par Amal Ahmad
Le budget de l’Autorité palestinienne (AP) dépend énormément des recettes douanières – des taxes à l’importation perçues par Israël pour son compte – que le régime israélien utilise comme outil de chantage politique en refusant régulièrement de les lui reverser. Ce qui a de graves conséquences économiques sur les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza.
Cet article laisse de côté l’analyse des effets de la rétention fréquente par Israël des recettes de dédouanement de l’AP, pour explorer la logique fondamentale de cet arrangement. Il s’efforce de montrer que le déséquilibre du budget de l’AP fait partie de la stratégie du régime israélien pour contenir le peuple palestinien.
En réalité, ce déséquilibre provient du fait qu’il a été attribué à l’Autorité Palestinienne des responsabilités en matière de dépenses fiscales, alors qu’elle n’a aucune souveraineté politique et aucun contrôle sur les recettes douanières, aux termes d’un arrangement bizarre codifié dans le Protocole économique de Paris (PEP) de 1994.
Comme les impôts intérieurs sont trop faibles pour compenser sa dépendance exceptionnellement élevée à l’égard des recettes douanières, l’AP est dans l’incapacité d’entreprendre une vraie réforme fiscale.
Tant que les dirigeants palestiniens n’auront pas le contrôle de leurs frontières en Cisjordanie et à Gaza, et que les autres sources de revenus seront trop faibles pour répondre aux besoins d’une économie palestinienne dévastée, les transferts de recettes de dédouanement en provenance d’Israël demeureront la bouée de sauvetage économique de l’AP.
Par conséquent, l’AP demeurera également incapable d’exercer une véritable pression politique sur le régime israélien. Cela n’a donc aucun sens, ni utilité, de parler à l’AP de réforme fiscale, sans d’abord aborder le problème de l’endiguement stratégique des Palestiniens par le régime israélien.
Un asservissement économique organisé
Ses fondements politiques
Les Palestiniens n’ont jamais eu le contrôle de leurs taxes douanières d’importation, ni avant ni après les accords d’Oslo de 1993. Entre 1967 et 1994, lorsque l’armée israélienne était seule à administrer la Cisjordanie et Gaza, Israël percevait des taxes sur les produits importés en Palestine et sur tous les revenus palestiniens. Et il utilisait ces taxes pour financer des projets qui l’arrangeaient au lieu de l’investir pour améliorer le sort des Palestiniens.
À la suite du PEP, signé dans le cadre des accords d’Oslo, l’AP est devenue responsable des dépenses publiques dans les zones A et B de Cisjordanie, ainsi qu’à Gaza. Le régime israélien a continué à contrôler les frontières et donc les recettes d’importation des Palestiniens, mais il était désormais censé transférer ces recettes fiscales à l’AP nouvellement formée, qui était chargée des dépenses publiques.
Il est important de noter que Jérusalem-Est est exclue de ce programme de transfert en raison de l’annexion illégale de la ville par Israël. En outre, ni l’AP contrôlée par le Fatah, qui consacre environ un tiers de son budget à Jérusalem-Est et à Gaza, ni le gouvernement de Gaza contrôlé par le Hamas ne sont autorisés à collecter des fonds sur les marchandises importées à Gaza, qui est sous blocus israélien depuis 2007.
La situation de Gaza est d’autant plus précaire que le Hamas est financé par les transferts de l’AP, l’aide régionale, la fiscalité intérieure et les taxes sur les marchandises transportées par les tunnels.
Le traitement différencié qu’Israël réserve à Jérusalem-Est et à Gaza par rapport à la Cisjordanie reflète sa stratégie de domination des structures fiscales palestiniennes par le biais d’une politique frontalière complexe codifiée dans le Protocole économique de Paris (PEP).
C’est ainsi que les accords d’Oslo ont permis à Israël de maintenir son contrôle sur les frontières et la souveraineté palestiniennes tout en le déchargeant de ses responsabilités administratives antérieures envers les Palestiniens qui vivent sous sa botte en Cisjordanie et à Gaza.
Il est clair que cet arrangement résulte et tient compte du refus d’Israël de libérer les Palestiniens de son joug ou de les intégrer à un État binational, ce qui revient de facto à appliquer la solution sans État.
En effet, il ne peut y avoir aucun arrangement alternatif permettant à l’AP de percevoir de manière indépendante les recettes douanières, tant qu’elle n’a pas la souveraineté sur ses frontières. En outre, toute alternative impliquant qu’Israël gère directement les dépenses d’un Etat palestinien privé de droits politiques ne ferait que renforcer la nature d’apartheid du joug israélien.
