par Karine Bechet-Golovko
Depuis quelques jours, les déclarations quant à l’urgence d’un tribunal international contre Poutine et la Russie s’intensifient en Occident, au fur et à mesure que l’armée ukrainienne recule. Au-delà de la dimension communicationnelle et politique, l’Axe atlantiste se heurte à deux problèmes, difficilement surmontables, pour mettre en place une instance un tant soit peu légitime : politiquement, ils n’ont pas gagné la guerre pour utiliser la variante « Nuremberg » et, juridiquement, ils sont limités par le veto de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU pour une variante post-Nuremberg. Faute de grives, on mange des merles et la solution irakienne, d’un jugement national téléguidé de l’étranger, commence à s’imposer pour l’Ukraine. C’est le low cost de la justice internationale politisée au niveau national, d’un false state, comme l’est l’Ukraine.
L’Axe atlantiste est toujours empêtré dans sa volonté d’en finir une fois pour toute avec Poutine personnellement et la Russie en général, le rêve fanatique de détruire son ennemi juré par un coup de baguette magique s’empare d’autant plus fort des esprits, que la situation sur le terrain n’est plus favorable à l’armée atlantico-ukrainienne, qui recule, doucement mais sûrement, notamment à Artemovsk.
Ainsi, la vieille garde atlantiste est ressortie du placard yougoslavo-syrien. J’ai nommé Stephen Rapp, pseudo-juge d’un « tribunal populaire » sans aucune compétence juridique, mais venant de prononcer rien moins que l’inculpation de Poutine à La Haye. Si le vocable est juridique, il n’est là que pour faire illusion, le processus est strictement politique.
« Ce tribunal est une initiative conjointe de l’organisation de défense des droits de l’homme Cinema for Peace, du Centre ukrainien pour les libertés civiles et de Ben Ferencz, un avocat de 102 ans qui est le dernier procureur survivant des procès de Nuremberg contre les principaux dirigeants nazis après la Seconde Guerre mondiale. (…) Tiens-tiens, nos vieux copains du Cinema for Peace qui ont envoyé un avion pour évacuer Navalny d’Omsk à une époque. »
Avant de continuer, précisons que Stephen Rapp, présenté comme procureur américain, qui a sévi dans le cas de la Sierra Leone, fait partie de l’équipe atlantiste, qui est utilisée pour instrumentaliser le droit dans le cadre de la « justice internationale », dans laquelle on retrouve Wiliam Wiley (juriste canadien à la tête de la controversée CIJA pour juger des crimes imputés à Assad en Syrie) ou encore Toby Cadman (avocat britanique, impliqué dans les dossiers du Kosovo, du Venezuela, de la Lybien de la Syrie etc.).
Nous sommes bien dans un processus déjà rôdé de détournement des instruments juridiques à des fins politiques. Ce « tribunal populaire », autoproclammé, sans aucune information concernant sa fondation, son mandat, sa procédure, sans même parler de son financement, est une forme transitoire devant faire pression sur la communauté internationale occidentale, pour l’instant hésitante à faire le grand saut et à discréditer son système de justice. Ce que d’ailleurs son pseudo-président reconnaît :
« Le juge président du tribunal, le Sud-Africain Zak Jacoob, a déclaré qu’il espérait que les audiences ajouteraient à la pression pour un tribunal spécial.
« J’espère que c’est une étape vers des poursuites. Comme je l’ai dit, nous n’avons aucune autorité ou force légale, mais j’espère que nous avons l’autorité de la force morale et de la persuasion morale, ce qui nous mènerait quelque part », a-t-il déclaré aux journalistes. »
La fondement « moral » est simple, il repose sur la rupture temporelle dans le discours altantiste : rien n’a existé avant février 2022 – ni la Révolution orange de 2004 sous l’égide de l’OSCE, qui a détruit le système politique ukrainien ; ni le Maïdan de 2014, sous l’égide atlantiste, qui a détruit l’étaticité ukrainienne et lancé l’armée ukrainienne contre la population russophone avec l’aide des groupes extrémistes, devant maintenir la population en général dans un régime de terreur et empêcher la justice de faire son travail ; ni le renforcement des bombardements de Donetsk et des territoires frontaliers russes, par l’armée déjà atlantico-ukrainienne, avant le lancement de l’Opération militaire russe. Non, rien de rien, l’histoire officielle a commencé en février. Donc Rapp peut déclarer :
« La Russie doit être tenue responsable de la destruction qu’elle a provoquée dans sa guerre d’un an en Ukraine, a déclaré Stephen Rapp, ancien ambassadeur américain itinérant pour crimes de guerre. »
Et Poutine est personnellement visé. Mais ce n’est pas le seul, tous les officiels russes doivent répondre – du fait d’être des responsables russes. La volonté de vengeance se heurte toutefois à des difficultés juridiques : où les juger.
