par Régis Chamagne
Alors que « l’Occident collectif » n’a pas de stratégie, qu’il essaie piteusement de réagir « le nez dans le guidon » à l’évolution de la situation tactique en Ukraine imposée par la Russie, celle-là même, qui possède de bonnes cartes en mains, a le choix entre au moins deux options stratégiques.
Je l’ai déjà expliqué dans un précédent article, un stratège résonne en termes de priorités (relativement à l’objectif qu’il s’est fixé) et de ressources. Il s’agit pour lui d’affecter les ressources aux priorités. Une option stratégique consiste donc à choisir le domaine d’action prioritaire et la voie qui vont le mener à l’objectif, les autres domaines d’action étant en quelques sortes en appui de cette « poussée principale ».
Quel est l’objectif de la Russie ?
Il suffit d’avoir écouté les discours successifs du président Vladimir Poutine, et du président chinois Xi Jinping, pour savoir que l’objectif stratégique actuel de la Russie, soutenue par le reste du monde hors Occident, est de mettre fin à l’hégémonie américaine sur le monde afin de construire un nouveau cadre pour les relations internationales : un monde multipolaire. Cet objectif existait depuis longtemps, au moins depuis 2008, parmi les pays des BRICS, de l’OCS ou de l’ASEAN, et était mis en œuvre progressivement à travers le développement pas à pas des échanges économiques entre ces pays et les pays du « grand sud », en dehors du dollar et du système d’échanges interbancaires SWIFT. En revanche, il n’était pas l’objectif initial de l’opération militaire spéciale. Il l’est devenu à cause de la bêtise des réactions occidentales. Pour cela, il faut revenir en arrière.
La surdité des « élites » américaines
Reprenons succinctement le fil des événements, d’après ce que je pense savoir :
• En novembre 2013, l’Ukraine, qui est déjà liée à la Russie par des accords économiques, se tourne vers l’UE afin de diversifier ses relations, et s’entend répondre : « si vous voulez un accord avec nous, cassez complètement celui que vous avez avec la Russie ». Sous la pression de Vladimir Poutine, Viktor Ianoukovitch choisit son camp et maintient l’Ukraine dans la sphère d’influence russe.
• En février 2014, les États-Unis, avec Victoria Nuland aux commandes, organisent un coup d’État à Kiev qui porte au pouvoir, entre autres, des partis néonazis. Les républiques du Donbass, Donetsk et Lougansk, font sécession. Un conflit armé s’installe dans le Donbass.
• Après un an de combats, en février 2015, les parties signent les accords de Minsk, en présence de Vladimir Poutine, Angela Merkel et François Hollande. Ces accords, dont l’application doit être réalisée sous la surveillance de l’OSCE, prévoient l’autonomie des républiques de Donetsk et Lougansk.
• Ils ne seront jamais respectés. Pire ! Récemment Angela Merkel et François Hollande on avoué qu’ils avaient été conçus pour gagner du temps et permettre d’armer l’Ukraine. C’est du reste ce qui s’est produit : armement de l’Ukraine, mise aux standards de l’OTAN, intégration des centres de commandement ukrainiens au réseau de l’OTAN. En parallèle, les lois promulguées par Kiev à l’encontre des russophones nous rappellent que l’esprit du nazisme n’a pas disparu.
• Après presque huit ans de bombardements du Donbass par l’artillerie du régime de Kiev (on estime à 14 000 le nombre de victimes civiles) l’armée de Kiev amasse des troupes le long de la ligne de contact et l’intensification des tirs d’artillerie indique les prémisses d’une offensive. Quelques mois plus tôt, Vladimir Poutine avait tendu une dernière fois la main à l’OTAN afin de régler les questions de sécurité aux frontières de la Russie par la négociation. Peine perdue.
• Le 24 février 2022, la Russie déclenche son opération militaire spéciale, après avoir reconnu officiellement les républiques du Donbass. L’objectif affiché est de démilitariser et de dénazifier l’Ukraine. Les moyens engagés ne sont pas énormes. L’offensive en infériorité numérique (du jamais vu dans l’histoire militaire) est rapide et suffisamment efficace pour que s’engagent des négociations. Les récentes déclarations de l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett, médiateur entre la Russie et l’Ukraine à l’époque, apportent un éclairage nouveau sur ces événements. Alors que les deux camps ont fait les concessions nécessaires pour parvenir à un accord, les anglo-américains, avec Boris Johnson dans le rôle du petit télégraphiste, bloquent le processus. Ils veulent que la guerre dure pour, pensent-ils, épuiser la Russie par un soutien militaire à l’Ukraine. C’est le contraire qui s’est passé.
• Dès lors, les objectifs stratégiques de la Russie changent ; l’Ukraine n’est plus seulement un objectif mais le terrain sur lequel se cristallise le changement de paradigme géopolitique. L’issue de cette guerre décidera du nouveau monde. Tous les pays en dehors de l’Occident collectif l’ont compris, ainsi que le montre leur soutien, explicite ou implicite, à la Russie d’une part, et l’accélération des relations économiques entre les pays hors Occident et la dédollarisation de l’économie mondiale qui l’accompagne d’autre part.
