Je voyais se profiler devant moi les longs mois d’hiver. Pour éviter la déprime saisonnière, j’ai cru qu’il n’y avait rien de mieux que de m’activer, rien de mieux que de me lancer dans un (gros) projet de lecture. En examinant la pile de livres « à lire » sur mon bureau, j’ai jeté mon dévolu sur l’œuvre romanesque complète de Réjean Ducharme, publiée récemment chez Gallimard. Et puis, tant qu’à y être, question de rester dans le thème, pourquoi ne pas d’abord m’attaquer à L’Hiver de force ?
C’était ma deuxième incursion dans L’Hiver de force, ce roman de Ducharme qui date de 1973. Je me disais qu’entrer dans cet univers n’était pas garant d’une sortie ou d’un évitement de la grisaille de janvier, mais c’était oublier que la forme ludique du langage de Ducharme sauve sans cesse le lecteur de l’effet pathétique du contenu. Le roman apparait ainsi en constante tension entre un langage désinvolte, truffé de jeux de mots, qui tourne en dérision toute prétention, et des thèmes plus profonds, existentiels.
C’est dans cette dynamique que le récit met en place deux protagonistes vers la fin de la vingtaine, André et Nicole. On peut d’abord penser qu’il s’agit d’un couple d’amoureux, mais certains indices permettent ensuite de croire qu’il s’agit peut-être d’un frère et d’une sœur, comme on les rencontre si souvent dans l’œuvre de Ducharme. Il y a donc un frère qui narre toute l’histoire et une sœur qui incarne le lien avec l’enfance (ce thème si cher à l’auteur).
Bien qu’étant résolument entrés dans l’âge adulte, André et Nicole sont comme de grands enfants, attachés à un univers naïf et clos sur lui-même qui les préserve du monde qui les entoure : un monde de consumérisme, d’idéologies et de politique, mais aussi — et c’est là que je souhaite attirer votre attention — un monde risqué sur le plan relationnel et social. Il s’agit d’un monde où l’Autre, cet inconnu, pourrait nous sortir, voire nous arracher à nous-mêmes.
Naitre ou ne pas naitre
Le duo se terre donc dans son logement : « On n’ouvre plus les rideaux. On dort jusqu’à une heure et demie deux heures de l’après-midi. On sort quand il fait noir. » Ce repli en est un aussi dans le langage : ils s’amusent de leurs calembours que personne d’autre ne comprend. (Notez que le roman ducharmien, lui-même truffé de calembours et d’allusions, fait écho à cette incommunicabilité.)
En outre, plus que le soleil, c’est le printemps qu’ils évitent, avec ses promesses d’éclosions, de naissances et de relations nouvelles.
Dès le début du roman, André relate un épisode banal de leur quotidien et une courte phrase vient révéler quelque chose de crucial sur lui-même, soit son incapacité à venir au monde : « Les cuisses de Nicole se serrent et se desserrent autour de mon cou, dans des sortes d’orgasmes de douleur où la douleur n’aboutit pas. »
Toutefois, ce « faux travail » ne marque pas la fin de cet accouchement métaphorique. En effet, André et Nicole finissent par se débarrasser de tout le maigre avoir qui meublait leur logement (leur coquille) et quittent celui-ci pour poursuivre une femme-vedette qui les subjugue :
« Et là on voit, on sait, avec force, comme tous nus dans la neige, que ce qu’on est vraiment c’est un vide (un vrai vide, un qui aspire, un vacuum), que ce vide garde tout le temps sa force de vide, sa faim douloureuse, que ça dévore tout à mesure, nous avec, que pour qu’il marche bien (et qu’on marche bien nous aussi) il ne faut pas qu’il soit obstrué… comme quand tu essaies de te cramponner à l’ouverture pour te garder (ta vertu, ta jeunesse, ton idéal, ta réputation, ta personnalité). »
Cessant de se cramponner pour rester en état fœtal, les protagonistes libèrent la voie vers la sortie et acceptent de se laisser aller dans ce vacuum qui les propulse (comme tous nus) vers l’inconnu, ou l’inconnue. L’aventure est des plus vertigineuses puisque le duo risque ainsi de voir ses certitudes remises en question par toute forme d’altérité.
En revanche, la venue au monde permet de vivre réellement. C’est là, par exemple, que les héros cueilleront et sentiront enfin de vraies fleurs, ces mêmes fleurs qu’ils ne voyaient autrefois que par le truchement d’un livre (Flore laurentienne, du frère Marie-Victorin).
C’est aussi à ce moment qu’André se dissocie de sa sœur pour la première fois : l’attaque physique suggère une tentative de couper le cordon qui le garde lié à la petite enfance. Malheureusement, la belle vedette les ayant abandonnés, la colère et la déception d’André le ramènent à Nicole qui, comme une mère (ou comme une sœur, ce double de lui-même), lui voue un amour inconditionnel : « genre n’aie-pas-peur-d’être-épais-je-vais-t’aimer-pareil-mon-amour-n’est-pas-égoïste-moi ».
S’enfermer pour toujours
L’émancipation sera donc de courte durée. André et Nicole auront vite fait de regagner ce lieu obscur et sécuritaire. Alors que la saison estivale advient, les deux forcenés retournent prestement à un hiver figuré :
Par la camisole de force, celle qu’on enfile aux fous, on devine le danger réservé à celui qui décide de rester seul en lui-même.
« Puis demain, 21 juin 1971, l’hiver va commencer, une dernière fois, une fois pour toutes, l’hiver de force (comme la camisole), la saison où on reste enfermé dans sa chambre parce qu’on est vieux et qu’on a peur d’attraper du mal dehors, ou qu’on sait qu’on ne peut rien attraper du tout dehors, mais ça revient au même. »
Voilà qui résume tout. Ducharme possédait certes l’art de la finale. Par la camisole de force, celle qu’on enfile aux fous, on devine le danger réservé à celui qui décide de rester seul en lui-même.
Oser sortir (de soi)
Qu’est-ce que l’hiver de force, en fin de compte, si ce n’est cette camisole que l’on revêt et qui rend incapable de prendre le risque de se donner et d’aller vers l’autre ?
Au sujet des rapports entre personne et société, le philosophe Jacques de Monléon écrivait : « Voilà le paradoxe et la grandeur de la personne humaine : elle est saisie par son inextinguible désir d’altérité et d’intériorité, elle cherche à les réconcilier, les unir. Or elle ne peut le faire que dans l’amitié, dans la communion avec d’autres personnes dont l’altérité est reconnue pour elle-même.»
Pour moi, aujourd’hui, choisir délibérément l’été, ce sera prendre un crayon et du papier, écrire, puis publier. Un roman, un essai ou, qui sait, peut-être une simple chronique.
En ce mois de février, entrer dans l’été voudra dire accepter de me tromper, accepter que tout ne sera pas parfait. Cela signifiera que je mettrai de côté la peur : peur de ne pas avoir le mot juste, peur de ce qu’en dira l’Autre.
Pour moi, refuser la camisole du repli sur soi, ce sera prendre mes mots, ceux qui couvent à l’intérieur, pour les amener au soleil, là où d’autres pourront les lire.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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