« La doctrine hindoue enseigne que la durée d’un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes périodes que les traditions de l’antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali-Yuga ou « âge sombre », et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c’est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l’histoire « classique ». Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse « non-humaine », antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir. C’est pourquoi il est partout question, sous des symboles divers, de quelque chose qui a été perdu, en apparence tout au moins et par rapport au monde extérieur, et que doivent retrouver ceux qui aspirent à la véritable connaissance ; mais il est dit aussi que ce qui est ainsi caché redeviendra visible à la fin de ce cycle, qui sera en même temps, en vertu de la continuité qui relie toutes choses entre elles, le commencement d’un cycle nouveau. ». C’est par ce paragraphe que commence « La Crise du monde moderne », ouvrage majeur de René Guénon, publié en 1927 . Le mot tradition, issus du latin tradere, qui signifie transmettre, désigne donc la doctrine qui, d’une manière ou d’une autre, se transmet, à travers les âges, depuis une origine désormais inconnue, mais lié pour Guénon à une essence supérieure et divine. Il s’agit donc d’un certain point de vue, d’un équivalent de l’héritage, mais un héritage sacrée.
La doctrine traditionnelle se caractérise, en opposition aux idées modernes, par une conception cyclique du temps et son refus de l’idée de Progrès. Le monde manifesté se développe donc en suivant des phases temporelles analogues formant des cycles (qui ne sont pas des répétitions). Le mot latin revolutio, qui signifie retour, est issu lui-même du verbe revolvere, qui signifie retourner en arrière, sens qu’il garde toujours en astronomie ou le terme révolution désigne le trajet circulaire et cyclique d’un astre (on parle ainsi de révolution lunaire, de révolution terrestre…). Il peut ainsi apparaître curieux que des modernistes se revendiquant de l’évolutionnisme (doctrine partant donc d’une conception linéaire du temps) se réclament également de la Révolution. Ainsi, n’importe quel observateur peut ainsi constater que la fameuse Révolution Française, à défaut d’un retour vers un Age d’Or ne fut qu’une nouvelle chute dans le cycle. Au lieu d’une rupture avec l’Ancien Régime, elle ne fut que la continuation de sa dérive matérialiste (1).
La Révolution véritable ne peut donc s’accomplir que dans un retour à l’origine. Le sens de ce terme de retour n’est pas le même que celui qui lui est donné par les mouvements « réactionnaires ». Ceux ci parlant littéralement de parcourir l’Histoire en sens inverse ce qui est impossible. De plus, cette démarche est proprement moderne et linéaire. De même, le refuge dans un « tour d’ivoire », coupée du monde, est une pure illusion. Il n’est nul refuge dans ce monde, au contraire toute démission devant la situation accélère la destruction des individus qui compte la fuir par résignation ou lâcheté. Le pessimisme ne doit pas avoir de prise sur nous. Tout les déséquilibres partiels et transitoires de la crise du Monde moderne concourent finalement à la réalisation de l’équilibre total de l’ordre supérieur. Le rôle du Mal est justement, pour le philosophe Plotin, de nous forcer à être vigilant et à combattre pour le Bien.
Nous ne sommes pas en dehors du dernier cycle d’involution en attendant passivement le suivant, il existe une « métaphysique de l’action » qu’évoque Julius Evola. René Guénon lui même est très clair sur ce point : « Ce n’est pas une raison pour se contenter de subir passivement le trouble et l’obscurité qui semblent momentanément triompher, car, s’il en était ainsi, nous n’aurions qu’à garder le silence ; c’en est une, au contraire, pour travailler, autant qu’on le peut, à préparer la sortie de cet « Age sombre », dont bien des indices permettent déjà d’entrevoir la fin plus ou moins prochaine, sinon tout à fait imminente ».
