Par Mike Whitney − Le 1er février 2023 − Source Unz Review
La chose qui distingue le dernier rapport en date de la RAND Corporation sur l’Ukraine ne réside pas dans la qualité de ses analyses, mais dans le fait que le groupe de réflexion national le plus prestigieux a adopté sur la guerre une position opposée à celle de la classe politique de Washington et des alliés globalistes de cette dernière. C’est un changement très important. Souvenez-vous-en, les guerres ne s’arrêtent pas du fait que le public se met à s’y opposer. Cela n’est qu’un mythe. Les guerres prennent fin lorsqu’un fossé assez vaste se creuse parmi les élites, qui finit par déboucher sur un changement de politique.
Le dernier rapport produit par la RAND Corporation, « Éviter une longue guerre : politique des États-Unis et trajectoire du conflit russo-ukrainien« , constitue précisément ce fossé. Il indique que les élites puissantes ont rompu avec l’opinion majoritaire, du fait qu’elles estiment que la politique actuellement suivie est néfaste pour les États-Unis. Nous pensons que ce changement de perspective va gagner en ampleur jusqu’à déclencher une demande de négociations plus affirmée. En d’autres termes, le rapport de la RAND est la première étape vers la fin de la guerre.
Examinons un instant cet extrait tiré du préambule du rapport :
Les coûts et les risques d’une longue guerre en Ukraine sont significatifs et surpassent les bénéfices possibles de cette trajectoire pour les États-Unis.
Cette citation constitue un bon résumé du document. Pensez-y : au cours des onze derniers mois, on nous a répété à l’envi que les États-Unis soutiendraient l’Ukraine « aussi longtemps que nécessaire. » La citation susnommée nous assure que cela ne va pas se produire. Les États-Unis ne vont pas saper leurs propres intérêts en poursuivant le rêve inaccessible de bouter la Russie hors d’Ukraine. (Même les faucons n’y croient plus.) Les membres rationnels de l’establishment de la politique étrangère vont évaluer les perspectives de victoire de l’Ukraine et les comparer à la probabilité croissante de voir le conflit sortir par mégarde de toute possibilité de contrôle. Cela ne servirait bien entendu les intérêts de personne, et pourrait déclencher un conflit direct entre la Russie et les États-Unis. Outre ce point, les décideurs étasuniens vont établir si les dégâts collatéraux qui gonflent dépassent les dépenses. En d’autres termes, si les lignes d’approvisionnement rompues, les coûts énergétiques croissants, les pénuries alimentaires et les manques qui apparaissent dans les stocks d’armes constituent une contrepartie intéressante pour « affaiblir la Russie. » On va trouver de nombreuses personnes pour répondre que « Non. »
À certains égards, le rapport de la RAND n’est que le premier d’une longue suite de dominos qui vont tomber les uns sur les autres. Au fur et à mesure de l’empilement des pertes sur le champ de bataille en Ukraine — et il se fait de plus en plus évident que la Russie va contrôler l’ensemble des territoires situés à l’Est de la rivière Dnieper — les failles de la stratégie de Washington se font de plus en plus apparentes, et vont être de plus en plus vertement critiquées. Les gens vont remettre en cause la sagesse des sanctions économiques qui abîment nos alliés les plus proches tout en aidant la Russie. Ils vont demander pourquoi les États-Unis suivent une politique qui a précipité une fuite loin du dollar et de la dette étasunienne. Et ils vont se demander pourquoi les États-Unis ont délibérément saboté un accord de paix, au mois de mars, alors que la probabilité d’une victoire ukrainienne était proche de zéro. Le rapport de la RAND semble anticiper toutes ces questions ainsi que le « changement d’humeur » qu’ils vont générer. C’est la raison pour laquelle les auteurs poussent à la tenue de négociations et à une fin rapide du conflit. Voici un extrait tiré d’un article de Russia Today :
La RAND Corporation, un groupe de réflexion national d’élite très influent, financé en direct par le Pentagone, a publié un rapport qui fera référence, affirmant qu’une prolongation de la guerre par procuration provoque activement des dégâts aux États-Unis et à leurs alliés, et avertissant Washington que le pays devrait éviter « un conflit prolongé » en Ukraine…
