à se défendre. Elle est potentiellement une proie. Dans un projet de traité remis aux autorités américaines le 11 décembre 2021, Vladimir Poutine a soumis un projet d’architecture de sécurité de l’Europe. Washington ne lui a pas donné suite. Dans le passé, Emmanuel Macron s’était déclaré en faveur d’une architecture européenne de sécurité14. Si son plan diffère de celui du dirigeant russe, il n’en démontre pas moins une communauté de vue à ce sujet. C’est dans cette direction qu’il faut se diriger pour assurer la paix en Europe.

En 1964, J. William Fulbright, président de la commission des affaires étrangères du sénat, publia un livre intitulé : « L’arrogance du pouvoir ». Aujourd’hui, les États-Unis paient le prix de cette arrogance. Il est élevé. C’est la fin de l’empire américain, cet empire si brillamment décrit par Claude Julien, dans son livre éponyme publié en 1968. John Donne conclue son poème dont le titre est repris dans cet article, par ses mots :

ne demande pas pour qui sonne le glas, il sonne pour toi.

Jean-Luc Baslé

Jean-Luc Baslé est ancien directeur de Citigroup (New York). Il est l’auteur de « L’euro survivra-t-il ? » (2016) et de « The International Monetary Système : Challenges and Perspectives » (1983).

Notes

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