Par Laurent Guyénot − Février 2023
J’ai visionné le documentaire d’Oliver Stone sur l’assassinat de JFK, la version courte, JFK Revisited : Through the Looking Glass (ici en libre accès avec sous-titres français), et la version longue en quatre épisodes, JFK: Destiny Betrayed. Bien que les parties techniques (les balles, l’autopsie, Oswald et la CIA, etc.) sont intéressantes, je me concentrerai exclusivement sur la théorie concernant les principaux coupables et leur mobile. Et j’explorerai plus largement le travail de James DiEugenio, qui a écrit le film – et a probablement interviewé les différents contributeurs, bien que la mise-en-scène donne l’illusion que ce soit Stone qui le fasse.
James DiEugenio a enquêté sur la présidence de Kennedy et l’assassinat de Kennedy depuis l’époque de l’Assassination Records Review Board (ARRB), qui était en grande partie motivé par le succès du film d’Oliver Stone sorti en 1991, JFK, avec Kevin Costner dans le rôle du juge Jim Garrison. Son premier livre est Destiny Betrayed: JFK, Cuba, and the Garrison Case (1992, nouvellement édité en 2012). En 1993, il fonde Citizens for Truth about the Kennedy Assassination (CTKA) et coédite Probe Magazine, désormais remplacé par le site Web KennedysandKing.com.
En 1997, DiEugenio a publié un long article en deux parties très remarqué, “the Posthumous Assassination of JFK” ( « L’assassinat posthume de JFK »). C’est toujours une lecture essentielle pour quiconque est intrigué par le flux incessant de rumeurs sur les relations mafieuses des Kennedy, leur vie sexuelle débridée, leur meurtre de Marilyn Monroe ou bien d’autres éléments de la légende noire des Kennedy. Ces histoires sont si répandues, répétées dans de livre en livre et relayées par la grande presse, que des millions de personnes les supposent documentées. Écrivant à l’occasion de la sortie de The Dark Side of Camelot de Seymour Hersh, DiEugenio dénonce leur caractère factice et leur véritable motivation : l’obsession d’ « étouffer tout héritage qui pourrait persister », car « l’assassinat est futile si les idées d’un homme survivent à travers d’autres. » Ce flot ininterrompu de diffamation a commencé dans les années 70, en contre-feu de la première commission d’enquête rouvrant le dossier de l’assassinat (le House Select Committee on Assassinations, ou HSCA), et s’est intensifié dans les années 1990 après l’Assassination Records Review Board. Il ne s’est jamais tari.
La diffamation n’est qu’une partie de la propagande déchaînée contre l’héritage Kennedy. Une autre partie a consisté à déformer le bilan historique de la présidence de John Kennedy, et en particulier les innovations radicales mais éphémères de sa politique étrangère. Sur ce point, DiEugenio a fourni une perspective bien informée. Diplômé en histoire américaine contemporaine, il est probablement le meilleur historien sur les Kennedy parmi les critiques de la Commission Warren. Selon lui, il y a eu, en plus du mensonge sur la mort de Kennedy, un « mensonge sur la politique étrangère de Kennedy1 », de sorte que même les sceptiques de la thèse officielle sur sa mort ignorent l’étendue des changements qu’il a introduit en politique étrangère par rapport à ses prédécesseurs. Son refus d’envahir Cuba est connu depuis toujours, et son refus d’envoyer des troupes au Vietnam l’est depuis quelques décennies. Mais, explique DiEugenio « en se focalisant sur le Vietnam et Cuba, au détriment de tout le reste, nous avons raté le tableau d’ensemble 2. » Le tableau d’ensemble présenté par DiEugenio inclut le Congo, l’Indonésie, le Laos et le Moyen-Orient.
Les articles les plus essentiels de DiEugenio sur ces sujets sont :
Les trois historiens principaux sur lesquels il s’appuie, et qui apparaissent dans le documentaire de Stone, sont :
- Richard Mahoney, auteur de JFK: Ordeal in Africa, Oxford University Press, 1983,
- Philip Muehlenbeck, auteur de Betting on the Africans: John F. Kennedy’s Courting of African Nationalist Leaders, Oxford University Press, 2012,
- Robert Rakove, auteur de Kennedy, Johnson, and the Nonaligned World, Cambridge University Press, 2012 (lire la recension de DiEugenio’s ici).