(Le rapport) commence par affirmer que les combats représentent « le conflit inter-étatique le plus significatif sur plusieurs décennies, et son évolution aura des conséquences majeures » pour Washington, ce qui implique que les « intérêts » étasuniens seront activement touchés. Le rapport affirme très clairement que si les Ukrainiens ont mené tous les combats, et que leurs villes ont été « aplaties » et leur « économie décimée », ces « intérêts » ne sont « pas synonymes de ceux de Kiev » (« Rand appelle à une fin rapide de la guerre« , RT)
Le rapport n’affirme pas de manière explicite que « les intérêts étasuniens (sont) touchés », mais insinue clairement que tel est le cas. Sans surprise, le rapport ne fait aucune mention des dégâts collatéraux provoqués par la guerre lancée par Washington contre la Russie, mais il ne fait guère de doute que ces éléments figuraient parmi les pensées actives des auteurs du rapport. Après tout, ce ne sont pas les 100 milliards de dollars ou les stocks d’armes mortelles qui coûtent si cher aux États-Unis. C’est l’émergence en accélération des coalitions internationales et des institutions alternatives qui ont placé l’empire étasunien sur une voie accélérée vers la ruine. Nous supposons que les analystes de la RAND distinguent les mêmes éléments que tout autre être sensible, à savoir que la conflagration mal ciblée de Washington avec Moscou est allée trop loin, et que le retour de flamme va être immense et insoutenable. De là découle l’urgence de mettre fin rapidement à la guerre. Voici un extrait du rapport qui a été imprimé en caractères gras au milieu du texte :
Puisqu’éviter une longue guerre constitue la priorité la plus élevée, derrière la minimisation des risques d’escalade, les États-Unis devraient plus rapidement mener des actions mettant fin au conflit à moyen terme.
Chose intéressante, le rapport liste en détail les risques d’escalade (Les risques principaux intègrent une guerre élargie impliquant l’OTAN, un débordement du conflit sur d’autres pays de l’UE, et une guerre nucléaire.) mais n’explique pas les raisons exactes pour lesquelles une « longue guerre » provoquerait des dégâts aux États-Unis. Nous pensons que cette omission est intentionnelle et que les auteurs ne veulent pas reconnaître que le retour de flammes des sanctions et la constitution de coalitions étrangères anti-étasuniennes enrayent clairement les projets des États-Unis pour maintenir leur emprise sur le pouvoir global. Au sein des élites, il est interdit de parler de cela. Chris Hedges a résumé la situation ainsi dans un article paru dans Consortium News :
Le projet consistant à remodeler l’Europe et l’équilibre global des pouvoirs, en dégradant la Russie, s’avère ressembler au projet raté qui visait à remodeler le Moyen-Orient. Il provoque une crise alimentaire et dévaste l’Europe avec une inflation à deux chiffres. Il expose une fois de plus aux yeux de tous l’impotence des États-Unis et la banqueroute des oligarques qui dirigent ce pays. En contrepoids des États-Unis, des nations telles que la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil et l’Iran se séparent de la tyrannie du statut de réserve mondiale attribué au dollar, et ce désarrimage va provoquer une catastrophe économique et sociale aux États-Unis. Washington donne à l’Ukraine des systèmes d’armement plus sophistiqués que jamais et empile les aides par milliards, dans une tentative vaine et futile de sauver l’Ukraine, mais chose plus importante, de se sauver elle-même. (« Ukraine — The War That Went Wrong« , Chris Hedges, Consortium News)
Hedges résume parfaitement la situation. L’intervention sotte de Washington prépare la voie à la plus grande catastrophe stratégique de toute l’histoire des États-Unis. Et pourtant, même ainsi, la vaste majorité des élites corporates et bancaires soutiennent la politique mise en œuvre et haussent les épaules lorsqu’elle perçoit les signes évidents d’échec de cette politique. Illustration parfaite : le Forum Économique Mondial a fait paraître une déclaration générale de soutien à l’Ukraine sur son site internet. La voici :
L’essence de notre organisation est que nous croyons au respect, au dialogue, ainsi qu’aux efforts collaboratifs et coopératifs. Par conséquent, nous condamnons fermement l’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, ainsi que ses attaques et ses atrocités.
Notre solidarité est toute entière envers le peuple ukrainien et tous les innocents qui souffrent de cette guerre totalement inacceptable. Nous ferons tout ce qui est possible pour aider et soutenir activement les efforts humanitaires et diplomatiques.
