La raison pour laquelle la crise israélienne est plus grave que beaucoup ne le supposent est que personne ne veut admettre qu’ « Israël » a effectivement raté sa chance de trouver une solution politique en poursuivant l’hégémonie et son « récit victorieux » .
Par Alastair Crooke
Source : Al Mayadeen, le 16 janvier 2023
Traduction : Le Saker Francophone
Le nouveau gouvernement israélien menace explicitement de confrontation avec les Palestiniens. Le « masque de l’apartheid » est tombé : l’annexion d’une grande partie de la Cisjordanie est présentée comme le principal plan d’action. Le nouveau gouvernement a également pour objectif de légaliser davantage de colonies, d’affaiblir l’Autorité palestinienne et de créer ainsi les conditions dans lesquelles la création d’une entité palestinienne viable ne serait plus qu’un fantasme. Il est clair que ces ministres de la ligne dure aimeraient voir les Palestiniens faire leurs bagages et aller ailleurs – n’importe où ailleurs.
Ce programme, en clair, est une gifle au visage de l’administration Biden. La promesse fanfaronne de l’élimination calculée des droits des Palestiniens remue également le couteau dans la plaie de cette diaspora juive libérale – dont 75 % ont si solidement constitué une base de soutien au sein du parti Démocrate.
Il devrait être évident que de graves problèmes attendent l’équipe Biden. Les alarmes devraient retentir dans tout Washington.
Alors, quelle a été la riposte de Biden au nouveau gouvernement ? Un avertissement ? Une définition des « lignes rouges » ? Eh bien, pas tout à fait puisque la somnolence prévaut :
« Aujourd’hui, la Knesset d’Israël a voté pour ratifier un nouveau gouvernement israélien… Je me réjouis de travailler avec le Premier ministre Netanyahou, qui est mon ami depuis des décennies, pour relever ensemble les nombreux défis et opportunités auxquels sont confrontés Israël et la région du Moyen-Orient, y compris les menaces de l’Iran. Les États-Unis s’efforcent de promouvoir une région de plus en plus intégrée, prospère et sûre, avec des avantages pour tous ses habitants. Depuis le début de mon administration, nous avons travaillé avec des partenaires pour promouvoir cette vision plus optimiste d’une région en paix, y compris entre Israéliens et Palestiniens. Nous souhaitons poursuivre ce travail important avec le nouveau gouvernement israélien sous la direction du Premier ministre Netanyahou. Et comme nous l’avons fait tout au long de mon administration, les États-Unis continueront à soutenir la solution des deux États et à s’opposer aux politiques qui mettent en danger sa viabilité ou qui sont en contradiction avec nos intérêts et nos valeurs mutuels. »
On peut considérer cet accueil enthousiaste à un « vieil ami » de plusieurs décennies comme une simple formalité diplomatique, tandis que la fermeté est exprimée loin des microphones.
Pourtant, dire que le langage de Biden était doux est sûrement un euphémisme. Biden a sûrement été informé de la nature de ce gouvernement sioniste radical, et a été mis au courant de la mesure dans laquelle Netanyahou est l’otage de ses ministres d’extrême droite – s’il souhaite éviter la prison qui l’attend à cause des accusations de corruption qui pèsent sur lui si l’épée de Damoclès devait lui tomber dessus.
La déclaration enthousiaste de Biden aux dirigeants israéliens peut donc être traduite de la manière suivante : « En aucun cas, moi qui aime tant Israël (déclaration faite les larmes aux yeux lors de sa première visite en Israël en tant que président), je ne veux que mon héritage soit terni par une confrontation avec Israël. J’ai envie de rester à l’écart et j’ai fait l’amère expérience, sous l’ère Obama, de ce ‘marécage’ que constituent les relations israélo-palestiniennes. Alors, cher ami, veuillez nuancer les politiques de votre gouvernement de manière à ce que je puisse persister dans le récit du ‘soutien à une solution à deux États’ (même si je reconnais qu’une véritable solution palestinienne n’est pas disponible). »
Eh bien, si Biden espérait de la nuance, voici ce qu’il a obtenu de Netanyahou :
« Voici les lignes directrices fondamentales du gouvernement national que je dirige : le peuple juif a un droit exclusif et incontestable sur toutes les régions de la Terre d’Israël. Le gouvernement va promouvoir et développer la colonisation dans toutes les parties de la Terre d’Israël, en Galilée [Al-Jalil], dans le Néguev [Al-Naqab], sur le plateau du Golan, en Judée et en Samarie [Cisjordanie occupée]. »
Dans une ère d’ambiguïté, au moins Netanyahou ne peut être accusé de dissimulation. Il expose l’objectif stratégique avec clarté.