La « Stratégie de la Paix » de Kennedy
Bien qu’il fasse l’éloge du livre désormais classique de James Douglass, JFK and the Unspeakable (JFK et l’Indicible, éditions Demi-Lune, 2013), DiEugenio rejette sa représentation mythique de JFK comme Cold Warrior converti au pacifisme lors de la crise des missiles cubains de 19623. Kennedy n’a jamais été un Cold Warrior. Son recueil de textes publié en 1960 sous le titre The Stratégie of Peace (Stratégie de la Paix, Calmann-Lévy, 1961) pour sa campagne présidentielle le prouve.
DiEugenio fait remonter les idées générales de Kennedy sur la politique étrangère à 1951, lorsque Kennedy fit une tournée au Moyen-Orient et en Asie pour s’informer par lui-même. Sa rencontre à Saïgon avec Edmund Gullion, qu’il fit entrer plus tard dans son cabinet, l’avait convaincu que l’envoi de troupes américaines en Indochine serait une grave erreur4. Il ne changerait jamais d’avis sur cette question5.
En 1957, Kennedy formulait une politique étrangère radicale—selon les critères américains—pour le monde arabe, qu’il a définie dans un discours au Sénat dénonçant l’occupation coloniale française de l’Algérie, qui suscita des centaines de commentaires dans la presse, essentiellement négatifs. Il se signalait comme un soutien ferme du nationalisme laïc arabe et même du pan-arabisme de Nasser6.
Contrairement à ses prédécesseurs Truman et Eisenhower, et à contre-courant de la doctrine qui prévalait à la CIA, au Pentagone et au Département d’État, Kennedy accueillait favorablement un monde multipolaire, seul moyen, selon lui, de dépasser la dangereuse bipolarisation de la guerre froide. S’il avait réussi, il aurait transformé les États-Unis en quelque chose de totalement différent de ce qu’ils commençaient à devenir depuis la Seconde Guerre mondiale, et qu’ils sont pleinement devenus depuis sa mort : un tyran craint mais détesté dans le monde entier. Dans “Deconstructing JFK: A Coup d’État over Foreign Policy?” DiEugenio fait remarquer que :
Les discours, la correspondance et les réunions de haut niveau de Kennedy avec des dirigeants émergents du tiers-monde révèlent son antipathie croissante pour le colonialisme, son rejet de l’impérialisme, sa tolérance pour le mouvement des non-alignés—contrastant nettement avec son prédécesseur—et la promotion de dirigeants nationalistes, à condition qu’ils se montrent « responsables » dans leur modération7.
Le premier revirement de politique étrangère que Kennedy a fait une fois au pouvoir concernait le Congo. Patrice Lumumba, premier dirigeant démocratiquement élu du Congo, a été assassiné trois jours avant l’investiture de Kennedy, victime d’un coup d’État soutenu par la CIA. Le cliché pris par Jacques Lowe au moment où JFK apprend la nouvelle de la mort de Lumumba le 13 février est, pour DiEugenio, l’image qui symbolise le mieux l’engagement personnel de Kennedy en faveur de l’indépendance nationale des pays du tiers-monde, et sa détestation de la pratique criminelle de changement de régime et d’assassinat politique de la CIA. Après que le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarksjold soit mort à son tour (probablement assassiné), Kennedy a poursuivi sa campagne pour un Congo libre et indépendant. Lyndon Johnson sabotera cette première tentative de démocratie en Afrique post-coloniale en soutenant Josef Mobutu, un dictateur corrompu qui mettra son pays au service d’intérêts étrangers.
Kennedy rejetait la mentalité « avec nous ou contre nous » de l’establishment de la politique étrangère américaine, et il le démontra encore par son soutien au leader nationaliste indonésien Sukarno, cofondateur du Mouvement des non-alignés. En 1958, Eisenhower avait autorisé la tentative de la CIA de renverser Sukarno, mais lorsque Kennedy prit ses fonctions, il inversa cette politique et aida Sukarno à stabiliser son pays. Moins d’un an après la mort de Kennedy, la CIA planifiait à nouveau une opération secrète contre Sukarno, conduisant au meurtre d’au moins 500 000 personnes soupçonnées de sympathie communiste. Sukarno fut placé en résidence surveillée et le général Soeharto, soutenu par la CIA, régna pendant trois décennies, transformant son peuple en travailleurs à bas salaire pour des entreprises étrangères8.