La structure anormale des revenus de l’AP
Il faut que le contexte politique soit particulièrement corrompu pour générer un arrangement dans lequel le régime israélien perçoit des taxes d’importation sur les territoires qu’il occupe et transfère ensuite ces recettes à l’organisme palestinien local chargé d’administrer ces territoires. Et comme les taxes à l’importation perçues aux frontières palestiniennes constituent l’essentiel des recettes de l’AP, sa structure fiscale est complètement faussée par l’absence de souveraineté.
La figure 1 résume les recettes de l’AP, ses dépenses et son solde avant tout fonds compensatoire pour les années 2019-2021. En raison du rôle dominant de l’aide étrangère au sein de l’économie palestinienne le graphique montre également les totaux des soldes avant et après l’aide étrangère, ce qui couvre une partie de l’écart entre les dépenses et les recettes chaque année.
Le graphique indique deux réalités.
Premièrement, l’AP dépense systématiquement plus qu’elle ne gagne, ce qui entraîne un déficit budgétaire. En soi, ce n’est pas inhabituel ; de nombreux pays enregistrent des déficits annuels et doivent emprunter pour pouvoir faire des dépenses supérieures aux recettes, ce qui se traduit par un stock potentiellement important de dettes publiques accumulées.
Deuxièmement, malgré le rôle prépondérant de l’aide dans l’économie palestinienne, le financement extérieur du budget de l’AP a été minime entre 2019 et 2021, et n’a couvert qu’une fraction du déficit budgétaire. La majorité des déficits de l’AP sont désormais comblés en augmentant les dettes contractées auprès secteur privé national, et les emprunts auprès des banques nationales.
Ainsi, c’est l’économie palestinienne – et non la communauté internationale des donateurs – qui supporte l’essentiel de la charge des déficits de l’AP.
Si les déficits publics ne sont pas rares, la composition des recettes de l’AP est particulièrement malsaine du fait de son lien étroit avec la politique économique de l’occupation israélienne.
La figure 2 présente une ventilation du budget de l’AP pour 2021 en fonction de la provenance des fonds, à l’exclusion de l’aide des donateurs.
Comme on le voit sur le graphique, les recettes provenant des taxes sur les importations qui sont obligées de passer par une frontière contrôlée par Israël représentent 65% du budget total de l’AP cette année-là. En revanche, les sources de revenus qui sous son contrôle direct de l’AP – telles que les impôts sur le revenu national, les impôts fonciers et les revenus non fiscaux – ne constituaient qu’un tiers de ses revenus en 2021.
Il est très inhabituel qu’un État tire la majorité de ses revenus des taxes d’importation plutôt que de l’impôt national sur le revenu.
Pour montrer à quel point cette distorsion est anormale, la figure 3 représente, à partir des données de la Banque mondiale, la part moyenne des recettes de l’État provenant des taxes douanières sur les biens importés par rapport aux impôts sur le revenu et aux taxes sur les profits et les plus-value (regroupés sous le terme d’impôt sur le « revenu ») entre 2010 et 2018.
Pour l’AP, les taxes douanières, qui représentent environ la moitié de toutes les recettes douanières, ont constitué 28,5% de ses recettes entre 2010 et 2018, tandis que les impôts sur le revenu n’en ont constitué que 5,5%. En revanche, pour le régime israélien et la plupart des autres pays, la proportion est inverse.
En d’autres termes, dans la plus grande partie du monde, les impôts nationaux sur le revenu constituent une part plus importante de l’assiette des recettes que les taxes sur les biens importés.
Il est important de noter que la grande majorité des États sont politiquement souverains, contrôlent leurs propres frontières et, par conséquent, perçoivent directement les revenus basés sur les importations et les revenus intérieurs.
En revanche, l’AP dépend fortement des taxes d’importation, perçues par le régime israélien aux frontières de la Palestine contrôlées par l’Occupation, tandis que les revenus générés à l’intérieur du pays constituent une fraction beaucoup plus faible de ses recettes.
L’incapacité où se trouve l’AP de contrôler ses sources de revenus, le rend tout aussi incapable de s’opposer à l’oppression israélienne.
Le poids considérable des taxes d’importation dans l’assiette fiscale nationale
L’incapacité de l’AP à percevoir directement les taxes d’importation et la faiblesse de sa base fiscale nationale sont la conséquence de l’interminable oppression du peuple palestinien par Israël.
Générer des impôts et les prélever en toute souveraineté sont nécessaires au développement la productivité économique d’un état, mais 75 années d’asphyxie et d’asservissement des Palestiniens par l’occupation militaire israélienne ont anéanti la capacité de l’AP à prélever efficacement les impôts en Cisjordanie et à Gaza.