Depuis quelques temps, les « élites » américaines réalisent que les États-Unis sont engagés dans une lutte existentielle, mais il n’est pas certain qu’ils en aient compris la finalité ni les mécanismes intimes. Pour illustrer mon propos, je voudrais commenter un exemple récent : le cas du sabotage des gazoducs Nord Stream. Des théoriciens tels que Halford John Mackinder ou Zbigniew Brzezinski avaient identifié que la relation entre l’Allemagne et la Russie constituait un danger, ou au moins un frein, pour la maîtrise de l’Heartland (le plateau continental de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Russie) par les puissances de la mer. Mais voilà, y’a comme un truc voyez-vous.
La géopolitique, c’est de la thermodynamique ! L’objectif américain d’empêcher un rapprochement entre l’Allemagne et la Russie, aujourd’hui, en sabotant les gazoducs Nord Stream se situe à un niveau d’enthalpie (variable physique reliée à l’énergie d’un système thermodynamique) bien inférieur à celui qui est d’empêcher un changement de paradigme géopolitique, car ce dernier concerne la planète entière. En d’autres termes, ce n’était pas le moment de faire cela ; l’objectif du moment n’est pas pour eux les relations entre l’Allemagne et la Russie. Cet acte est donc clairement une imbécilité totale de la part des psychopathes aux manettes aux États-Unis ; ils ont bêtement dépensé de l’énergie pour mener une opération de guerre contre leur vassal tandis qu’une toute autre partie, bien plus fondamentale pour eux, se joue à l’échelle du monde. Et en plus, ils montrent qu’ils sont contents d’eux. Le diable en rit encore.
Résumons-nous. La guerre actuelle, régionale sur le plan géographique mais mondiale pour ce qui est des enjeux, cristallise l’objectif stratégique de changement de paradigme géopolitique et en accélère notoirement le processus. Alors, revenons à notre question initiale.
Quelles options stratégiques envisageables ?
Pour ma part, j’en vois deux. Il y en a probablement d’autres. Une option dans laquelle le vecteur principal serait d’ordre militaire et une option dans lequel il serait de nature économique. Envisageons donc ces deux options.
1. L’option militaire
il s’agirait de mener une offensive décisive pour conquérir rapidement la Novorussia (terre historiquement russe) et la réintégrer à la Russie. Du point de vue de l’art opératif, les Russes, là encore, ont presque toutes les cartes en mains. Ils peuvent attaquer au nord, au centre ou au sud, simultanément ou séquentiellement, créer des diversions pour « balader » les troupes otano-ukrainiennes le long du front et finir de les épuiser. Si cette option était choisie, elle serait très probablement précédée d’une manœuvre intense de guerre électronique et informatique, incluant le brouillage des satellites américains, et pourquoi pas avec l’aide de la Chine en la matière. Cette action de guerre électronique préparerait une campagne aérienne courte, vigoureuse et ciblée sur les arrières de l’armée otano-ukrainienne. Ensuite, s’agissant des manœuvres au sol, il n’y aurait que l’embarras du choix. Le général Gerasimov est, parait-il, un maître dans l’art de la déception.
Cette option aurait la vertu de mettre rapidement un terme aux opérations militaires et de redessiner les frontières sans ambiguïté. Elle aurait le défaut de probablement augmenter le taux de pertes russes au combat. Elle comporterait le risque d’un engrenage vers une montée aux extrêmes avec les États-Unis. Il faut se méfier de la réaction des psychopathes de Washington.
2. L’option économique
Elle consisterait, sur le plan militaire, à continuer ce qui se fait actuellement ; un grignotage méthodique du front visant à l’épuisement progressif des hommes et du matériel otano-ukrainien. La prolongation des opérations militaires amènerait à ce que les pays de l’Occident collectif continuent à s’enfoncer dans la crise économique par étranglement. En parallèle, une accélération sensible des échanges avec les pays du « grand sud » accélérerait la dédollarisation de l’économie mondiale, ce qui atteindrait le centre de gravité de la puissance américaine. La pyramide de Ponzi sur laquelle repose l’économique américaine s’effondrerait. De toutes façons cela se fera un jour et les États-Unis devront « passer à la caisse » ; les conséquences seront terribles pour le peuple américain à tel point qu’il n’est pas improbable que les États-Unis implosent. On observe aujourd’hui un basculement rapide et profond du continent africain vers la Russie et la Chine. L’Amérique latine, naturellement plus prudente en raison de la doctrine Monroe et de l’application qui en a été faite au cours du XXe siècle, emboîtera le pas un peu plus tard, progressivement.
Cette option aurait la vertu de limiter les contours de la guerre. Elle aurait le défaut de prolonger le temps de la guerre. Elle comporterait le risque de multiplier les provocations ou autres opérations sous faux drapeau que les anglo-américains pourraient mener afin de pousser la Russie à la faute. Néanmoins dans ce cas, une montée aux extrêmes est moins probable car, finalement, les lignes rouges sont suffisamment floues pour permettre à Vladimir Poutine de piloter le curseur de la violence, ainsi qu’il l’a déjà montré.
On pourrait me reprocher de ne pas avoir envisagé une issue à cette situation par la négociation. Honnêtement, je ne vois pas comment cela pourrait être possible dans l’état actuel des choses. Les déclarations de Merkel, Hollande et Bennett ont clairement montré que l’Occident n’a pas de parole. Négocieriez-vous avec un menteur, avec un tricheur patenté ? NON ! À moins de changements de régimes dans les pays occidentaux, je pense que cette guerre ira à son terme, qu’il y aura un camp vainqueur et un camp vaincu, que nous assisterons à l’effondrement de l’Occident collectif et à l’émergence d’un monde multipolaire.
source : Régis Chamagne
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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