Et puis, bien sûr, il y a Cuba et le Vietnam. L’histoire de la résistance de Kennedy aux pressions du Pentagone et de la CIA en faveur d’une confrontation et d’une escalade militaires dans ces pays a été racontée à maintes reprises—le plus éloquemment par James Douglass—, de sorte que je n’ai pas besoin d’y revenir. Les auteurs de l’école dominante de la recherche sur l’assassinat de JFK—et cela inclut ceux interrogés dans le documentaire de Stone et DiEugenio— supposent que Cuba et le Vietnam sont, dans cet ordre, les raisons les plus importantes pour lesquelles Kennedy a été tué. DiEugenio est d’accord, mais apporte un plus large éventail de motifs.
Le Moyen-Orient
DiEugenio rappelle dans “Nasser, Kennedy, the Middle East, and Israel (kennedysandking.com)” que, si la politique de Kennedy concernant Cuba et le Vietnam sont aujourd’hui bien connues des chercheurs, celles concernant le Congo, l’Indonésie, la République dominicaine et le Laos le sont moins. Et il ajoute :
Mais il y a encore une autre région du monde dans laquelle la politique étrangère réformiste de Kennedy est ignorée. Cette région est le Moyen-Orient. C’est étrange car de nombreux commentateurs perçoivent à juste titre que le Moyen-Orient est l’une des régions les plus importantes du globe9.
DiEiugenio écrit encore dans “Introduction to JFK’s Foreign Policy: A Motive for Murder (kennedysandking.com)”:
Pourquoi l’affaire JFK est-elle pertinente aujourd’hui ? Eh bien, parce que le gâchis au Moyen-Orient domine désormais à la fois notre politique étrangère et les gros titres, tout comme la guerre froide l’a fait il y a plusieurs décennies. Et les racines de la situation actuelle résident dans la mort de Kennedy, après quoi le président Johnson a entamé le long processus qui a renversé la politique de son prédécesseur.10
Autrement dit, le Moyen-Orient est la région du monde où la politique étrangère de Kennedy et le renversement de celle-ci par Johnson ont eu les conséquences les plus dramatiques et les plus durables. Ce qui était en jeu, c’était l’implication de l’Amérique dans le conflit entre Israël et le monde arabe, et cela signifiait, essentiellement, entre Ben Gourion et Nasser.
Ainsi, DiEugenio reconnaît que : 1) Johnson a complètement inversé la politique étrangère de Kennedy, et 2) le renversement le plus conséquent s’est produit au Moyen-Orient, au bénéfice d’Israël et au détriment de l’Égypte. Pourtant, DiEugenio désigne, non pas Johnson ou Ben Gourion, mais Allen Dulles comme le coupable le plus probable du coup d’État de Dallas. Donne-t-il des indications suggérant qu’Allen Dulles souhaitait transférer le soutien des États-Unis de l’Egypte à Israël ? Pas du tout.
Car s’il est vrai que les maîtres de la politique étrangères états-unienne (en premier lieu les frères John Foster et Allen Dulles) ont généralement favorisé l’Arabie saoudite par rapport à l’Égypte, il n’est pas vrai qu’ils souhaitaient une relation plus étroite avec Israël. La politique pro-israélienne de Johnson n’était pas un retour à une politique pré-Kennedy, mais une rupture radicale avec toutes les administrations précédentes.
Rappelez-vous la réaction résolue d’Eisenhower à l’invasion du Sinaï par Israël en 1956, et comparez-la avec ce qui s’est passé dix ans plus tard, lorsque Johnson a donné son feu vert à l’attaque d’Israël contre l’Égypte, a couvert la tentative d’Israël de couler le USS Liberty pour donner un prétexte à l’entrée en guerre des États-Unis, et a autorisé Israël a conserver les territoires annexés.
Cuba et le Vietnam
Le principal intérêt d’Allen Dulles pour la politique étrangère dans les années 1960 se portait sur Cuba. Assassiner Castro et/ou envahir Cuba pour restaurer un régime colonial était sa priorité. Comme la majorité des enquêteurs sur la mort de JFK, DiEugenio considère que Kennedy avait tellement irrité les cadres de la CIA et du Pentagone en faisant échouer leur plan d’invasion de Cuba—non pas une mais deux fois, d’abord avec le débarquement de la Baie des Cochons en 1961, et ensuite pendant la crise des missiles de Cuba en 1962—qu’ils ont décidé de l’assassiner. Or, Johnson n’a pas donné aux faucons de la CIA et du Pentagone l’invasion de Cuba qu’ils voulaient. Il n’a même pas essayé.