Sans indépendance fiscale ni monétaire, il a été impossible à l’AP de répondre aux besoins de développement locaux, ce qui a encore affaibli sa légitimité auprès du peuple palestinien
Deux facteurs contribuent à l’extrême faiblesse du montant des impôts prélevés en Palestine : l’étranglement de l’économie par l’Occupation et la diminution de la légitimité politique de l’AP.
En fait, les impôts sur le revenu n’ont atteint un montant significatif qu’à la période où Israël administrait seul son occupation de la Cisjordanie et de Gaza, dans les années 1970 et 1980.
Il y avait à cela deux raisons : Israël percevait directement ces recettes fiscales et il y avait énormément de Palestiniens employés dans l’économie israélienne. Bien entendu, ces recettes fiscales n’ont pas été utilisées pour le développement socio-économique des Palestiniens, qui ont continué à vivre sous l’occupation militaire répressive du régime israélien.
Ainsi, la ruine de l’économie palestinienne et de l’assiette fiscale nationale ont entraîné la dépendance excessive de l’AP aux revenus d’importation contrôlés par Israël. Le déséquilibre de la structure des revenus est exacerbé par la destruction continue des secteurs économiques productifs palestiniens engendrée par l’Occupation, ce qui a encore renforcé la dépendance de la Palestine aux produits israéliens.
Les Palestiniens consomment en réalité des biens importés en quantité bien supérieure aux réelles possibilités de leur économie, grâce aux aides internationales, à l’argent qu’ils reçoivent de leurs proches à l’étranger, et à l’accumulation croissante des dettes privées.
Dans ce contexte, les efforts pour réduire l’évasion fiscale sur les taxes douanières, ou améliorer les opérations de collecte et de transfert des fonds d’Israël à l’Autorité palestinienne, sont des pansements sur une jambe de bois qui ne règle aucun des vrais problèmes.
Les structures fiscales préjudiciables sont la conséquence de l’oppression coloniale
De fait, la dépendance de l’AP aux recettes douanières et son impuissance à les contrôler dureront tant que durera l’occupation militaire israélienne.
Il ne sert à rien de faire pression sur le régime israélien pour qu’il transfère honnêtement et régulièrement les recettes douanières à l’AP, car cela ne ferait qu’alléger les pressions fiscales à court terme sans changer les réalités de la dépendance et du contrôle.
De plus, même si l’AP investissait moins dans la sécurité et plus dans le développement économique comme cela lui est souvent demandé, cela ne changerait rien à la structure de l’économie tant que le statu quo de l’occupation israélienne règnera.
En effet, la structure des revenus est étroitement liée à la souveraineté politique, et les difficultés fiscales dont souffre l’AP sont la conséquence directe de son statut actuel de gouvernement occupé et non souverain.
En l’état actuel des choses, la structure des revenus de l’AP constitue de facto le fondement économique de la solution sans État, dans laquelle les Palestiniens ne sont autorisés ni à s’intégrer dans un État binational ni à accéder à l’indépendance.
Il est vain de parler de réforme fiscale au sein de l’AP tant que celle-ci est incapable de se défendre contre la stratégie d’étouffement du régime israélien, consistant à priver constamment l’AP de sa principale source de revenus.
De même, il est inutile de réclamer des amendements au PEP ou des alternatives à l’accord commercial de l’union douanière qui nécessiteraient que la Palestine gère ses frontières en toute souveraineté, si les Palestiniens continuent à se voir refuser cette même souveraineté.
Le cas des recettes douanières montre que le fait d’accorder à l’AP des responsabilités directes en matière de dépenses en l’absence de souveraineté politique renforce en fait la domination israélienne sur les Palestiniens et ne contribue guère au développement économique.
Puisque l’AP dépend de ces transferts de revenus pour sa survie, elle n’a aucun pouvoir de négociation politique et aucune légitimité pour œuvrer à la libération palestinienne.
Les Palestiniens doivent se battre pour obtenir des droits politiques collectifs, indépendamment de la lutte pour un État et indépendamment de leurs leaders. Le régime d’occupation israélien les enchaine dans une solution permanente sans État et la libération de ces chaines ainsi que le développement économique doivent, dans cet ordre, être au centre de la lutte pour la liberté.
C’est la réponse la plus appropriée à la stratégie israélienne de refuser tout droit politique aux Palestiniens.
source : Al-Shabaka
traduction Dominique Muselet pour Chronique de palestine
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