« Rapp, qui a mené avec succès les poursuites contre l’ancien président libérien Charles Taylor pour crimes de guerre en Sierra Leone, a reconnu que poursuivre Poutine serait difficile. Il a déclaré que le lieu le plus probable serait la Cour pénale internationale, ou peut-être un tribunal international créé spécifiquement pour traiter les crimes en Ukraine.
« Nous aurions besoin de créer un tribunal spécial », a déclaré Rapp à CBS News. « L’établissement d’un tribunal international qui comprendrait des juges du monde entier qui pourraient le poursuivre ainsi que d’autres. Et cela pourrait inclure les dirigeants biélorusses parce qu’ils ont permis que leur territoire soit utilisé dans cette invasion ». »
Rapp semble oublier que la CPI ne peut être compétente pour juger la Russie, qui ne reconnaît pas sa juridiction, tout comme les États-Unis d’ailleurs … Or, un tribunal international spécial passe par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, où la Russie a un droit de veto.
Rapp s’emballe également pour son expérience en Sierra Leone. Mais ce tribunal particulier a été créé à la demande des autorités nationales, avec une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, sur le territoire de la Sierra Leone, non pas dans le cadre de la justice internationale classique (pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda), mais dans le cadre de la justice transitionnelle – celle du Grand Pardon. Je cite la résolution 1315 de 2000, qui le fonde :
« Saluant les efforts déployés par le Gouvernement sierra-léonais et la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour instaurer une paix durable en Sierra Leone, (…) Notant également les mesures prises par le Gouvernement sierra-léonais pour engager un processus de vérité et de réconciliation nationales ».
Si l’idée, qui manifestement émerge, est bien celle d’instaurer une juridiction en Ukraine, sans même parler des difficultés processuelles liées à la recommandation du Conseil de sécurité de l’ONU, sur le fond ces deux cas sont très différents : il ne s’agit pas en Ukraine de juger des crimes commis par les autorités ukrainiennes contre leur propre population, mais de mettre en jugement les autorités russes et la Russie comme pays.
Cette voie d’un tribunal spécial est également explorée par les Européens :
Lors d’une conférence à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, la création d’un centre international pour la poursuite des responsables de la guerre en Ukraine a été évoquée samedi. « La Russie doit être tenue responsable des crimes terribles. Poutine doit être tenu responsable », a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors d’un discours.
Toutefois, l’on en revient toujours à la difficulté de la plateforme juridique de jugement. Les Américains se prennent alors à rêver d’un nouveau Nuremberg :
« L’avocat américain Merrick B. Garland a également assisté à la conférence à Lviv vendredi. Il a déclaré que les États-Unis soutenaient les efforts visant à poursuivre les responsables de la guerre en Ukraine et que l’exemple des procès de Nuremberg des dirigeants nazis dans les années 1940 devrait être examiné. »
Ils ont simplement oublié qu’un groupe d’États soutenant l’Ukraine pendant une guerre commise dans l’intérêt atlantiste n’a pas de légitimité suffisante pour créer en dehors des règles internationales existantes un Tribunal, comme l’a été celui de Nuremberg. Les pays de l’Axe n’ont pas gagné la guerre à la différence des Alliés, qui se sont alors réunis pour « juger » l’ennemi, et l’ONU existe toujours.
Les pays de l’Axe sont bien dans une impasse, s’ils veulent respecter un minimum les règles du droit international. Il est toujours possible pour l’Ukraine d’ouvrir au titre de la compétence universelle ou de normes pénales spécifiques des procès contre des responsables russes, voire contre la Russie si elle adopte une base juridique adéquate. Mais étant partie au conflit, ces décisions de justice n’auront pas de force juridique en dehors du champ géopolitique auquel l’Ukraine appartient. Peu importe, cela a été suffisant pour l’Irak, même si ce n’était pas brillant et s’est mal fini, ce peut être utile pour l’Ukraine, s’il y a urgence politique. D’ailleurs, le personnel local commence à être formé en France dans ce but :
« Une vingtaine de procureurs et de policiers ukrainiens ont assisté à une formation à l’Ecole nationale de la magistrature, à Paris pour enquêter sur les crimes de guerre et poursuivre leurs auteurs au plus haut niveau. »
Il ne leur reste qu’à violer le droit international et à faire voler ainsi en éclats le système de l’ONU, de toute manière totalement dépassé. Mais la réalité politico-juridique de ce Tribunal dépendra uniquement de leur victoire militaire, la Russie n’est pas l’Irak et Poutine n’est pas Saddam. Et la violence des désirs de vengeance n’y changeront rien.
source : Russie Politics
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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