Il y a là une faiblesse majeure de cette théorie dominante et aujourd’hui grand-public défendue par DiEugenio. Cette faiblesse est en partie compensée par la focalisation secondaire sur le Vietnam. Il est vrai qu’au Vietnam, Johnson a donné aux faucons ce qu’ils voulaient, et plus encore. Comme l’a écrit l’auteur Peter Dale Scott, Johnson « avait été, depuis 1961, l’allié des chefs d’état-major (et en particulier du général de l’armée de l’air Curtis LeMay) dans leurs efforts incessants pour introduire des troupes de combat américaines en Asie, contre les refus répétés de Kennedy. »11 Pourtant, cette présentation ignore un aspect de l’histoire.
Il est bien établi aujourd’hui, grâce en particulier à David Halberstam, que la plus forte pression pour envoyer des troupes terrestres au Vietnam est venue de Walt Rostow. En tant qu’adjoint du conseiller à la sécurité nationale sous Kennedy, Rostow avait déjà pesé lourdement sur la décision de Kennedy d’envoyer des « conseillers militaires ». Mais Kennedy s’était lassé de ses conseils belliqueux : « Walt a dix idées, dont neuf conduiraient au désastre », disait-il12. Johnson promut Rostow conseiller à la sécurité nationale et se montra plus enthousiaste pour ses plans de guerre. Rostow fut le principal promoteur du récit mensonger, accepté jusqu’à une époque récente, selon lequel la politique vietnamienne de Johnson était une continuation de celle de Kennedy13.
Johnson nomma également le frère de Walt Rostow, Eugene, sous-secrétaire d’État, « nommé précisément pour soutenir la guerre israélienne à venir » selon Joan Mellen14. Johnson laissa à ces deux fils d’immigrants juifs la main sur la politique israélienne américaine. Le 8 juin 1967, le jour même de l’attaque israélienne contre l’USS Liberty, Walt recommandait à Johnson qu’Israël soit autorisé à conserver les territoires capturés.
Pourquoi les frères Rostow voulaient-ils une guerre du Vietnam ? Dans “Was Vietnam a Holocaust for Zion?, by Laurent Guyénot – The Unz Review”, j’ai expliqué pourquoi la guerre du Vietnam était bonne, voire cruciale, pour Israël. Mais ne me croyez pas sur parole. Voici ce que le président français Charles De Gaulle déclara lors de sa Charles de gaulle – paroles publiques – Conférence de presse du 27 novembre 1967 (ina.fr), après avoir condamné l’agression d’Israël et appelé les quatre grandes puissances à imposer un règlement international sur la base du retrait d’Israël des territoires occupés :
Mais on ne voit pas comment un accord quelconque pourrait naître tant que l’un des plus grands des quatre ne se sera pas dégagé de la guerre odieuse qu’il mène ailleurs. Car tout se tient dans le monde d’aujourd’hui. Sans le drame du Vietnam, le conflit entre Israël et les Arabes ne serait pas devenu ce qu’il est. Et si l’Asie du Sud-Est voyait renaître la paix, l’Orient l’aurait bientôt retrouvée, à la faveur de la détente générale qui suivrait un pareil événement15.
Je ne conteste pas que le changement de politique sur le Vietnam entre Kennedy et Johnson soit un argument en faveur de la théorie selon laquelle la CIA et le Pentagone ont tué Kennedy. Je souligne simplement que les membres du cabinet pro-israélien de Johnson ont été au moins aussi influents que Dulles et LeMay dans le renversement par Johnson de la décision de Kennedy de se retirer du Vietnam, et que cela est également cohérent avec la théorie selon laquelle Israël était le principal moteur.
Dimona
Dans son livre JFK and the Unspeakable (JFK et l’Indicible) James Douglass a documenté l’engagement absolu de Kennedy à empêcher la prolifération nucléaire et même à abolir les armes de destruction massive « avant qu’elles ne nous abolissent » (discours de Kennedy à l’Assemblée générale des Nations Unies, 25 septembre 1961). Mais Douglass ne fait aucune allusion à la confrontation de Kennedy avec Ben Gourion et Eshkol sur cette même question. De cette façon, Douglass a prouvé que l’école historique dont il est l’un des représentants les plus en vue est impliquée dans une opération de dissimulation. C’est ce qui m’a fait dire dans l’introduction de mon livre, Amazon.fr – The Unspoken Kennedy Truth – Guyénot, Laurent – Livres (traduction française Qui a maudit les Kennedy ? – Kontre Kulture publiée par KontreKulture) que ce qui est vraiment « indicible » est ce que JFK et l’indicible ne dit pas.
À son crédit, DiEugenio n’évite pas l’histoire de Dimona. Son site Web renvoie à deux articles d’Avner Cohen, auteur de Israël et la Bombe (1998), et de l’archiviste William Burr, accompagnés de documents déclassifiés (ici et ici).16 DiEugenio lui-même écrit sur les efforts d’Israël pour acquérir des armes nucléaires dans “Nasser, Kennedy, the Middle East, and Israel (kennedysandking.com)” :
Ben Gourion et les autres dirigeants israéliens étaient tellement dévoués à cet objectif qu’ils ont eu recours à deux moyens illicites pour atteindre cet objectif. Premièrement, ils se sont impliqués dans une conspiration à l’échelle du gouvernement pour tromper Kennedy sur la véritable nature du réacteur Dimona.
Le second moyen utilisé par Israël pour se doter de l’arme nucléaire a été le vol de secrets et de matériel des États-Unis :
Grâce à [Roger] Mattson [auteur de Stealing the Atom Bomb: How Denial and Deception Armed Israel: Mattson, Roger J: 9781515083917: Amazon.com: Books], ainsi qu’à Grant Smith [auteur de Big Israel: How Israel’s Lobby Moves America: Smith, Grant F.: 9780982775714: Amazon.com: Books], nous savons aujourd’hui qu’Israël a volé des centaines de kilos d’uranium hautement enrichi dans ce qui était essentiellement leur usine d’armement à Apollo en Pennsylvanie, appelée NUMEC17.
Stone et DiEugenio mentionnent la première de ces tromperies israéliennes dans la version longue de leur film (épisode 3, 40:50). Après un bref rappel de la décision de Kennedy de soutenir la résolution de l’ONU pour le retour des réfugiés palestiniens, ils nous disent :
L’autre problème auquel Kennedy était confronté avec Israël était la construction du réacteur atomique de Dimona. JFK était fermement opposé à toute prolifération d’armes nucléaires. Il avait été assuré par le Premier ministre David Ben Gourion que Dimona était conçu pour des utilisations pacifiques de l’énergie atomique. Au printemps 1963, Kennedy a exigé des inspections complètes par les États-Unis du réacteur Dimona et a menacé de placer l’aide américaine à Israël dans les limbes si aucun accord n’était conclu. Et au moment de son assassinat, des négociations étaient en cours pour des inspections semestrielles.
C’est mieux que rien. Mais puisque cette histoire est anecdotique dans la thèse défendue par Stone et DiEugenio, elle semble n’avoir été incluse que pour immuniser les auteurs contre l’accusation de la dissimuler—blâme amplement mérité par Douglass et tant d’autres.
Fait intéressant, c’est Stone qui aborde ce sujet dans cette interview avec la journaliste canadienne Éloïse Boies. À 34:20, DiEugenio déclare que « personne ne s’opposait plus à la prolifération nucléaire que John F. Kennedy. C’était vraiment une question de grande importance pour lui. » À ce stade, Stone intervient :
Et il s’en est pris à Israël, à Ben Gourion en Israël, parce qu’ils construisaient une bombe qu’ils nous avaient volée. Il voulait vraiment mettre un terme à cela, mais malheureusement il est mort avant. Et Johnson était au courant et il n’a rien fait, jusqu’à ce qu’Israël ait la bombe en 1968. Même alors, en 68, Johnson a fait taire le Pentagone. Il a dit: « On ne va pas l’annoncer. Le peuple américain ne saura pas qu’Israël a la bombe.
Pour Stone et DiEugenio, tout cela n’a pas de rapport direct avec l’assassinat. À la fin (à partir de 50:27), en réponse à la question « Qui l’a fait, et pourquoi? » ils s’en tiennent à la conclusion qu’Allen Dulles était le cerveau—avec certainement Curtis LeMay précisera plus loin DiEugenio. Mais, ajoute Stone , Dulles n’est que « l’exécuteur » ; « il obtient l’autorisation de quelqu’un » … « les gens au sommet. On sait qui ils sont : les gens qui ont de l’argent » Cela devient assez ridicule.
Il peut sembler injuste pour moi de pointer vers une interview plutôt que vers le film lui-même, et en insistant sur les propos de Stone plutôt que ceux de DiEugenio. Mais la valeur de cette interview est précisément de révéler les faiblesses qui ne sont pas apparentes dans le film.