Nous espérons seulement que — à plus long terme — la raison pourra l’emporter et que l’espace pour construire des liens et pratiquer une réconciliation pourra émerger de nouveau. (Klaus Schwab and Børge Brende, Forum Économique Mondial)
Cela ne devrait surprendre personne. Naturellement, les globalistes prennent le parti de leur équipe expansionniste et ravageuse (l’OTAN) et s’opposent au principal soutien mondial des valeurs traditionnelles, des frontières et de la souveraineté nationale. Cela allait sans dire. Et même ainsi, le rapport de la RAND suggère que le soutien envers la guerre ne fait plus l’unanimité parmi les élites. Et comme ce sont les élites qui définissent en fin de compte les politiques choisies, il existe désormais une probabilité croissante que cette politique puisse changer. Nous considérons cette « scission du consensus entre élites » comme le développement le plus positif des onze derniers mois. La seule manière pour les États-Unis de modifier leur approche en Ukraine est qu’un nombre croissant de membres des élites remettent les pieds sur terre et nous retirent de ce bourbier. Nous espérons que cela va se produire, mais nous ne sommes pas certains que tel va être le cas.
La section la moins convaincante du rapport apparaît sous le titre : « Engagements des États-Unis et de leurs alliés pour la sécurité de l’Ukraine ».
Le problème est facile à comprendre. Les auteurs veulent établir un projet pour apporter de la sécurité à l’Ukraine afin de stimuler des négociations avec la Russie. Malheureusement, la Russie ne va pas permettre que l’Ukraine entre dans une quelconque alliance de sécurité soutenue par l’Occident. De fait, c’est même pour cette raison que la Russie a lancé son offensive au départ, pour empêcher que l’Ukraine devienne membre d’une alliance militaire hostile (l’OTAN) liée aux États-Unis. Il s’agit d’un sujet sensible qui va d’évidence constituer un obstacle dans toute négociation à venir. Mais c’est un sujet sur lequel il ne va pas être possible de « louvoyer ». L’Ukraine — ou ce qui en restera — devra apporter des garanties permanentes de neutralité, et assurer que les extrémistes de droite auront été supprimés du gouvernement ainsi que des organes militaires et de sécurité. Moscou ne va pas choisir les dirigeants de l’Ukraine, mais s’assurera que ceux-ci ne sont ni des Nazis, ni liés à quelque organisation nationaliste d’extrême droite.
Comme évoqué ci-avant, nous pensons que le rapport de la RAND indique que les élites sont désormais divisées sur le sujet de l’Ukraine. Nous pensons que cela constitue un développement positif pouvant déboucher sur des négociations en vue d’une fin de la guerre. Cependant, nous ne devons pas ignorer le fait que même l’analyse la plus impartiale peut pencher en faveur du groupe qui fournit les fonds. Et cela pourrait également être le cas en cette instance. Gardons à l’esprit que la RAND est un groupe de réflexion non partisan qui, selon le lieutenant colonel en retraite Karen Kwiatkowski :
travaille pour l’establishment de la défense, et si l’argent devait se tarir de cette source, le groupe de réflexion n’existerait pas sous la forme que l’on connaît. Il sert totalement les intérêts du gouvernement étasunien, et dépend d’eux. — Lew Rockwell
Ceci suggère que le rapport de la RAND peut représenter la vision du Pentagone et de l’establishment militaire étasunien, qui estiment que les États-Unis foncent tête baissée vers une conflagration directe contre la Russie. En d’autres termes, le rapport constitue peut-être la première salve idéologique lancée contre les néo-conservateurs qui sont à la tête du département d’État et de la Maison-Blanche. Nous soupçonnons que ce fossé entre le département de la Guerre et le département d’État va s’approfondir au cours des jours à venir. Nous ne pouvons qu’espérer que la faction la plus sensée du Pentagone l’emportera.
Mike Whitney
Note du Saker Francophone
Le titre de l’article parle du positionnement des élites occidentales, mais le contenu reste centré sur les élites étasuniennes. Il va de soi que, quelle que soit la décision de celles-ci, les « élites » européennes suivront la voix et la voie de leur maître.
Traduit par Jose Marti, relu par Wayan, pour le Saker Francophone.
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone