«Ah! non… ça ne passera pas!» Quand sœur Suzanne Loiselle a reçu l’avis d’éviction de son logement à la résidence Mont-Carmel de Montréal, son sang n’a fait qu’un tour. Ce n’est pas vrai qu’on l’évincerait, à 78 ans, avec 200 autres résidents. L’avis remis le 31 janvier dernier par huissier à 8 h du matin indiquait qu’au 31 juillet, l’immeuble de 15 étages cesserait d’être une résidence pour personnes âgées (RPA) agréée par le gouvernement. Le choix des locataires était simple: partir… ou rester, à condition d’absorber une augmentation de loyer de 3 % en renonçant à l’ensemble des services offerts dans la maison. Bref, un surcout de plus de 30 %, en pleine crise du logement!
«Cette journée-là et les suivantes, raconte la religieuse, ça pleurait partout. Dans l’ascenseur, aux boites aux lettres, au salon, dans les couloirs. Des ainés les yeux rouges, en sanglots, désemparés: “Je vais aller où?” demandait cette voisine de 90 ans, résidente depuis plus de 15 ans… “Et moi? Mes enfants sont décédés, qui va m’aider?” demandait une autre, aussi âgée. “Je vais retourner à la rue”, craignait un troisième…
«On s’en prend à des personnes autonomes mais vulnérables, dit sœur Suzanne, encore bouillonnante de colère et bien décidée à ne pas quitter son 3 et demi. Un logement, ce n’est pas seulement un toit sur la tête. Pour un ainé, c’est aussi un milieu de vie chaleureux, dans un environnement sécuritaire. En les déracinant ainsi, on atteint ces gens dans leur dignité, c’est d’une violence terrible.»
Indignés!
Ce que le nouveau propriétaire ignorait, c’est que la résidence abrite une poignée d’anciens militants, de ceux qui ont contribué aux grandes luttes sociales des dernières décennies. Parmi eux, d’anciens collaborateurs de Développement et Paix, et aussi les dernières Sœurs auxiliatrices des âmes du purgatoire présentes au Québec, la communauté de sœur Suzanne Loiselle.
Fondées dans la France du 19e siècle, les «auxi»(leur petit nom) sont caractérisées par une spiritualité d’inspiration ignacienne. Elles sont des religieuses «cherchant Dieu en toute chose», prêtes à s’engager de multiples manières afin de lutter contre la pauvreté, d’améliorer les conditions de vie des gens, leurs droits et leur intégrité. Des sœurs tout-terrains qui ont engagé leur vie pour transformer le monde dans la perspective du christianisme social
«Dès le premier soir, on a décidé de publiciser cette tentative d’éviction. Car de nombreuses personnes âgées se retrouvent dans des situations similaires ailleurs au Québec, dit l’ancienne directrice de l’Entraide missionnaire. Près de 200 RPA ont fermé depuis la pandémie. Comment se fait-il que leur certification, acquise au terme d’un vaste processus contrôlé par l’État, puisse se défaire d’un claquement de doigts, comme un simple nœud coulant?»
Lettre ouverte dans Le Devoir, entrevues tous azimuts, le comité Sauvons Mont-Carmel a fait flèche de tout bois, avec l’appui de la députée de la circonscription, Manon Massé.
Ces vieux routiers de la contestation sociale ont réussi à organiser les résidents âgés, parfois un peu perdus, pour introduire un dossier au Tribunal administratif du logement, entamer un recours collectif en Cour supérieure et déposer un mémoire contre le projet de loi 37 sur le logement. Ils espéraient – sans succès – protéger les droits des ainés à l’égard des propriétaires devenus experts – en toute légalité – de ces fameuses rénovictions.
La force de la vérité
Je regarde sœur Suzanne, bien campée dans son canapé. Le corps trahit doucement l’âge, mais les réflexes de militante n’ont pas pris une ride. Le verbe est habile, précis, le regard vif, l’esprit effilé. Devant nous, une immense pile d’exemplaires du Devoir; plus loin sur la table, épars, d’autres journaux; dans les étagères, des livres, une vie de lutte…
«Sœur Loiselle, qu’est-ce que c’est d’avoir faim et soif de justice?» Elle répond sans détour:
«Ce n’est pas un concept. C’est de l’ordre de l’action. Cette faim nait d’un cri, d’une indignation au fond de soi devant des injustices très concrètes, peu importe le lieu. Et aujourd’hui, cette nécessité de s’indigner revient comme une urgence évangélique. Il faut faire entendre ce cri, qu’il résonne pour qu’on respecte la dignité et les droits des personnes – ici, les ainés! –, des plus pauvres, des marginalisés, des violentés…»
«Les luttes pour la justice et pour la paix vont de pair», dit-elle. En près de soixante ans, sœur Loiselle s’est engagée comme ses consœurs dans d’innombrables situations. Celles dont elle reste la plus fière sont les luttes syndicales menées sur la Côte-Nord pour améliorer les conditions de travail dans les secteurs public et parapublic.