Johnson
Dans cette même interview (à partir de 40:30), Stone déclare : « Je ne pense pas que Johnson ait été impliqué dans le meurtre. » DiEugenio ajoute : « Johnson a cru à l’histoire de la CIA venant de Mexico » (une personne s’était fait passer pour Oswald et visitant les ambassades soviétique et cubaine au Mexique en octobre 1963). Mais DiEugenio mentionne ensuite qu’Edgar Hoover avait dit à Johnson que l’histoire de Mexico était impossible, puisque ni la voix ni la photo fournies par la station mexicaine de la CIA ne correspondaient au vrai Oswald. Alors maintenant, ajoute DiEugenio, « la question devient : est-ce que Johnson y croyait vraiment ? » Cela devient déroutant. DiEugenio n’arrive pas à décider si Johnson croyait ou non à la légende communiste d’Oswald.
Mais le dilemme de DiEugenio n’a aucune raison d’être. Car non seulement Johnson savait que la panoplie communiste d’Oswald était factice ; c’est lui qui a utilisé cette fausse connexion communiste pour bloquer toutes les enquêtes. DiEugenio est un admirateur du travail du professeur John M. Newman, dont il a commenté les livres (ici, ici, ici, et ici) et qu’il a interviewé pour le film. Or une contribution fondamentale de Newman, introduite dans l’édition 2008 de son livre Oswald and the CIA et répétée dans les trois premiers volumes de sa série The Assassination of President Kennedy, est la suivante, résumée ainsi dans ses propres termes :
Un élément essentiel de l’intrigue était une opération psychologique visant à agiter le spectre de la Troisième Guerre mondiale et de la mort de quarante millions d’Américains. Cette menace d’un holocauste nucléaire a ensuite été utilisée par le président Johnson pour terrifier le juge en chef Earl Warren et certains des autres hommes qui ont siégé à la Commission Warren à un point tel qu’ils croyaient qu’il n’y avait pas d’alternative à la rédaction d’un rapport déclarant que Lee Oswald seul avait assassiné le président.18
Selon cette théorie, approuvée par DiEugenio dans cet article19, le profil d’Oswald en tant que militant communiste pro-Castro a été intégré dans le plan (par nul autre que James Jesus Angleton), non pas dans le but de déclencher la Troisième Guerre mondiale, mais pour fournir à Johnson un prétexte pour imposer la théorie du tireur solitaire, de peur que la découverte d’un complot ne « nous propulse dans une guerre qui peut tuer quarante millions d’Américains en une heure », comme Johnson ne cessait de le répéter20. Cela signifie, selon Newman, que « beaucoup des mensonges et des dissimulations après l’assassinat ont été commis par des gens qui n’avaient rien à voir avec le complot préexistant visant à assassiner le président » et qui « pensaient que ce qu’ils faisaient était dans le meilleur intérêt du pays »21. Cela s’applique à des milliers de personnes, de la police de Dallas aux réseaux de télévision.
Mais cela peut-il s’appliquer à Johnson lui-même ? Compte tenu de la maîtrise rapide et efficace de ce dispositif par Johnson, il est beaucoup plus probable qu’il ait été fabriqué par Angleton spécifiquement pour Johnson et avec son accord.
Pourtant, DiEugenio et d’autres auteurs sur son site méprisent les enquêteurs qui incriminent Johnson, et en particulier Phillip Nelson, auteur de LBJ: The Mastermind of JFK’s Assassination. Un gros livre comme celui-là (730 pages) contient forcément des arguments faibles, mais les critiques de KennedysandKing.com (ici and ici) ne rendent pas justice aux preuves solides accumulées par Nelson selon lesquelles Johnson était activement impliqué, pas seulement dans le cover-up, mais dans la préparation de l’embuscade de Dallas22. Concernant le renversement de politique étrangère, DiEugenio minimise le rôle de Johnson en suggérant qu’il n’avait aucune idée personnelle claire en la matière, et qui aimait qu’on lui dise quoi faire. Cela est en contradiction avec tout ce que nous apprenons des biographes de Johnson, en particulier de Robert Caro.
