Par Andrew Korybko – Le 2 février 2023
Le Washington Post a publié en début de semaine un article d’opinion de Max Boot déclarant que « Xi Jinping ne veut pas se retrouver du côté des perdants en Ukraine« . Il estime, à juste titre, que la République populaire pratique une politique équilibrée à l’égard du conflit ukrainien, dans laquelle elle ne soutient pas formellement l’un ou l’autre camp, mais il a tort de conclure que c’est parce qu’elle veut se retrouver du côté des vainqueurs. En réalité, la Chine ne souhaite la victoire de personne en Ukraine.
Les États-Unis ont d’abord cherché l’« endiguement » de la Russie plutôt que celui de la Chine parce qu’ils ont prédit, à tort, que Moscou capitulerait devant le chantage stratégique de Washington via l’Ukraine ou s’effondrerait rapidement en raison d’une guerre par procuration et de sanctions sans précédent si elle intervenait militairement pour défendre ses intérêts dans ce pays. Dans les deux cas, on s’attendait à ce que la Russie ne puisse pas servir de soupape de pression à la Chine dans le cadre de la campagne de pression maximale que le bloc occidental dirigé par les États-Unis préparait contre elle.
Cette série de résultats stratégiques majeurs aurait ainsi permis aux États-Unis de réaffirmer avec succès leur hégémonie unipolaire déclinante sur les relations internationales, retardant ainsi indéfiniment la transition systémique mondiale vers la multipolarité. Tout a cependant dérapé car la Russie ne s’est pas effondrée au cours de l’année écoulée comme l’avaient prévu les États-Unis. Au contraire, Kiev met en garde contre une nouvelle offensive majeure dans un avenir très proche et le New York Times (NYT) vient d’admettre que les sanctions ont échoué.
La résistance de la Russie a entraîné un dilemme stratégique pour les États-Unis, car leur complexe militaro-industriel (CMI) ne peut pas maintenir le rythme, l’ampleur et la portée du soutien armé apporté à Kiev sans que les pays de l’OTAN n’épuisent dangereusement leurs stocks en dessous du seuil minimum requis pour maintenir leur sécurité nationale. En outre, la perpétuation indéfinie de cette guerre par procuration consommerait des quantités incalculables d’équipements militaires qui pourraient être utilisés pour « contenir » plus efficacement la Chine à l’avenir.
C’est là que se trouve la raison pour laquelle la Chine préfère en fait que le conflit dure aussi longtemps que possible sans qu’il y ait de vainqueur incontestable, car cela permet de dégrader les capacités militaires du Bloc occidental et d’éviter qu’elles ne soient dirigées contre ses intérêts régionaux en Asie-Pacifique. Dans cette optique, Pékin hésite à apporter un soutien significatif à Moscou, car la victoire du Kremlin mettrait fin au scénario de guerre par procuration indéfinie qui sert les intérêts de la Chine, comme cela vient d’être expliqué.
Néanmoins, la Chine ne veut pas non plus voir la Russie perdre pour la raison mentionnée plus haut, à savoir que le Bloc occidental veille à ce que son voisin ne serve pas de soupape de pression à Pékin dans le cadre de la campagne de pression maximale que prépare le bloc dans cette nouvelle guerre froide. Jusqu’à présent, rien n’indique de manière crédible que ce scénario se produira, surtout si l’on considère la robustesse globale de la résistance économique, militaire et politique de la Russie, malgré une pression sans précédent.
Toutefois, dans l’éventualité extrêmement improbable d’un changement décisif de la dynamique stratégique en défaveur de la Russie, on s’attend à ce que la Chine apporte un soutien plus significatif à Moscou afin d’empêcher l’effondrement de son voisin et continuer ainsi à perpétuer cette guerre par procuration dans le but qui vient d’être expliqué. Comme cela ne s’est pas encore produit et ne se produira probablement jamais, la Chine ne voit aucun intérêt à donner à la Russie un avantage militaro-stratégique décisif sur le Bloc occidental, ce qui pourrait déclencher des sanctions paralysantes à son encontre également.
C’est pourquoi la République populaire se conforme tacitement aux sanctions anti-russes des États-Unis, exactement comme l’a déclaré le président Biden en septembre dernier, ce qui n’a pas été publiquement réfuté par les responsables chinois ou russes comme on aurait pu s’y attendre s’il avait dit un mensonge flagrant. De plus, elle a récemment commencé à explorer sérieusement les paramètres d’une nouvelle détente avec les États-Unis dans le but de normaliser leurs relations et de retarder – voire de neutraliser – son plan d’ »endiguement » anti-chinois.
Il n’existe pas de prétendue « alliance sino-russe« , contrairement à ce qu’affirme l’intellectuel indien C. Raja Mohan dans son dernier article d’opinion, mais il n’existe pas non plus d’alliance sino-américaine émergente. Ce qui se passe plutôt, c’est que la République populaire tente de trouver un équilibre habile entre la Russie et les États-Unis dans le but d’alléger autant que possible la pression exercée sur elle par les crises en cascade de ces dernières années qui ont fait dérailler sa trajectoire de superpuissance.
La Chine a besoin d’un accès fiable aux ressources russes à prix réduit pour poursuivre son essor économique, cette fiabilité étant mise en danger par la défaite improbable de la Russie dans le conflit ukrainien, alors que les remises susmentionnées s’évaporeraient en cas de victoire incontestable de la Russie. De même, la Chine a besoin que les États-Unis restent militairement embourbés dans l’ »endiguement » de la Russie en Europe afin d’alléger la pression qu’ils exercent sur elle en Asie-Pacifique, d’où la nouvelle détente visant à réduire la perception de la menace que représente la montée en puissance de la Chine.
En fonctionnant comme l’une des soupapes de la Russie contre la pression des sanctions de l’Occident grâce à sa consommation accrue des exportations de ressources à prix réduit de Moscou, tout en s’abstenant de fournir un soutien significatif à son opération spéciale, la Chine fait progresser la dimension russe de sa grande stratégie. De même, en s’abstenant de fournir le soutien susmentionné tout en négociant une nouvelle détente avec les États-Unis, la Chine favorise également la dimension américaine de cette stratégie.
Pour être tout à fait clair, afin que les idées partagées jusqu’ici dans cette analyse ne soient pas mal comprises, aucun jugement de valeur n’est impliqué dans cette grande stratégie machiavélique de la Chine qui vient d’être décrite. Tous les pays doivent, à juste titre, donner la priorité à leurs intérêts nationaux objectifs tels que leurs dirigeants les conçoivent, ce qui est précisément ce que fait la République populaire. Les moyens par lesquels elle fait avancer ces mêmes intérêts sont sans doute les plus efficaces possibles compte tenu du contexte mondial complexe.
Les observateurs doivent garder à l’esprit ce modus operandi et les motivations qui y sont liées s’ils aspirent sincèrement à analyser la grande stratégie chinoise avec autant de précision que possible. Certaines forces, tant au sein de la communauté des médias alternatifs que des médias traditionnels, ont tout intérêt à présenter faussement la Russie et la Chine comme des « alliés » ou comme des « rivaux » apparemment inévitables, deux perceptions qui sont erronées. La réalité est qu’elles coopèrent étroitement chaque fois que cela est mutuellement bénéfique, mais elles ne vont guère plus loin que cela.
Andrew Korybko
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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