Il y a près de 30 ans, le Québec tout entier s’était ému du sort réservé au suceur cuivré, un petit poisson dont on ne retrouvait plus que quelques spécimens sur une courte distance de la rivière Richelieu. Le gouvernement en avait fait « l’espèce faunique porte-étendard de la préservation de la biodiversité au Québec ». Rien de moins.
Plus près de nous, c’est la saga des chevreuils du parc Michel-Chartrand, à Longueuil, qui mobilise des défenseurs de la veuve, de l’orphelin et désormais du chevreuil telle Me Anne-France Goldwater.
Encore tout récemment, le sérieux Devoir, dans une série d’articles, s’émouvait du sort réservé aux poulets, bœufs, porcs, agneaux et autres animaux de boucherie.
Il ne s’agit pas ici de promouvoir le martyre des animaux, qu’ils soient sauvages ou domestiques.
Mais force est de constater que les morts et les maladies du travail qui frappent les hommes et les femmes d’ici ne méritent pas souvent une telle attention. Comme si les priorités n’existaient plus ! Comme s’il ne fallait pas aller d’abord à l’essentiel avant de s’occuper de l’accessoire ! Comment, hier et aujourd’hui, cette sollicitude à l’égard du suceur cuivré et autres espèces peut-elle prendre le pas sur les calamités qui frappent notre société, comme l’est le temps d’attente dans les urgences où, il y a quelques jours encore, des patients devaient se coucher à même le sol ? Comment oublier ces listes d’attente d’enfants en grande difficulté à la DPJ ? Comment ne pas penser aux écoles en pénurie d’enseignantes et d’enseignants, condamnés à devoir gérer des classes composées d’élèves de plus en plus difficiles à contrôler ? Comment tolérer que des hommes et des femmes se morfondent dans les hôpitaux et les résidences pour personnes âgées ?
En Gaspésie, en 2006, des pêcheurs pas trop regardants rapport à la survie des espèces avaient été condamnés à des amendes totalisant 86 733 $ pour braconnage. L’appât du saumon interdit, voyez-vous. La même année, un individu de Laval avait écopé une amende de 14 302 $ pour braconnage. Deux cerfs de Virginie et un nombre indéterminé de truites avaient été l’objet d’une attention un peu trop soutenue aux yeux des agents de la faune. En 2015, 32 braconniers de la Gaspésie ont reçu des amendes de 350 000 $.
J’entends encore Michel Chartrand vociférer contre le fait qu’au Québec, il y avait davantage d’agents pour protéger la faune que d’inspecteurs de la CSST pour protéger la santé et la sécurité des ouvriers de la construction.
Jusqu’à tout récemment, un entrepreneur fautif ayant causé par insouciance la mort d’un travailleur était passible d’une amende allant de 5000 $ à 20 000 $ pour une première offense. Heureusement, ces amendes ont été haussées. Mais pas au niveau de celles réservées aux braconniers. En 2021, au Québec seulement, 207 personnes ont perdu la vie au travail, dont 71 ouvriers de la construction qui sont morts des suites d’accidents de chantier. 105 700 travailleuses et travailleurs ont été victimes d’accidents et de maladies professionnelles.
« Tous les hommes sont égaux aux yeux de la raison et de la justice, il ne faut pas altérer cette éternelle vérité, » s’est un jour écrié Robespierre. Faut croire que certains continuent d’être plus égaux que d’autres et que certaines vies ont davantage de valeur.
De 1975 à 2018, 284 policiers sont décédés au Canada dans l’exercice de leurs fonctions, dont 183 lors d’accidents de la route. Cela fait quelque chose comme 7,6 policiers et agents de la paix qui meurent en moyenne dans le Canada tout entier chaque année en lien direct avec leur occupation.
L’immense majorité de ces gardiens de la loi décédés en fonction ont eu droit à des funérailles officielles. À chaque occasion, on voit débarquer à l’église des centaines de confrères qui, souvent, arrivent des États-Unis et de toutes les provinces canadiennes. Quand ce n’est pas un premier ministre qui se déplace pour manifester son soutien à la famille éplorée. Il n’est pas question ici de mésestimer la peine des familles de ces policiers. Mais quand a-t-on vu des funérailles nationales pour un ouvrier décédé dans un chantier ?
Faut croire que 234 ans après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen lors de la Révolution française, 74 ans après l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme aux Nations Unies, qui stipule en son article premier que tous les êtres humains naissent libres et égaux, il reste encore beaucoup à faire…
Et il arrive, malheureusement, que le suceur cuivré et le chevreuil émeuvent davantage certaines âmes sensibles que les ouvriers morts sur la job.
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