De mon point de vue, qui diffère de celui de Nelson, le rôle de Johnson dans l’assassinat ne peut être compris indépendamment de celui d’Israël, pas plus que le rôle d’Angleton. Johnson a autorisé, et probablement planifié, l’attaque israélienne contre l’USS Liberty en 1967, et il a excusé Israël lorsque l’opération a échoué (« Johnson n’a pas rompu les relations avec Israël, et il n’y a pas eu de procès pour cette atrocité », note DiEugenio)23. Non seulement cela, mais, comme l’écrit DiEugenio dans “Nasser, Kennedy, the Middle East, and Israel” :
Comme le note Roger Mattson dans son livre sur le sujet, lorsque la CIA a alerté le nouveau président qu’il semblait qu’Israël avait maintenant développé la bombe atomique, Johnson a à peine réagi. (Mattson, p. 97) Aucune enquête officielle n’a été lancée. En fait, Johnson a dit à la CIA de ne pas alerter l’État ou la Défense sur cette découverte.24
Pour ces deux actes, Johnson mérite d’être considéré comme traître au pays qu’il a juré de servir. Si Johnson travaillait pour quelqu’un, ce n’était pas pour le Eastern Establishment des frères Dulles, dont il n’avait jamais fait partie ; c’était pour Israël (lire les arguments du crypto-sionisme de Johnson dans mon article « L’assassinat de Kennedy était un coup d’État. Mais au profit de qui ? »). Johnson a été l’initiateur d’une politique pro-israélienne que Truman, Eisenhower, les frères Dulles ou les chefs d’état-major de Kennedy n’auraient jamais imaginé dans leur pire cauchemar. Il est aujourd’hui largement connu que Johnson est le président américain qui « a fermement orienté la politique américaine dans une direction pro-israélienne ».
Conclusion
En conclusion, je trouve plusieurs failles logiques dans la théorie générale de DiEugenio, l’auteur du documentaire dirigé par Oliver Stone :
- DiEugenio reconnaît que le changement de politique étrangère de JFK à LBJ a eu les conséquences les plus grandes au Moyen-Orient, mais il blâme la CIA et le Pentagone (Dulles et LeMay) pour l’assassinat, bien que ni la CIA ni le Pentagone n’aient jamais préconisé la politique pro-israélienne mise en place par Johnson. Le soutien sans précédent de Johnson à Israël, jusqu’à la trahison, allait à l’encontre de l’approche prônée par la CIA, le Pentagone ou le Département d’État. Mais c’était la meilleure politique étrangère dont pouvait rêver Ben Gourion et ses successeurs.
- Selon DiEugenio et l’école dominante dont il fait partie, le principal motif de la CIA de vouloir la mort de Kennedy était de renouer avec les opérations de changement de régime à Cuba, auxquelles Kennedy s’était obstinément opposé. Mais cela ne s’est pas produit après l’assassinat. Johnson a respecté la promesse faite par Kennedy à Khrouchtchev de ne pas envahir Cuba, promesse que Dulles et LeMay considéraient comme une pure trahison.
- DiEugenio convient que Kennedy était intensément préoccupé par la prolifération nucléaire et qu’Israël lui posait le problème le plus difficile. Il sait également que Johnson n’a rien fait pour empêcher Israël d’acquérir l’arme nucléaire, et n’a montré ni surprise ni mécontentement lorsqu’on lui a dit qu’Israël avait fabriqué sa première bombe nucléaire en 1968, avec de l’uranium volé aux États-Unis. Johnson a essayé de protéger Israël en gardant cela secret. Pourtant, DiEugenio ne considère pas Dimona comme ayant constitué un mobile dans l’assassinat, et ne trouve aucune raison de soupçonner Israël ou Johnson.
- DiEugenio pense que l’assassinat de JFK était un « coup d’État de la politique étrangère », et je conviens, dans mon article : « L’assassinat de Kennedy était un coup d’État. Mais au profit de qui ? » que c’est la seule façon de lui donner un sens. Mais le but d’un coup d’État est de remplacer un chef d’État par un autre. Par conséquent, il est contradictoire pour DiEugenio de minimiser le rôle et le motif de Johnson dans l’assassinat.
En fait, je pense que la notion de DiEugenio d’un « cover-up sur la politique étrangère de JFK » doit être nuancée. Tous les domaines de la politique étrangère de Kennedy ne sont pas dissimulés de la même manière. Les trois historiens dont s’inspirent DiEugenio—Richard Mahoney, Philip Muehlenbeck et Robert Rakove—sont publiés par Oxford University Press et Cambridge University Press : pas exactement des éditeurs marginaux. Rakove et Muehlenbeck sont même inclus dans la bibliographie de l’article de Wikipédia sur « La politique étrangère de l’administration John F. Kennedy » (“Foreign policy of the John F. Kennedy administration” en anglais uniquement)—tout comme d’ailleurs, James Douglass et John M. Newman. Cet article de Wikipédia est assez précis et détaillé, à une exception près pour la section sur « Israël et les États arabes »—un excellent travail de hasbara, probablement par l’armée de rédacteurs sionistes sur Wikipédia, mise en place par Bennett Naftali.