Peut-être Bibi lit-il les runes de la politique intérieure américaine mieux que la plupart des gens (la lecture prémonitoire de la politique intérieure américaine fait partie de l’expertise revendiquée de Bibi) et peut-être croit-il ainsi que l’électorat juif libéral qui vote régulièrement pour les Démocrates n’est pas indispensable et peut être remplacé par des Républicains populistes, le contingent MAGA et les Évangélistes.
En d’autres termes, la question posée est la suivante : Netanyahou pourrait-il avoir l’intention de devenir un perturbateur et un insurgé Trumpien vis-à-vis de la pensée conventionnelle sur les questions du Moyen-Orient ? Bien que la manière de procéder soit loin d’être évidente.
Un tel « changement de circonscription » fondamental aux États-Unis semblerait impliquer que Netanyahou compte sur un assentiment inattendu de Biden et des Démocrates américains. C’est une hypothèse. La vérité, cependant, pourrait être encore plus troublante pour la classe politique occidentale. Comme l’a écrit Ben Caspit :
Alors, qu’est-ce que l’écran de fumée « Netanyahou est-il devenu Trump ? » cache précisément ? Il masque la réalité : Israël s’est résolument positionné à droite sur l’ensemble du spectre politique. On peut dire que c’est l’œuvre personnelle de Bibi, mais ce n’est plus une question de charisme personnel de Netanyahou. Israël est devenu structurellement de droite. Il est également devenu culturellement de droite. Il n’y a plus les kibboutzim laïques et « socialistes » d’antan (depuis longtemps marginalisés) : les dirigeants militaires et politiques d’Israël sont désormais majoritairement des nationalistes religieux et des colons.
Voir Norman Finkelstein : Netanyahou est un raciste et un suprématiste juif, à l’image d’Israël
Cela représente une « révolution culturelle » largement inaperçue en Europe. Et voir en Netanyahou une personnalité insurrectionnelle – plutôt que « mon vieil ami depuis 30 ans » – constituerait un choc majeur.
Ou du moins, un énorme changement tectonique, qui n’est pas encore totalement assimilé dans les « cercles » de Biden. Car cette compréhension nécessiterait une refonte complète de la réflexion stratégique occidentale sur le Moyen-Orient. Cependant, l’idée que l’Occident finisse par s’attaquer à ces réalités reste un vœu pieux, une idée quelque peu délirante. Comme Biden, la classe politique fermera les yeux et priera pour que le problème disparaisse de lui-même. Pour l’instant, l’Occident reste enfermé dans les vieux mantras.
Mais, tandis que l’appareil d’État américain se complaît dans l’entropie et le déni, la géopolitique évolue rapidement. Un commentateur israélien, Caspit encore une fois :
L’ « avantage militaire » d’Israël a disparu. C’est plutôt l’axe du Hamas, du Hezbollah, de la Syrie, de l’Irak, de l’Iran et d’AnsarAllah (les Houthis) qui a désormais l’avantage militaire, politique/stratégique. L’équilibre stratégique est inversé : le contrôle de l’espace aérien par Israël est illimité mais seulement au-dessus de Gaza. Des missiles de croisière intelligents profondément enfouis et dispersés entourent Israël, et des essaims de drones saturant les radars, ainsi que la supervision électronique de la guerre, ont modifié le calcul militaire.
La raison pour laquelle la crise israélienne est plus grave que beaucoup ne le supposent est que personne ne veut admettre qu’Israël a effectivement gâché sa chance de trouver une solution politique, en poursuivant l’hégémonie et son « récit victorieux » . Il a succombé au discours de Netanyahou sur la « mission accomplie » – la question palestinienne étant censée être devenue sans objet – pour constater que la fenêtre de la politique s’est refermée, au moment même où la situation militaire d’Israël s’est inversée, de manière décisive. L’ancienne certitude d’une domination militaire israélienne qui finirait par obtenir l’assentiment des Palestiniens semble aujourd’hui bien affaiblie.
Les dirigeants israéliens et occidentaux sont tellement fatigués et engourdis par leur propre rhétorique qu’ils ne veulent pas penser ou dire qu’Israël a épuisé ses options. Et donc la politique occidentale continue en pilote automatique.
Alastair Crooke
Source: Lire l'article complet de Le Cri des Peuples