L’action révolutionnaire dans un sens traditionnel est donc une action pour réaliser un redressement partiel, par lequel, le mouvement de chute peut sembler arrêté ou neutralisé temporairement. La Révolution traditionaliste vise à rétablir l’Harmonie et l’Unité, c’est un chemin spirituel qui permet l’expression des valeurs les plus nobles et héroïques. Elle prend la forme d’une « grande guerre » intérieure qui permet le dépassement de la condition enchainée de l’Homme moderne. Au commencement de ce combat, il y a une vigilance spirituelle. On doit être, à tout moment, à l’affût, dans une tension vers l’Idéal. C’est l’état d’alerte qui est propre à l’attente dans la concentration du sage. « Soyez sur vos gardes, veillez, car vous ne savez pas quand sera le moment » dit le Christ à ses disciples dans l’Evangile de saint Marc.
La Tradition dans une optique socialiste révolutionnaire
Il paraîtra curieux à certain que nous nous référions à la démarche traditionaliste alors que nous nous définissons comme des socialistes révolutionnaires. La « méthodologie traditionnelle » nous aide à déceler les pièges du monde moderne et tous les processus de dissolution à l’oeuvre dans la société. Elle participe à la réponse que nous souhaitons opposer à l’impasse de la société actuelle. La critique radicale de Guénon peut ainsi venir abattre les idoles modernes que sont la « démocratie » et « l’égalitarisme » : « Qu’est-ce exactement que cette loi du plus grand nombre qu’invoquent les gouvernements modernes et dont ils prétendent tirer leur seule justification ? C’est tout simplement la loi de la matière et de la force brutale, la loi même en vertu de laquelle une masse entraînée par son poids écrase tout ce qui se rencontre sur son passage ; c’est là que se trouve précisément le point de jonction entre la conception « démocratique » et le matérialisme ». L’égalitarisme est donc le mode d’être inhérent au déracinement des hommes de leurs communautés ancestrales et à leur asservissement au marché capitaliste engendrant la pire aliénation atteinte sur terre ( le règne de la quantité selon R. Guénon).
« Personne, dans le l’état présent du monde occidental, ne se trouve plus à la place qui lui convient normalement en raison de sa nature propre » écrivait René Guénon. L’ordre hiérarchique évoqué par l’auteur de la Crise du monde moderne est d’abord basé sur une conception « intellectuelle ». Pour le courant traditionaliste, l’unité au sommet de la hiérarchie est le principe dont sort toute multiplicité. La caste traditionaliste n’est pas la classe capitaliste. Les inégalités propres à la domination bourgeoise ne reposent que sur une dépossession du pouvoir qu’elle a réalisée. C’est l’expression d’une soif de puissance et de bien matériel, ses seules valeurs se mesurent à son portefeuille. La bourgeoisie est la face négative de la Troisième Fonction (2), elle est une anti-élite.
Nous sommes socialistes révolutionnaires parce que nous reconnaissons l’existence de la lutte de classe, non en tant que forme de « ressentiment », mais comme condition imposée aux travailleurs et à l’immense majorité du peuple contraints de résister aux attaques incessantes menées contre leur condition élémentaire d’existence par le capital. Parce-que nous aspirons à autre chose que le seul destin de l’économie produit des contingences du marché et des flux financiers. L’abolition des classes sociales dans le socialisme ne signifie pas le règne de l’égalitarisme et du collectivisme abrupt, mais la renaissance des différenciations de fonction au sein de communautés de tailles et de rangs distincts, fédérées par un projet de type impérial pour l’Europe.
Louis Alexandre
Notes :
1 -On remarquera ainsi que la plupart des mouvements « contre-révolutionnaires » qui cherchent à ressusciter l’Ancien régime, malgré une intuition exacte, sont finalement dans l’erreur en ce que leur projet s’arrête à la restauration d’une ordre déjà avancé dans la décadence cyclique, dominé par un ordre qui n’est plus le premier dans la hiérarchie des fonctions sacrées. (Voir sur ce point René Guénon, La crise du monde moderne, Chapitre VI : La révolte des Kshatriyas).
2 – De même, la face obscure de la Première Fonction est le prêtre désacralisé comme le mercenaire soudard est l’incarnation la plus base de la Seconde Fonction.
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