Dépasser la loi
Nourrie par une réflexion typiquement jésuite et par l’héritage de l’Action catholique, Suzanne Loiselle énumère quelques clés qui font le succès d’une lutte pour la justice:
«Jamais pour mon intérêt propre, mais toujours pour celui d’un ensemble de personnes, dit-elle. Par exemple, ici, les ainés sans réelles protections face aux rénovictions. Mais il ne faut pas y aller seul, de peur de se perdre en route. Il faut marcher avec d’autres, en collectifs – Jésus en a rassemblé douze. C’est ensemble qu’on dégage les balises, au terme d’une réflexion pour changer les structures à la base des conditions injustes.»
L’auxi évoque les innombrables heures qu’elle a passées à confronter les points de vue avec ses consœurs ou au sein des groupes militants: «Les uns et les autres apportent des analyses, des hypothèses, des propositions de stratégies. On n’a pas idée du travail! Mais c’est ce qui construit des ponts entre les gens, ce qui fait progresser la conscience commune, ce qui fait qu’on sait pourquoi, au-delà de certaines apparences, on confronte une situation.»
Parfois, comme c’est le cas au Mont-Carmel, les lois sont pourtant respectées… «Oui, mais la justice évangélique dépasse la loi! s’exclame sœur Suzanne. Quand la loi est faite pour protéger des proprios bien nantis, et non des locataires vulnérables, est-ce vraiment la justice? Il y a une grosse faille pour les RPA, nous avons mis le doigt dessus, et nous devons revendiquer que l’État agisse pour que cette faille se referme avec équité.»
«Et si vous perdez, sœur Loiselle?»
Elle me regarde, étonnée. «Nous ne perdrons pas, répond-elle avec aplomb, en s’appuyant sur l’engagement du nouveau propriétaire, inscrit dans l’acte de vente, de respecter le statut de RPA de la résidence. Perdre ne fait pas partie de ma façon de penser: il faut regarder avec vérité le meilleur chemin pour gagner, et s’y engager avec détermination…»
En marche!
«Heureux ceux qui ont faim et soif de justice», dit la traduction la plus courante des Béatitudes. André Chouraqui, partant directement de l’hébreu, propose plutôt de traduire le premier mot du célèbre discours du Christ par: «En marche!» ou encore: «Debout!»Comme se tient sœur Loiselle quand résonne un cri.
Avec en tête toutes ces années de lutte, avec la fin annoncée de sa communauté au Québec, je lui demande: «Vous sentez-vous heureuse, en tout cas rassasiée de justice?» Elle me répond d’un long silence. Les incompréhensions au sein même parfois de l’Église… L’ampleur de la tâche, les pauvretés toujours plus grandes…
«Soyons très humbles, dit-elle. On a mis quelques grains de sable dans l’engrenage des systèmes. Mais j’ai l’impression d’avoir été d’insuccès en insuccès. Regardez Haïti, la Palestine, les guerres en Irak, dans l’Afrique des Grands Lacs… On a eu quelques petites victoires. Et ça ne va guère mieux. Mais si je regarde Jésus à la fin de sa vie, ça n’a pas l’air très brillant, son affaire… Pourtant, le Royaume est bel et bien en marche, et c’est notre responsabilité de mettre la main à la pâte. Les luttes sont importantes parce qu’elles portent l’espoir, l’espérance qu’un nouveau monde est en train de germer, comme le promet la Parole de Dieu, pas en avant de nous, ou plus tard, mais ici-bas et maintenant.»
Alors, heureuse? «Je ne sais pas, dit-elle. Mais en tout cas, jamais je ne me suis levée en disant: je ne veux plus rien savoir de ça. La lutte me dynamise. Je me sens bien quand on se met ensemble pour rendre des hommes et des femmes plus libres, plus solidaires. C’est gratifiant et ça donne du sens à ma vie. Ça me rassasie.»
Puis l’auxi fait mine de se lever: «Mais maintenant, jeune homme, vous prendriez bien une bière?»
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Le comité Sauvons Le Mont-Carmel invite tous ceux et celles qui veulent les soutenir à participer à l’audience de la Cour d’appel, en présence ou virtuellement, le 17 janvier prochain, soit par l’événement facebook ou par le formulaire de confirmation de présence.
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