Le véritable « cover-up sur la politique étrangère de JFK » concerne la politique israélienne de JFK. Selon la propre logique de DiEugenio, cela oriente les soupçons dans la direction vers laquelle DiEugenio ne veut pas trop regarder. Car chercher les coupables de l’assassinat de Kennedy dans cette direction le mènerait sur la route la moins fréquentée de la recherche sur l’assassinat de Kennedy. Une route dangereuse, certains diront même « suicidaire ».
Curieusement, cependant, de nombreuses autres routes bien fréquentées semblent maintenant converger inévitablement vers la piste israélienne :
- Les enquêteurs incriminant Johnson finissent par trouver une fosse aux serpents de sayanim dans sa Maison Blanche, comme Phillip Nelson dans ses deuxième et troisième livres (LBJ: From Mastermind to “The Colossus” et Remember the Liberty).
- Jefferson Morley, enquêtant sur Angleton, le découvre de mèche avec la crème du Mossad, qui le considérait comme « le plus grand sioniste du lot », tandis que Robert Amory, chef de la direction du renseignement de la CIA, l’a qualifié d’ « agent coopté par Israël ».
- David Talbot conclut que Robert Kennedy a été assassiné par la même cabale que son frère, qui prit cette fois pour bouc émissaire un Palestinien antisioniste, ce qui a permis de présenter l’assassinat de RFK comme motivé par « une haine viscérale et irrationnelle d’Israël » (mais Talbot n’y voit pas l’empreinte d’Israël—un autre cas d’inhibition cognitive).
- Personne enquêtant sur Jacob Rubenstein, connu sous le nom de Jack Ruby, ne peut désormais ignorer son passé de trafiquant d’armes pour l’Irgoun, en tant que « gangster pour Sion », et ses déclarations répétées selon lesquelles « je l’ai fait pour les Juifs »25.
- Michael Collins Piper a montré que Clay Shaw, la seule personne (à part Oswald) à avoir été inculpée pour l’assassinat (par Jim Garrison), était membre du conseil d’administration de Permindex, « une entreprise de trafic d’armes et de blanchiment d’argent du Mossad » présidée par Louis Bloomfield, un partisan dévoué de la cause israélienne et du Mossad26.
- On a appris qu’Arlen Specter, qui a imposé la thèse de la « balle unique » (dite « balle magique ») à la Commission Warren, a été honoré à sa mort par le gouvernement israélien comme « un défenseur inébranlable de l’État juif », et par l’AIPAC, comme « un architecte de premier plan du lien au Congrès entre nos pays et Israël27».
- On ne peut ignorer qu’Abraham Zapruder, l’homme dont la caméra n’a pas tremblé lorsque la tête de Kennedy a explosé, avait son bureau dans l’un des nids de snipers, le bâtiment Dal Tex surplombant Dealey Plaza, propriété de David Weisblat, un financier du B’nai B’rith28.
- Les enquêteurs intéressés par George DeMohrenschildt ne peuvent manquer d’apprendre qu’avant d’avoir été retrouvé mort d’une balle dans la tête en 1977, il s’était plaint que « la mafia juive » était à ses trousses29.
Et bien sûr, nous devons ajouter à l’équation le profil criminel d’Israël au cours des soixante dernières années. Grâce à Ronen Bergman, auteur de Lève-toi et tue le premier. L’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, nous savons que les services secrets israéliens n’ont jamais eu d’inhibition à éliminer toute personne perçue comme une menace pour la sécurité nationale d’Israël, en particulier pour le monopole nucléaire d’Israël au Moyen-Orient. Bergman a pu apprendre tant de choses de la bouche des assassins eux-mêmes parce que, écrit-il, « des actes que les gens dans d’autres pays pourraient avoir honte d’admettre sont plutôt une source de fierté pour les Israéliens30».
Vous retrouverez tous les indices importants de l’implication d’Israël dans l’assassinat de John Kennedy dans mon livre Qui a maudit les Kennedy ?, et un résumé dans le film réalisé par ERTV Israël et le double assassinat des frères Kennedy, tous deux disponibles chez KontreKulture.
Laurent Guyénot
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone